Acte V

Acte IV 

Scène 1
PYRAME, seul

Enfin je suis sorti ; leur prudence importune
N'a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
Mon amour ne suit plus que le flambeau d'Amour ;
Dans mon aveuglement je trouve assez de jour.
Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles,
Ha ! vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ;
Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
Je vois que tous mes sens se vont combler de joie
Sans qu'ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
Mais me voici déjà proche de ce tombeau ;
J'aperçois le mûrier, j'entends le bruit de l'eau ;
Voici le lieu qu'Amour destinait à Diane :
Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N'avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ?
L'impatient désir de le savoir me presse :
Tant de difficultés m'ont tenu prisonnier
Que je mourrais de peur d'être ici le dernier.
Mais, à ce que je vois, je m'y rends à bonne heure,
Puisqu'encore en son lit mon Aurore demeure ;
Attendant qu'elle arrive ici bien à propos
Le reste de la nuit m'offre son doux repos ;
Mais pourrais-je dormir en mon inquiétude,
Quelque sommeil qui règne en cette solitude ?
Depuis que je la sers, Amour m'a bien instruit
A passer sans dormir les heures de la nuit.
Le murmure de l'eau, les fleurs de la prairie,
Cependant flatteront un peu ma rêverie.
O fleurs, si vos esprits jamais se transformant
Dépouillèrent les corps des malheureux amants,
S'il en est parmi vous qui se souvienne encore
D'avoir souffert ailleurs qu'en l'empire de Flore,
Doux objets de pitié, ne soyez point jaloux
Si la faveur d'Amour m'a traité mieux que vous,
Et si du temps passé le souvenir vous touche,
Prêtez-nous sans regret votre amoureuse couche.
Mais déjà la rosée a vos tapis mouillés ;
Que dis-je ? c'est du sang qui vous les a souillés !
D'où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire
Des ours et des lions vient ici d'ordinaire.
Une frayeur me va dans l'âme repassant.
Je songe aux cris affreux d'un hibou menaçant
Qui m'a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes
Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes.
Dieux ! qu'est-ce que je vois ? j'en suis trop éclairci :
Sans doute un grand lion a passé par ici !
J'en reconnais la trace et vois sur la poussière
Tout le sang que versait sa gueule carnassière.
O Ciel ! en quelle horreur enfin je suis tombé !
Détestable, j'arrive aux traces de Thisbé !
Ces traces que je vois, son pied les a formées,
Et celles du lion pêle-mêle imprimées ;
Parmi cela du sang abondamment épars.
Ha ! je ne vois qu'horreur, que morts de toutes parts.
Il n'en faut plus douter, mon oeil me dit ma perte.
Justes Dieux ! se peut-il que vous l'ayez souffert ?
Mais vous n'en saviez rien, vous êtes de faux Dieux.
C'est moi qui l'ai conduite en ces coupables lieux,
Moi, traître, qui savais qu'auprès de cette source
Les ours et les lions font leur sanglante course,
Que la commodité de ce frais abreuvoir
Et de ce lieu désert toujours les y fait voir.
Infâme, criminel et déloyal Pyrame,
Qu'as-tu fait de Thisbé, qu'as-tu fait de ton âme ?
Comment me suis-je ainsi de moi-même privé ?
Elle m'a prévenu, le jour est arrivé.
Vois-je pas que l'aurore en sa pointe première
Epanche au ciel ouvert sa confuse lumière ?
Soleil, voudrais-tu luire après cet accident ?
Cherche pour te cacher un plus noir occident.
Toutefois montre-toi, tu le pourras sans honte,
Il n'est plus de soleil çà bas qui te surmonte :
Thisbé n'est plus au monde ; ô bel arbre ! ô rocher !
O fleurs ! en quel endroit me la faut-il chercher ?
Beau cristal innocent dont le miroir exprime
Sur mon front palissant l'image de mon crime,
Toi qui dessus tes bords la voyais déchirer,
N'en as-tu quelque membre au moins su retirer ?
Traître, tu n'as servi qu'à rafraîchir la gueule
Du lion, lui laissant ma Thisbé toute seule.
Mais pourquoi les cailloux veux-je ici quereller ?
C'est à mon imprudence à qui je dois parler,
C'est à mes cruautés à qui je dois la peine
De la mort la moins juste et la plus inhumaine,
C'est moi de qui les bras la devaient secourir
Et qui ne l'ont pas fait, c'est moi qui dois mourir.
Sortez à ma faveur de vos demeures creuses
Pour déchirer ce corps, venez troupes affreuses,
Mon juste désespoir vous presse, il vous attend,
Sans défense un butin ce pauvre corps vous tend ;
Cruels, ne cherchez point que dans les bergeries
Quelque innocent agneau s'immole à vos furies,
Détournez désormais le cours à vos larcins,
Mangez les criminels, tuez les assassins.
En toi, lion, mon âme a fait ses funérailles,
Qui digères déjà mon coeur dans tes entrailles ;
Reviens et me fais voir au moins mon ennemi ;
Encore tu ne m'as dévoré qu'à demi,
Achève ton repas ; tu seras moins funeste
Si tu m'es plus cruel, achève donc ce reste,
Ote-moi le moyen de te jamais punir.
Mais ma douleur te parle en vain de revenir ;
Depuis que ce beau sang passe en ta nourriture,
Tes sens ont dépouillé leur cruelle nature ;
Je crois que ton humeur change de qualité
Et qu'elle a plus d'amour que de brutalité ;
Depuis que sa belle âme est ici répandue
L'horreur de ces forêts est à jamais perdue.
Les tigres, les lions, les panthères, les ours,
Ne produiront ici que de petits Amours,
Et je crois que Vénus verra bientôt écloses
De ce sang amoureux mille moissons de roses.
Mon sang dessus le sien par ici coulera,
Mon âme avec la sienne ainsi se mêlera.
Qu'il me tarde déjà que mon ombre n'arrive
Rejoindre son esprit sur la mortelle rive !
Au moins si je trouvais d'un chef-d'oeuvre si beau
Quelque sainte relique à mettre en un tombeau,
Je ferais dans mon sein une large ouverture
Et sa chair dans la mienne aurait sa sépulture.
Toi, son vivant cercueil, reviens me dévorer,
Cruel lion, reviens, je te veux adorer ;
S'il faut que ma Déesse en ton sang se confonde,
Je te tiens pour l'autel le plus sacré du monde.
O Dieux ! si je ne vois rien d'elle à mon trépas,
Au moins je baiserai la trace de ses pas,
Et ma lèvre en suivant cette sanglante route,
Cent fois rebaisera son beau sang goutte à goutte.
Ah ! beau sang précieux qui tout froid et tout mort
Faites dedans mon âme encore un tel effort,
Vous avez donc quitté vos délicates veines
Pour achever enfin vos tourments et mes peines !
Puisque le sort me dit que vous l'avez voulu,
Il ne m'y verra pas moins que vous résolu.
Mais que trouvais-je ici ? cette sanglante toile
A la pauvre défunte avait servi de voile.
0 trop cruel témoin de mon dernier malheur !
Témoin de mon forfait, sois-le de ma douleur.
Mais quoi ? dedans l'objet d'un sort si déplorable,
Sanglant et déchiré tu m'es encore aimable !
Le faut-il adorer ? il le faut, je le veux :
Il a touché jadis l'or de ses blonds cheveux ;
Ce voile à nos amours prêtant son chaste usage,
Défendait au soleil de baiser son visage;
Il fut en ma faveur soigneux de son beau teint ;
Sois-tu dorénavant révéré comme saint,
Et qu'en faveur du sang qui peint notre infortune
La nuit te daigne mettre avec sa robe brune !
Mais je crois que mon coeur se flatte en sa langueur ;
Il est temps que ma vie achève sa rigueur.
Au dessein de mourir dois-je chercher qui m'aide ?
Rien que ma main ne s'offre à ce dernier remède.
Terre, si tu voulais t'ouvrir dessous mes pas,
Tu me ferais plaisir, mais tu ne le fais pas ;
Il semble que ton flanc davantage se serre.
Dieux ! si vous me vouliez envoyer le tonnerre,
Je vous serais tenu ; mais, ô propos honteux !
Mon trépas à m'ouïr est encore douteux,
Mon désespoir encore en moi se délibère ;
Mais l'étourdissement, non la peur, le diffère.
Voici de quoi venger les injures du sort ;
C'est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort.
En dépit desb parents, du Ciel, de la nature,
Mon supplice fera la fin de ma torture.
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît.
Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu'il est ;
Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie,
Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.

Scène 2
THISBE, seule


A peine ai-je repris mon esprit et ma voix ;
Cette peur m'a fait perdre un voile que j'avais
Et m'a fait demeurer assez longtemps cachée.
Possible mon amant m'aura depuis cherchée.
Il doit être arrivé s'il n'a perdu le soin
De me venir trouver, car le jour n'est pas loin.
Je n'entends plus que l'eau que verse la fontaine ;
Le silence profond me rend assez certaine
Que je puis approcher la tombe où cependant
Mon Pyrame languit sans doute en m'attendant.
La bête qui cherchait l'eau de cette vallée,
Ayant éteint sa soif, ores s'en est allée ;
Autrement j'entendrais qu'elle ferait du bruit,
Et ses yeux brilleraient au travers de la nuit.
O nuit ! je me remets enfin sous ton ombrage ;
Pour avoir tant d'amour, j'ai bien peu de courage.
Mais, ou mon oeil s'abuse en un objet trompeur,
Voici de quoi rentrer en ma première peur ;
Une subite horreur me prend à l'impourvue,
Et, si l'obscurité peut assurer ma vue,
Un augure incertain mes soupçons ne dément.
Certains pas dans les miens mêlés confusément,
Cette place partout sanglante et si foulée
Montre qu'ici la bête a sa fureur soûlée.
Dieux ! je vois par la terre un corps qui semble mort.
Mais pourquoi m'effrayer ? c'est Pyrame qui dort.
Pour divertir l'ennui de son attente oisive,
Il repose au doux bruit de cette source vive.
Ce sera maintenant à lui de m'accuser.
Mais ce lieu dur et froid, mal propre à reposer,
Que déjà la rosée a rendu tout humide,
M'oblige à l'éveiller. Dieux ! que je suis timide !
J'ai son contentement et son repos si cher
Que ma voix seulement a peur de le fâcher ;
Il dort si doucement qu'on ne saurait à peine
Discerner parmi l'air le bruit de son haleine.
Mais d'où vient qu'immobile et froid dessous ma main
Il semble mort ? Pyrame ! ô Dieux ! j'appelle en vain,
Il ne respire plus, ce beau corps est de glace.
Hélas ! je vois la mort peinte dessus sa face ;
D'une éternelle nuit son bel oeil est couvert ;
Je vois d'un large coup son estomac ouvert.
Hé ! ne meurs pas si tôt, ouvre un peu la paupière,
Respire encore un coup, je mourrai la première,
Ne t'en va point sans moi, ne me fais point ce tort.
Tu ne me réponds rien, mon coeur ! tu n'es pas mort,
Les Dieux ne meurent point, la nature est trop sage
Pour laisser ruiner son plus aimable ouvrage.
Mais, ô faible discours ! ô faux soulagement !
La perte que je fais m'ôte le jugement.
Pyrame ne vit plus, ha ! ce soupir l'emporte.
Comment ! il ne vit plus et je ne suis pas morte ?
Pyrame, s'il te reste encore un peu de jour,
Si ton esprit me garde encore un peu d'amour,
Et si le vieux Charon touché de ma misère
Retarde tant soit peu sa barque à ma prière,
Attends-moi, je te prie, et qu'un même trépas
Achève nos destins ; je m'en vais de ce pas.
Mais tu ne m'attends point, et si peu que je vive
En ce dernier devoir mon sort veut que je suive.
Coupable que je suis de cette injuste mort,
Malheureux criminel de la fureur du sort,
Quoi ? je respire encore et regardant Pyrame
Trépassé devant moi, je n'ai point perdu l'âme !
Je vois que ce rocher s'est éclaté de deuil
Pour répandre des pleurs, pour m'ouvrir un cercueil ;
Ce ruisseau fuit d'horreur qu'il a de mon injure,
Il en est sans repos, ses rives sans verdure ;
Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs,
L'Aurore à ce matin n'a versé que des pleurs,
Et cet arbre, touché d'un désespoir visible,
A bien trouvé du sang dans son tronc insensible,
Son fruit en a changé, la lune en a blêmi,
Et la terre a sué du sang qu'il a vomi.
Bel arbre, puisqu'au monde après moi tu demeures,
Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures
Et lui montrer le tort qu'il a fait à mes voeux,
Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux,
Ouvre toi l'estomac et fais couler à force
Cette sanglante humeur par toute tons écorce.
Mais que me sert ton deuil ? Rameaux, prés verdissants,
Qu'à soulager mon mal vous êtes impuissants !
Quand bien vous en mourriez on voit la destinée
Ramener votre vie en ramenant l'année :
Une fois tous les ans nous vous voyons mourir,
Une fois tous les ans nous vous voyons fleurir,
Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu'il retourne
De ces pâles manoirs où son esprit séjourne.
Depuis que le soleil nous voit naître et finir,
Le premier des défunts est encore à venir,
Et quand les Dieux demain me le feraient revivre,
Je me suis résolue aujourd'hui de le suivre.
J'ai trop d'impatience et puisque le destin
De nos corps amoureux fait son cruel butin,
Avant que le plaisir que méritaient nos flammes
Dans leurs embrassements ait pu mêler nos âmes,
Nous les joindrons là-bas et par nos saints accords
Ne ferons qu'un esprit de l'ombre de deux corps ;
Et puisqu'à mon sujet sa belle âme sommeille,
Mon esprit innocent lui rendra la pareille.
Toutefois je ne puis sans mourir doublement ;
Pyrame s'est tué d'un soupçon seulement,
Son amitié fidèle un peu trop violente,
D'autant qu'à ce devoir il me voyait trop lente,
Pour avoir soupçonné que je ne l'aimais pas,
Il ne s'est pu guérir de moins que du trépas.
Que donc ton bras sur moi davantage demeure,
O mort ! et, s'il se peut, que plus que lui je meure,
Que je sente à la fois, poison, flammes et fers !
Sus ! qui me vient ouvrir la porte des Enfers ?
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
Exécrable bourreau ! si tu te veux laver
Du crime commencé, tu n'as qu'à l'achever ;
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse
Des feux avec ta lame ! hélas ! elle est trop douce.
Je ne pouvais mourir d'un coup plus gracieux,
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux.

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