Entre Salomé.
SALOME
Je ne resterai pas. Je ne peux pas rester. Pourquoi le tétrarque me regarde-t-il toujours avec ses yeux de taupe sous ses paupières tremblantes ?... C'est étrange que le mari de ma mère me regarde comme cela. Je ne sais pas ce que cela veut dire... Au fait, si, je le sais.
LE JEUNE SYRIEN
Vous venez de quitter le festin, princesse ?
SALOME
Comme l'air est frais ici ! Enfin, ici on respire ! Là-dedans il y a des Juifs de Jérusalem qui se déchirent à cause de leurs ridicules cérémonies, et des barbares qui boivent toujours et jettent leur vin sur les dalles, et des Grecs de Smyrne avec leurs yeux peints et leurs joues fardées, et leurs cheveux frisés en spirales, et des Egyptiens, silencieux, subtils, avec leurs ongles de jade et leurs manteaux bruns, et des Romains avec leur brutalité, leur lourdeur, leurs gros mots. Ah ! que je déteste les Romains ! Ce sont des gens communs, et ils se donnent des airs de grands seigneurs.
LE JEUNE SYRIEN
Ne voulez-vous pas vous asseoir, princesse ?
LE PAGE D'HERODIAS
Pourquoi lui parler ? Pourquoi la regarder ?... Oh ! il va arriver un malheur.
SALOME
Que c'est bon de voir la lune ! Elle ressemble à une petite pièce de monnaie. On dirait une toute petite fleur d'argent. Elle est froide et chaste, la lune... Je suis sûre qu'elle est vierge. Elle a la beauté d'une vierge... Oui, elle est vierge. Elle ne s'est jamais souillée. Elle ne s'est jamais donnée aux hommes, comme les autres Déesses.
LA VOIX D'IOKANAAN
Il est venu, le Seigneur ! Il est venu, le fils de l'Homme. Les centaures se sont cachés dans les rivières, et les sirènes ont quitté les rivières et couchent sous les feuilles dans les forêts.
SALOME
Qui a crié cela ?
SECOND SOLDAT
C'est le prophète, princesse.
SALOME
Ah ! le prophète. Celui dont le tétrarque a peur ?
SECOND SOLDAT
Nous ne savons rien de cela, princesse. C'est le prophète Iokanaan.
LE JEUNE SYRIEN
Voulez-vous que je commande votre litière, princesse ? Il fait très beau dans le jardin.
SALOME
Il dit des choses monstrueuses, à propos de ma mère, n'est-ce pas ?
SECOND SOLDAT
Nous ne comprenons jamais ce qu'il dit, princesse.
SALOME
Oui, il dit des choses monstrueuses d'elle.
UN ESCLAVE
Princesse, le tétrarque vous prie de retourner au festin.
SALOME
Je n'y retournerai pas.
LE JEUNE SYRIEN
Pardon, princesse, mais si vous n'y retourniez pas il pourrait arriver un malheur.
SALOME
Est-ce un vieillard, le prophète ?
LE JEUNE SYRIEN
Princesse, il vaudrait mieux retourner. Permettez-moi de vous reconduire.
SALOME
Le prophète... est-ce un vieillard ?
PREMIER SOLDAT
Non, princesse, c'est un tout jeune homme.
SECOND SOLDAT
On ne le sait pas. Il y en a qui disent que c'est Elie ?
SALOME
Qui est Elie ?
SECOND SOLDAT
Un très ancien prophète de ce pays, princesse.
UN ESCLAVE
Quelle réponse dois-je donner au tétrarque de la part de la princesse ?
LA VOIX D'IOKANAAN
Ne te réjouis point, terre de Palestine, parce que la verge de celui qui te frappait a été brisée. Car de la race du serpent il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux.
SALOME
Quelle étrange voix ! Je voudrais bien lui parler.
PREMIER SOLDAT
J'ai peur que ce soit impossible, princesse. Le tétrarque ne veut pas qu'on lui parle. Il a même défendu au grand prêtre de lui parler.
SALOME
Je veux lui parler.
PREMIER SOLDAT
C'est impossible, princesse.
SALOME
Je le veux.
LE JEUNE SYRIEN
En effet, princesse, il vaudrait mieux retourner au festin.
SALOME
Faites sortir le prophète.
PREMIER SOLDAT
Nous n'osons pas, princesse.
SALOME, s'approchant de la citerne et y regardant.
Comme il fait noir là-dedans ! Cela doit être terrible d'être dans un trou si noir ! Cela ressemble à une tombe... (à un soldat) Vous ne m'avez pas entendue ? Faites-le sortir. Je veux le voir.
SECOND SOLDAT
Je vous prie, princesse, de ne pas nous demander cela.
SALOME
Vous me faites attendre.
PREMIER SOLDAT
Princesse, nos vies vous appartiennent, mais nous ne pouvons pas faire ce que vous nous demandez... Enfin, ce n'est pas à nous qu'il faut vous adresser.
SALOME, regardant le jeune Syrien.
Ah !
LE PAGE D'HERODIAS
Oh ! qu'est-ce qu'il va arriver ? Je suis sûr qu'il va arriver un malheur.
SALOME, s'approchant du jeune Syrien.
Vous ferez cela pour moi, n'est-ce pas, Narraboth ? Vous ferez cela pour moi ? J'ai toujours été douce pour vous. N'est-ce pas que vous ferez cela pour moi ? Je veux seulement le regarder, cet étrange prophète. On a tant parlé de lui. J'ai si souvent entendu le tétrarque parler de lui. Je pense qu'il a peur de lui, le tétrarque. Je suis sûre qu'il a peur de lui... Est-ce que vous aussi, Narraboth, est-ce que vous aussi vous en avez peur ?
LE JEUNE SYRIEN
Je n'ai pas peur de lui, princesse. Je n'ai peur de personne. Mais le tétrarque a formellement défendu qu'on lève le couvercle de ce puits.
SALOME
Vous ferez cela pour moi, Narraboth, et demain quand je passerai dans ma litière sous la porte des vendeurs d'idoles, je laisserai tomber une petite fleur pour vous, une petite fleur verte.
LE JEUNE SYRIEN
Princesse, je ne peux pas, je ne peux pas.
SALOME, souriant.
Vous ferez cela pour moi, Narraboth. Vous savez bien que vous ferez cela pour moi. Et demain quand je passerai dans ma litière sur le pont des acheteurs d'idoles je vous regarderai à travers les voiles de mousseline, je vous regarderai, Narraboth, je vous sourirai, peut-être. Regardez-moi, Narraboth. Regardez-moi. Ah ! vous savez bien que vous allez faire ce que je vous demande. Vous le savez bien, n'est-ce pas ?... Moi, je sais bien.
LE JEUNE SYRIEN, faisant un signe au troisième soldat.
Faites sortir le prophète... La princesse Salomé veut le voir.
LE PAGE D'HERODIAS
Oh ! comme la lune a l'air étrange ! On dirait la main d'une morte qui cherche à se couvrir avec un linceul.
LE JEUNE SYRIEN
Elle a l'air très étrange. On dirait une petite princesse qui a des yeux d'ambre. A travers les nuages de mousseline elle sourit comme une petite princesse.