Les Troyennes cependant poussaient de longs gémissements à travers la ville ; mais elles ne pouvaient pas aller au tombeau, parce qu'il était trop loin de la ville ; les hommes de leur côté étaient occupés aux durs travaux de la guerre : car le combat continuait, malgré la mort d'Alexandre ; les Achéens pressaient les Troyens autour de leur ville, et ceux-ci s'élançaient au dehors des murailles, sous le coup de la nécessité. Au milieu d'eux, la Discorde et l'horrible Enyo s'agitaient, semblables aux Furies cruelles, soufflant du fond de leurs poitrines la mort funeste ; et, près d'elles, les Parques au coeur impitoyable bondissaient en délire. La Terreur et Arès lui-même excitaient les peuples ; la Crainte les accompagnait, souillée d'un sang corrompu, tantôt ranimant les forces des guerriers, tantôt précipitant leur fuite. De tous côtés les javelots, les lances, les flèches des guerriers volaient dans l'air, avides de meurtre ; tout autour des soldats enflammés, s'élevait le tumulte ; ils couraient avec la même furie au combat destructeur.

Là Néoptolème tua Laodamas, qui avait été nourri en Lycie près des eaux pures du Xanthe ; c'est ce fleuve que jadis la divine Latone, aimée du puissant Zeus, avait fait naître, en pressant de ses mains la terre abrupte des Lyciens, alors qu'elle était saisie des douleurs amères d'un enfantement surhumain ; de cruelles souffrances la tourmentaient !

Ensuite il fit périr Niros qu'il blessa dans la mêlée d'un coup de javelot à travers la mâchoire ; le fer traversa la langue du héros qui parlait encore ; il portait en gémissant le trait funeste enfoncé dans sa bouche ; et le sang coulait sur ses joues ; enfin succombant sous le coup, il tomba sur le sol privé de vie. Puis il frappa le divin Evénor un peu au-dessous des côtes ; le fer atteignit le foie ; aussitôt la mort cruelle le saisit. Il abattit encore Iphition, puis Hippomédon, fils courageux de Ménalos, que la nymphe Ocyrhoé avait enfanté près des eaux du fleuve Sangarios ; elle ne devait pas voir le retour de son fils ; les Parques ennemies la privèrent sans pitié de son fils, et elle eut un grand chagrin.

Enée tue d'autre part Brémontés et Andromachos, l'un qui avait été nourri à Gnosse, l'autre dans la sainte Lycto ; tous deux au même endroit tombèrent de leurs chevaux rapides ; l'un palpitait, le cou percé d'un long javelot, l'autre expirait, frappé, au bas du front, par une pierre lancée d'une main vigoureuse ; la mort sombre l'entourait. Les chevaux, effrayés de la chute de leurs maîtres, fuyaient en foulant des monceaux de cadavres ; mais les serviteurs du vaillant Enée les saisirent et leur coeur se réjouissait de cet agréable butin.

Philoctète frappa Pirasos d'un trait douloureux, au moment où il fuyait de la mêlée ; il lui brisa les nerfs qui par derrière fléchissent le genou, et arrêta ainsi sa course. Un Danaen, le voyant blessé, se hâta de lui couper le cou et de faire voler sa tête ; sur la terre meurtrière le tronc resta étendu : la tête roulait, balbutiant encore ; l'esprit s'envola !

Polydamas traversa de sa lance Cléon et Eurymaque, qui étaient venus de Syme sous la conduite de Nirée ; tous deux habiles à dresser des embûches aux poissons, à tendre les hameçons, à lancer les filets dans la mer divine et, du haut d'une barque, à frapper les poissons d'un trident rapide et exercé ; mais leurs travaux maritimes ne les sauvèrent pas.

Le belliqueux Eurypyle abattit l'illustre Hellos que, près des marais de Gygéa, avait mis au jour la belle Cilito ; il tomba dans la poussière, en avant, et sa longue lance tomba loin de lui, avec sa main que le fer cruel détacha de sa robuste épaule, au moment où elle se levait, avide de combats ; mais ce fut en vain, car le guerrier ne devait plus s'en servir ; elle se crispait inutilement sur la terre, comme la queue d'un serpent s'agite après avoir été coupée; ses forces ne l'aident plus pour lutter, et pour vaincre son ennemi ; ainsi la main du guerrier courageux se tendait sur sa lance pour combattre encore, mais elle n'avait plus de force.

Odysse prive de la vie Enos et Polyndos, tous deux de Cétos, il frappe l'un d'un coup de lance, l'autre d'un coup d'épée. Sthénélos tue le divin Abas ; le javelot pénètre par la gorge dans le crâne, brise l'âme du héros et tout son corps à la fois.

Le fils de Tydée tue Laodocos ; Agamemnon tue Mélios ; Deiphobos, Dryas et Alcimos ; Agénor dépouille Hippasos, quoique noble, car il était issu du fleuve Pénée ; il ne donna pas à ses parents la douce récompense de leurs soins, car le sort le frappa. Thoas tue Lalos et le vaillant Lyncos ; Mérion Lycon ; Ménélas Archeloque qui habitait sur le mont Corycien près des cavernes de l'habile Héphestos, objets de l'admiration des mortels ; car une flamme infatigable les dévore ; elle ne s'éteint ni le jour ni la nuit ; tout alentour les palmiers fleurissent et se couvrent de fruits abondants, quoique leurs racines soient consumées par le roc ; mais les dieux l'ont voulu ainsi pour étonner les mortels.

Teucer voit Ménétès, fils de l'illustre Hippomédon, s'élancer avec fureur ; il veut le frapper de ses flèches ; sa pensée, sa main, ses yeux dirigent le trait douloureux que son arc a lancé ; il siffle, vole et atteint le guerrier ; la corde vibrait encore quand Ménétès frappé palpitait, car les Parques s'étaient élancées avec la flèche, vers son coeur découvert ; c'est là que siègent l'âme et la force des mortels, et c'est là que la mort a le plus prompt accès.

Euryale de sa main puissante lance un énorme rocher et met en fuite les rapides phalanges des Troyens. Ainsi un homme s'élance irrité sur les grues bavardes contre lesquelles il veut protéger son champ ; il fait tourner rapidement autour de sa tête sa fronde en nerf de boeuf, lance devant lui une pierre, qui siffle à travers les longues files des oiseaux errants ; ceux-ci s'enfuient et, se serrant les uns contre les autres, ils volent pêle-mêle, oubliant l'ordre qu'ils suivaient d'abord ; ainsi les ennemis craignaient le redoutable trait du puissant Euryale ; un dieu le dirigeait, car il frappa d'un coup funeste le casque et la tête du vaillant Mélès ; et la mort maudite le saisit.

L'un tuait l'autre, et la terre gémissait. Souvent quand un vent violent souffle la tempête, sous son choc retentissant, çà et là les grands arbres sont renversés avec leurs racines et jonchent la terre féconde ; tout le pays d'alentour gémit ; ainsi les guerriers étaient renversés dans la poussière, leurs armes résonnaient affreusement, et tout alentour la terre faisait entendre un bruit sourd ; tandis que leurs compagnons s'enivraient de la lutte funeste et s'infligeaient de grands maux.

A ce moment, Apollon, protecteur de Troie, s'approcha d'Enée et du belliqueux Eurymaque, fils d'Anténor ; ils combattaient contre les robustes Achéens, au premier rang, avec ardeur, comme deux boeufs robustes du même âge attelés devant un char, et ils étaient acharnés au combat. Le dieu tout à coup les interpella, sous la figure du devin Polymestor, que sa mère jadis enfanta près des eaux du Xanthe pour être ministre d'Apollon :

«Eurymaque, Enée, fils des dieux, il ne faut pas reculer devant les Argiens ; le vaillant Arès lui-même ne se louerait pas de vous affronter, si vous vouliez le combattre dans la mêlée, car les Parques vous ont réservé une longue existence».

Ayant ainsi parlé, il se mêla aux vents, et on ne le vit plus ; les deux guerriers comprirent qu'un dieu leur avait parlé ; aussitôt une confiance sans bornes se répandit en eux, et leur coeur dans leur poitrine était agité de fureur ; ils s'élancèrent contre les Argiens, semblables à des frelons audacieux qui, pleins de colère, attaquent les abeilles, quand ils les voient voltiger autour des raisins mûris par l'automne, ou sortir de la ruche ; ainsi les fils des Troyens bondissaient impétueusement contre les Achéens redoutables à la guerre. Les Parques sombres se réjouissaient du combat, Arès riait, la Discorde poussait d'horribles cris ; les armes retentissaient ; ils détruisirent de leurs mains invincibles de nombreuses troupes d'ennemis ; les peuples étaient abattus comme le blé au moment de l'été, quand le coupent de leurs mains infatigables les moissonneurs qui se partagent entre eux les sillons de la plaine immense ; ainsi sous leurs mains étaient renversées les phalanges sans nombre, tellement que la terre était inondée du sang des morts.

Et la Discorde se réjouissait de ce grand carnage. Les deux héros, continuant le combat meurtrier, attaquaient les Achéens, comme des lions attaquent des brebis ; ceux-ci désiraient la fuite amère et s'éloignaient du combat, ceux du moins que leurs jambes pouvaient soutenir. Mais le fils du belliqueux Anchise les poursuivait, frappant leur dos de sa lance, et Eurymaque l'imitait. Une grande joie pénétra dans le coeur du divin archer Apollon, qui les regardait du haut du ciel.

Souvent un homme, voyant des porcs s'élancer à travers les épis de blé avant que les gerbes aient été liées par les moissonneurs, lance contre eux ses chiens robustes ; les porcs en les voyant sont saisis de crainte, et ils ne pensent plus à manger ; ils se détournent et leur troupe en désordre désire la fuite amère ; les chiens les poursuivent de leurs pieds rapides et déchirent cruellement leur dos ; les porcs s'enfuient avec de longs grognements, et le maître du champ se réjouit ; ainsi Phébos se réjouissait en voyant s'enfuir du combat l'armée nombreuse des Argiens, car ils ne pensaient plus à l'ouvre des combats ; ils priaient les dieux pour que leurs pieds les emportassent rapidement ; car dans leurs pieds était le seul espoir du retour, puisque Eurymaque, Enée et leurs compagnons les poursuivaient, ivres de sang.

Alors un Argien, trop confiant dans sa force ou poussé par le Destin qui voulait sa perte, essaya de retenir un cheval qui fuyait de la mêlée discordante ; il voulait revenir au combat et lutter avec les ennemis ; mais le vaillant Agénor le prévient et le frappe de sa hache douloureuse au poignet ; l'os du bras est tranché par le fer, qui ouvre sans peine les chairs ; des veines jaillit un flot de sang qui inonde le cou du cheval ; le guerrier tombe sur les cadavres, laissant sa main suspendue parmi les rênes où elle reste fixée comme de son vivant ; spectacle étrange !

Par la volonté d'Arès pendait ce débris sanglant qui jetait la terreur parmi les ennemis ; on eût dit qu'il voulait encore tenir les rênes, et le cheval s'enfuyait portant ce reste de son maître vaincu.

Enée renverse Euthalidès qu'il frappe de sa lance au-dessus de la hanche ; le fer sort près du nombril, entraînant les intestins avec lui ; le guerrier tombe dans la poussière, saisissant de ses mains ses entrailles et le fer cruel ; il pousse un affreux gémissement et imprime ses dents sur la terre en rugissant ; la vie et la douleur le quittent en même temps.

Les Argiens étaient frappés d'épouvante, comme des boeufs qui, peinant sous le joug, sont piqués sous le ventre par le dard aigu d'un taon avide de sang ; ils s'irritent et s'enfuient, laissant leur tâche ; le laboureur s'afflige ; il faut à la fois qu'il travaille et qu'il préserve ses boeufs, car le fer de la charrue qui se renverse derrière eux peut frapper leurs pieds et les couper cruellement ; ainsi les Danaens étaient saisis d'épouvante ; à cette vue, le fils d'Achille s'indignait et il cria à haute voix pour arrêter le peuple :

«Lâches ! pourquoi avez-vous peur comme de timides étourneaux, que met en fuite l'arrivée du faucon ? Respectez-vous ! Il vaut mieux mourir à la guerre que se résigner à une fuite honteuse».

Il parla ainsi ; ils lui obéirent et reprirent aussitôt des pensées généreuses. Lui-même, il s'élança avec une grande ardeur contre les Troyens, brandissant dans ses mains un javelot rapide ; les peuples des Myrmidons le suivaient, portant dans leur poitrine un coeur audacieux ; et les Argiens respirèrent un peu, dans la mêlée. Et lui, semblable par le courage à son père, tuait les ennemis les uns sur les autres dans la bataille ; et ceux-ci reculèrent comme les flots qui, poussés par le souffle de Borée, s'élancent contre le rivage avec un grand bruit et sortent du sein de la mer ; mais soudain un vent contraire s'élève, se précipite en tourbillon impétueux et les refoule loin du rivage, tandis que Borée s'apaise ; ainsi les Troyens qui, d'abord, s'élançaient contre les Danaens, sont repoussés par le fils du divin Achille ; mais le courage de l'audacieux Enée ne leur permit pas de fuir ; il les retint dans la bataille sanglante, et la Discorde partageait également le succès. Le fils d'Achille ne dirigea point contre Enée la lance de son père, il tourna son ardeur d'un autre côté ; car Thétis au beau péplum, honorant Cythérée, détourna le courage et la force de son petit-fils. Parmi la foule des autres guerriers, il renversa un nombre infini d'hommes ; et les oiseaux se réjouissaient de voir tous les cadavres, car ils désiraient déchirer leurs entrailles et manger leur chair ; mais on entendait gémir les Nymphes, filles du Xanthe et du Simoïs à l'eau pure.

Les guerriers luttaient avec courage ; et les vents infatigables soulevaient une poussière épaisse qui obscurcit l'air divin comme un nuage sombre ; la terre disparut, et les hommes ne pouvaient plus voir. Cependant ils combattaient, et le premier qui leur tombait sous la main, ils le tuaient au hasard, même s'il était un ami : car ils ne pouvaient distinguer dans ce tourbillon ni les compagnons, ni les ennemis, tant ils étaient aveuglés. Dans cette affreuse mêlée, ils auraient tous péri, se précipitant les uns et les autres sur leurs épées homicides, si, du haut de l'Olympe, le fils de Cronos ne leur eût porté secours dans cette extrémité en chassant la poussière loin du champ de bataille et en abattant ses noirs tourbillons.

Les guerriers recommencèrent donc le combat. La lutte leur était plus facile, car ils voyaient dans la mêlée les ennemis qu'il fallait attaquer, les amis qu'il fallait protéger. Tantôt les Danaens faisaient reculer l'armée des Troyens, tantôt les Troyens mettaient en déroute les bataillons des Danaens ; la mêlée était rude, et, comme la grêle, tombaient les traits lancés de part et d'autre ; la crainte saisissait les bergers qui, du haut de l'Ida, contemplaient la bataille.

Plus d'un Troyen, levant les mains vers le ciel, demandait la mort de tous les Danaens pour goûter le repos après cette guerre néfaste et voir enfin briller le jour chéri de la liberté. Mais les dieux ne les écoutèrent pas ; le Destin cruel préparait d'autres événements, et il ne tenait pas compte du grand Zeus ni d'aucun autre immortel : car jamais, en aucun temps, il ne change ses décrets sévères, trame inévitable qu'il ourdit pour les hommes, dès leur naissance, et pour les cités des hommes ! c'est lui qui fait vivre et mourir toutes choses. A sa volonté s'étaient élevées la discorde et la guerre entre les Troyens hardis cavaliers et les Argiens habiles à combattre de près ; à sa volonté, ils s'infligeaient la douleur et la mort cruelles. Nul parmi eux n'avait crainte ; ils combattaient avec ardeur : car la vaillance entraîne les hommes aux combats de la lance.

Enfin après que bien des guerriers eurent expiré dans la poussière, une audace plus grande anima les Achéens, à l'inspiration de la guerrière Pallas, qui, s'élançant dans la mêlée, combattait vaillamment pour les Argiens ; elle désirait détruire l'illustre ville de Priam, qui était maintenant plongée dans le deuil, depuis qu'Alexandre était mort. Alors la divine Aphrodite enleva du combat et de la mêlée dangereuse l'illustre Enée, qu'elle entoura d'un nuage épais. Car le Destin ne voulait pas que le guerrier combattît plus longtemps les Argiens devant les hautes murailles ; et la déesse redoutait la sage Tritogénie qui portait secours aux Danaens et qui, au mépris de la loi des Parques, aurait pu tuer Enée, car elle n'avait pas épargné Arès lui-même, qui était bien supérieur à Enée.

Les Troyens donc ne restèrent plus au front de la bataille ; ils reculèrent, l'esprit effrayé ; et, contre eux, semblables à des bêtes dévorantes, s'élancèrent les Argiens enivrés de l'ardeur d'Arès. Les fleuves étaient remplis des cadavres qui tombaient dans la plaine ; beaucoup de guerriers et de chevaux étaient étendus dans la poussière ; beaucoup de chars sans maîtres s'égaraient çà et là, et partout des flots de sang inondaient la terre, comme une pluie, car le Destin funeste parcourait la plaine. Et les morts, percés d'épées ou de lances, gisaient sur les rives comme ces poutres brisées qu'au milieu de l'horrible tempête les hommes lient ensemble et assujettissent avec des clous, mais en vain ; car les bois du radeau se dispersent, et couvrent çà et là le rivage, baignés par l'eau sombre ; ainsi les guerriers massacrés gisaient çà et là dans la poussière et dans le sang, oublieux désormais des combats funestes.

Peu d'entre eux, fuyant le combat cruel, se réfugièrent dans la ville, et évitèrent la mort. Leurs femmes et leurs enfants dépouillaient leurs corps sanglants de leurs armes souillées de carnage ; des bains tièdes leur étaient préparés, et les médecins se hâtaient à travers la ville, entrant dans les maisons des blessés pour les soigner, tandis que les femmes et les enfants, avec des gémissements, entouraient le lit de ceux qui étaient revenus du combat, pleurant plus encore sur ceux qui n'étaient pas là ; et les blessés, le coeur déchiré par les douleurs, gisaient et poussaient des cris aigus. Les autres guerriers échappés à la mêlée se pressaient au repas, tandis que leurs chevaux rapides, faisant entendre leur voix, demandaient la pâture avec de longs hennissements. De leur côté, les Achéens, dans leurs tentes et sur leurs navires, imitaient les Troyens.

Après que l'Aurore eut, au-dessus des flots de l'Océan, lancé ses chevaux éclatants, et que les peuples mortels eurent quitté le repos, aussitôt les fils belliqueux des Argiens marchèrent contre la ville de Priam, tandis que d'autres, dans les tentes, demeuraient près des blessés, de peur qu'un peuple ennemi, venant au secours des Troyens, n'accourût et ne prit les vaisseaux. Les Troyens cependant combattaient du haut des tours ; et une lutte terrible était engagée.

A la porte de Scée, le fils de Capanée combattait près du divin Diomède ; et, d'en haut, le vaillant Déiphobe et le robuste Polite avec leurs compagnons, les éloignaient en lançant des traits et des pierres. On entendait résonner sous les coups les casques et les boucliers qui protégeaient les guerriers contre la mort et le destin cruel.

A la porte de l'Ida, combattait le fils d'Achille et à ses côtés luttaient tous les Myrmidons habiles dans l'art des rudes batailles. D'une grêle de traits les repoussaient vaillamment Hélénos et le valeureux Agénor, qui excitaient les Troyens au combat et luttaient vaillamment eux-mêmes pour les murs de leur chère patrie.

Aux portes qui regardaient la plaine et les vaisseaux rapides, Odysse et Eurypyle luttaient vaillamment ; du haut du rempart, le magnanime Enée les repoussait en lançant des pierres.

Au bord du Simoïs, le valeureux Teucer combattait aussi, et chacun pour sa part soutenait la lutte sanglante.

Alors autour du belliqueux Odysse, et par son conseil, des guerriers illustres élevèrent leurs boucliers au-dessus de leurs têtes pour se protéger contre les périls d'Arès ; en les entremêlant, ils formaient un abri solide. On eût dit le toit épais d'une maison ; ni l'impétuosité des vents humides, ni la pluie qui tombe du ciel ne peut le traverser ; ainsi les Argiens, serrant leurs boucliers, se prêtaient un mutuel appui et, réunissant leurs forces, marchaient dans un même esprit. D'en haut, les fils des Troyens lançaient sur eux des pierres, qui roulaient sur le sol comme les rocs détachés d'une montagne ; beaucoup de javelots, de flèches cruelles et de dards aigus se plantaient dans les boucliers, et d'autres dans la terre ; d'autres glissaient sur les armes des assaillants et couvraient le sol tout alentour. Mais les Achéens ne craignaient pas le bruit horrible, et ils ne cédaient pas plus que s'ils eussent entendu la pluie ; tous à l'abri s'avançaient ensemble vers la muraille ; nul d'entre eux ne marchait à l'écart ; ils se serraient les uns contre les autres, semblables à un nuage ténébreux que pendant l'hiver Zeus étend au loin dans le ciel. Autour de leur phalange le bruit terrible de leur marche se faisait entendre, et les vents faisaient tourbillonner la poussière qui s'élevait derrière eux : un murmure confus retentissait comme celui des abeilles qui bourdonnent dans la ruche, et le souffle puissant de cette armée s'échappait enflammé. Le coeur plein de fierté, les Atrides se réjouissaient en voyant ce solide rempart qui protégeait leurs guerriers contre les dangers de la guerre. Ils se hâtaient donc de s'élancer en troupe serrée contre les portes du divin Priam, pour briser sous les haches à deux tranchants les longues murailles, et renverser sur le sol les portes arrachées de leurs gonds. Leur espoir semblait près de se réaliser ; mais leurs boucliers ne leur suffirent pas, ni leurs traits rapides parce que le vigoureux Enée, saisissant des deux mains une pierre énorme, la lança avec force et frappa d'une mort lamentable les guerriers surpris sous leurs boucliers ; ainsi dans les montagnes la masse énorme d'un éclat de rocher écrase les chèvres qui paissaient sous une caverne ; les autres qui broutaient près d'elles sont saisies de crainte ; ainsi les Danaens étaient épouvantés. Lui, avec plus d'ardeur, il continuait de lancer sur eux des pierres, et les phalanges étaient renversées. Souvent dans les montagnes, Zeus Olympien de ses tonnerres et de ses éclairs brise en mille éclats les rochers qui s'élevaient en cimes hardies, et çà et là fuient les bergers et les bêtes ; ainsi les fils des Achéens tremblaient parce qu'Enée avait tout à coup détruit la machine guerrière formée de leurs solides boucliers. Un dieu lui avait inspiré une audace sans bornes, et nul ne pouvait dans le combat lever les yeux sur lui ; car sur ses membres vigoureux brillaient des armes semblables à des éclairs divins ; et, près de lui, le corps couvert d'un nuage, se tenait le terrible Arès. Il lançait avec force ses traits qui portaient parmi es Argiens la mort ou l'affreuse terreur, et il combattait comme jadis, dans le ciel, Zeus Olympien lorsque, plein de courroux, il précipitait les troupes robustes des géants, ébranlant la terre immense, Tethys, l'Océan et le ciel ; et les membres d'Atlas fléchissaient sous l'attaque de l'invincible Zeus ; ainsi les phalanges des Argiens dans cette bataille étaient renversées par Enée. Sur le mur, de tous cotés s'élançait, irrité contre les ennemis, et, de ses mains, saisissant tout ce qui s'offrait à son ardeur, il le lançait ; car sur les murs des vaillants fils de Dardanos étaient disposées beaucoup de munitions en vue des attaques de l'ennemi ; il s'en servait, plein d'une ardeur extrême, pour repousser l'armée nombreuse des ennemis ; et autour de lui les Troyens reprenaient courage. Une terrible fureur animait donc tous les guerriers autour de la ville ; beaucoup d'Achéens et de Troyens périssaient, et mille cris se faisaient entendre des deux côtés ; car Enée exhortait les Troyens belliqueux à combattre courageusement pour leur ville, leurs enfants et leur vie ; d'autre part, le fils du vaillant Achille pressait les Argiens de tenir bon devant les murailles illustres de Troie afin de prendre la ville et de la détruire par le feu. Un terrible et dur combat anima les deux peuples tout le jour, et ils ne pouvaient respirer un instant, car les uns dans leur âme voulaient prendre la ville par la force, et les autres voulaient la défendre.

Cependant, loin du vaillent Enée, Ajax en combattant lançait contre les Troyens la mort funeste et décochait contre eux ses traits ; tantôt ses flèches volaient dans l'air, tantôt ses javelots, et il tuait les ennemis l'un après l'autre. Aussi les Troyens, craignant le courage de cet homme vaillant, ne restaient plus dans la bataille, et abandonnaient les murs.

Alors son serviteur, le plus vaillant des Locriens dans la bataille, le belliqueux Alcimédon, confiant dans son roi, dans sa propre ardeur et dans sa jeunesse audacieuse, et enflammé des fureurs de la guerre, s'élança soudain sur une échelle pour ouvrir aux guerriers vers la ville une route meurtrière ; et, se couvrant la tête de son bouclier, il gravit ce sentier périlleux, l'âme pleine d'ardeur ; tantôt brandissant sa lance cruelle, tantôt rampant doucement ; le chemin aérien portait rapidement ses pas. Les Troyens étaient perdus, si, au moment où il atteignait la muraille et de là jetait les yeux sur la ville, pour la première et la dernière fois ! Enée ne fût accouru ; il avait aperçu ce côté du combat, quoiqu'il en fût éloigné ; il frappa donc le guerrier d'une pierre pesante à la tête, puis de sa main vigoureuse brisa son échelle ; Alcimédon tomba comme une flèche qui glisse sur la corde d'un arc ; il roula dans l'espace et la mort cruelle le saisit ; son âme avec un long gémissement s'échappa et se mêla aux brises du ciel, avant même que son corps eût touché la terre. Il tomba sur le sol avec sa cuirasse ; sa lourde lance, son large bouclier, son casque solide s'étaient détachés. Le peuple des Locriens gémit en voyant le guerrier succomber ainsi tristement ; car de sa tête chevelue çà et là sortait la cervelle, ses os étaient brisés et ses membres agiles étaient souillés d'un sang coagulé.

Alors le fils vaillant du divin Péan, voyant Enée s'élancer sur les murailles semblable à une bête farouche, lança une flèche contre cet homme illustre ; le trait ne s'égara point ; cependant il ne pénétra point dans les chairs à travers le bouclier solide ; Cythérée le détourna, le bouclier l'amortit ; et il effleura seulement la peau de boeuf qui le formait.

Mais il ne tomba pas inutilement sur la terre : il atteignit Ménon entre son bouclier et son casque à crin de cheval. Le guerrier tomba de la tour ; ainsi qu'une chèvre sauvage, atteinte par une flèche sifflante, tombe du haut d'un rocher, ainsi Ménon tomba sur le sol ; et la vie sacrée l'abandonna. Enée, irrité de sa mort, lança une pierre énorme et tua Toxechme, un vaillant compagnon de Philoctète ; il lui fracassa la tête, brisa le crâne et le casque ; et son noble coeur fut en même temps privé de la vie. Poussant un grand cri, le fils de l'illustre Péan dit à Enée :

«Enée, tu crois être brave, en combattant du haut d'une tour ; c'est de là que les femmes, inhabiles au combat, luttent contre les ennemis ; mais si tu es quelqu'un, viens en armes hors des murs, afin de connaître le fils audacieux de Péan, avec son javelot et ses flèches».

Il parla ainsi ; le fils audacieux d'Anchise ne lui répondit rien, malgré le désir qu'il avait : car un terrible combat s'était engagé autour des longues murailles de la ville, sans repos ni trêve. Les guerriers ne mettaient pas de fin à ces funestes luttes ; fatigués par cette longue guerre, ils ne se reposaient pas de leur fatigue ; mais leur peine était inutile.

[Ici se plaçaient l'épisode du mariage de Déiphobe et d'Hélène, le désespoir d'Hélénos, etc., etc. On ne peut savoir si Quintus les a oubliés ou s'ils ont été perdus.]


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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