Les Troyens festinaient dans la ville ; et, parmi eux, les flûtes et les syrinx résonnaient ; partout des chants avec des danses, et on n'entendait que le bruit confus du festin et des joyeuses libations. Plus d'un parmi eux, prenant en ses mains la coupe pleine, buvait tranquillement ; l'esprit appesanti et les yeux alourdis, ils bavardaient au hasard, avec peine ! les objets autour d'eux et les maisons mêmes semblaient tourner, ils pensaient que tout dans la ville était ébranlé ; car le vin appesantit les paupières et l'esprit des hommes, quand il descend à flots jusque dans leur esprit. La tête lourde, ils disaient :

«Les pauvres Danaens avaient en vain assemblé une armée immense, et ils n'ont pas fait ce qu'ils voulaient ; sans succès ils ont quitté notre ville, semblables à des enfants ou à des femmes».

Ainsi parlaient-ils, assoupis par le vin, les insensés ! ils laissaient la ruine approcher de leurs portes. Aussitôt que le sommeil, parmi l'excès du vin et des viandes, les eut çà et là gagnés, alors Sinon fit briller dans les airs une torche ardente, pour montrer aux Argiens l'éclat du feu. Son coeur était inquiet, car il craignait que des Troyens vigilants ne vissent aussi son feu, et que son dessein ne fût découvert. Mais, sur leurs couches, ils goûtaient le dernier sommeil au milieu de l'ivresse. Les Achéens, en voyant de Ténédos la flamme briller, lancent leurs vaisseaux sur la mer. Sinon, s'approchant du cheval, parle à voix basse, pour n'être pas compris des Troyens ; seuls les chefs danaens l'entendent, ils ne goûtaient pas le sommeil, car ils désiraient combattre.

Aussitôt ils demandent les ordres d'Odysse. Le héros leur prescrit de sortir doucement et en silence ; mais, pressés d'obéir au signal de la guerre, ils s'élancent pour descendre et pour tenter le dernier effort. Et lui, il retenait prudemment leur ardeur ; de ses mains adroites, avec l'aide du vaillant Epéos, il ouvrit doucement les flancs du cheval ; et, penchant la tête hors des portes, il promenait ses regards sur les Troyens pour savoir s'ils veillaient. Ainsi, le coeur excité par la faim cruelle, un loup s'élance des montagnes, avide de proie vers la grande étable où dort un troupeau ; mais, évitant les hommes et les chiens prompts à garder les brebis, il marche doucement à la bergerie ; Odysse sort du cheval. Derrière lui venaient les autres chefs vaillants des Hellènes, descendant par degrés les échelles qu'Epéos avait fabriquées, route facile aux chefs vaillants, soit pour monter, soit pour descendre ; ils descendaient donc à la suite, sans peur, semblables aux abeilles qu'un bûcheron dérange ; elles, enflammées d'une violente colère, s'élancent du rameau dès le premier bruit ; ainsi, ils sortaient en hâte du cheval, pour attaquer la ville des Troyens, et leur coeur battait dans leur poitrine. Aussitôt ils commencèrent à égorger leurs ennemis ; tandis que leurs compagnons prenaient la mer et naviguaient sur les vastes flots ; Thétis dirigeait leur course et leur envoyait un vent favorable qui réjouissait leurs âmes. Ils arrivèrent donc promptement sur les rivages de l'Hellespont ; ils y amarrèrent pour la seconde fois leurs vaisseaux, et, y laissant tout l'appareil qui est nécessaire à la navigation, ils marchèrent promptement vers Ilion, en silence, comme des moutons qui se hâtent vers l'étable et laissent les pâturages des forêts à l'approche des ténèbres hivernales ; ainsi les guerriers, sans dire un mot, couraient vers la ville de Troie pour secourir leurs chefs. Souvent des léopards, irrités par la faim, s'élancent à travers les hautes montagnes et les bois, attaquent l'étable pendant le sommeil du berger fatigué, et dans l'ombre tuent les bêtes les unes après les autres ; ainsi les chefs des Danaens semaient dans la ville le sang et les cadavres ; un lamentable carnage s'étendait, quoique le plus grand nombre des Danaens fût encore en dehors de la ville.

Enfin, lorsque tous furent arrivés aux murs de Troie, alors, dans le délire de la guerre, ils s'élancèrent impétueusement dans la ville de Priam, pleins du souffle d'Arès. Ils trouvèrent toute la ville déjà souillée de mourants et de morts ; partout les maisons gémissantes brûlaient affreusement ; et ils se réjouissaient dans leurs coeurs. A leur tour, ils se précipitèrent contre les Troyens avec ardeur : parmi eux Arès et la plaintive Discorde s'élançaient ; de tous côtés un sang noir coulait à flots ; la terre était inondée du meurtre des Troyens et de leurs alliés ; les uns, abattus par une mort cruelle, gisaient dans la ville au milieu du sang ; les autres tombaient sur eux, exhalant leurs forces ; d'autres, retenant de leurs mains leurs entrailles, erraient misérablement dans leurs maisons ; d'autres, les pieds coupés, rampaient parmi les morts, hurlant horriblement ; d'autres, dans la poussière, voulaient combattre, mais leurs mains étaient frappées, puis leurs têtes ; d'autres fuyaient, mais les lances traversant leurs dos sortaient par leurs poitrines, ou par leurs flancs, ou par les aines, qui sont l'endroit le plus funeste où puisse entrer le fer du dieu Arès.

De toutes parts dans la ville retentissaient les aboiements plaintifs des chiens, le gémissement des guerriers blessés, l'écho douloureux des maisons violées, surtout le gémissement des femmes ; ainsi les grues voient l'aigle se précipiter du haut du ciel parmi les airs : leurs coeurs ne sont pas doués d'une force intrépide ; elles ne repoussent que par des cris l'oiseau sacré qu'elles redoutent ; ainsi çà et là les Troyennes poussaient de grands gémissements, les unes s'éveillaient dans leurs lits, les autres, sautant à terre, insoucieuses de leur coiffure, errant au hasard, couvertes seulement de leurs tuniques ; d'autres même ne pouvaient prendre ce léger vêtement, ni couvrir leurs corps du péplum épais ; mais, tremblantes devant l'ennemi furieux, elles voilaient leur nudité, de leurs mains, les malheureuses ! d'autres, avec des pleurs, arrachaient leurs cheveux de leurs têtes et frappaient leurs poitrines de leurs mains ; d'autres soutenaient le combat contre les ennemis et, oubliant la peur, se montraient prêtes à secourir leurs maris et leurs fils qui mouraient, car la nécessité leur avait inspiré une grande audace. Leurs plaintes éveillaient les petits enfants, dont l'esprit ne connaissait pas encore le malheur ; les uns près des autres, ils exhalaient le dernier souffle, et ils roulaient par terre, voyant la mort au milieu de leurs rêves ! Partout les Parques funestes se réjouissaient cruellement du carnage. Comme des porcs qu'un roi opulent fait égorger dans sa maison quand il prépare à son peuple un splendide festin, ainsi les Troyens étaient égorgés en grand nombre, le vin se mêlait dans les coupes au sang dégouttant ; et il n'était pas un soldat dont le glaive cruel ne fût rassasié de meurtres, même s'il était lâche dans la mêlée. Les Troyens donc périssaient comme des brebis déchirées par les chacals et les loups ; à l'heure où la chaleur du soleil alourdit le jour, elles se sont réfugiées pêle-mêle dans un bois ombragé, tandis que le berger porte le lait dans sa maison ; les animaux cruels emplissent leurs ventres dévorants ; ils attaquent leur proie au hasard, boivent le sang noir, et sans hâte égorgent tout le troupeau, laissant au berger malheureux les tristes reliefs de leur festin ; ainsi les Danaens, dans la ville de Priam, tuant l'un après l'autre leurs ennemis, s'élançaient à ce dernier combat ; aucun des Troyens n'était sans blessure ; leurs membres étaient ruisselants et souillés de leur propre sang.

Cependant la lutte n'était pas sans péril pour les Argiens ; les uns mouraient frappés d'une coupe, les autres d'une table, d'autres de tisons arrachés aux foyers encore brûlants, d'autres de broches sur lesquelles restaient encore les entrailles chaudes des porcs égorgés au milieu des ardeurs du brillant Héphestos ; d'autres, frappés par les haches et les piques aiguës, rendaient le dernier souffle dans les flots de leur sang ; d'autres perdaient les doigts de leurs mains en les portant à leurs épées pour se défendre de la mort ; maint autre brisa la tête et le crâne d'un ennemi en lui jetant une pierre dans la mêlée. Mais les Danaens, comme des bêtes sauvages blessées dans l'étable d'un berger, s'élançaient avec ardeur, pleins de colère dans la nuit sombre ; et, animés de l'esprit d'Arès, ils combattaient autour du palais de Priam, s'excitant l'un l'autre. Là périrent beaucoup d'entre eux : car tous ceux des Troyens qui le pouvaient saisissaient dans leurs maisons l'épée ou la longue lance et tuaient leurs ennemis, tout alourdis qu'ils fussent par l'effet du vin.

Tout à coup, de grands feux étincelèrent dans la ville, car beaucoup d'Achéens portaient des torches dans leurs mains pour distinguer dans la mêlée leurs ennemis et leurs amis. Le fils de Tydée alors rencontra le vaillant Corébos, fils de l'illustre Mygdon ; il le frappa d'un coup de lance au travers de la poitrine, à l'endroit où passent rapidement les mets et la boisson ; la mort sombre pénétra avec le fer ; Corébos tomba au milieu d'un sang noir sur l'amas des cadavres. L'insensé ! il ne jouit pas de l'hymen qui l'avait attiré à Troie et pour lequel il avait promis de chasser les Achéens. Les dieux n'exaucèrent pas ses désirs ; et les Destins lui envoyèrent la mort. A côté de lui périt Eurydamas, qui accourait à son secours, Eurydamas, gendre belliqueux d'Anténor, qui brillait parmi les Troyens par la sagesse de son esprit. Diomède attaque ensuite Ilionée, pasteur des peuples ; il tire contre lui son épée cruelle ; les membres du vieillard étaient chargés du poids des ans ; et, tout tremblant, d'une main il saisissait son épée, de l'autre il pressait les genoux du terrible héros ; celui-ci, quoique avide de meurtre, suspendit son épée, soit qu'il eût pitié, soit qu'un dieu l'en avertit, afin que le vieillard pût supplier son ennemi rapide et vaillant ; Ilionée criait donc avec angoisse, car la peur avait saisi son âme :

«Je t'implore en suppliant, qui que tu sois parmi les Argiens courageux ! retiens ton bras contre un vieillard ! oublie ta colère homicide. Il est glorieux pour un guerrier de tuer un ennemi jeune et fort ; mais, si tu immoles un vieillard, quel honneur récompensera ton courage ? tourne ton bras contre les jeunes gens, si tu veux arriver toi-même à la vieillesse».

Le fils du vaillant Tydée lui répondit :

«Vieillard, j'espère parvenir à une heureuse vieillesse ; mais, tant que j'aurai la force, je ne laisserai pas subsister un de mes ennemis ; je les enverrai tous chez Adès ; un homme courageux est toujours à craindre».

En parlant ainsi, le guerrier terrible enfonça son épée homicide dans la gorge d'Ilionée ; c'est l'endroit où la mort frappe le plus vite les hommes et où coulent les sources du sang. Aussitôt la triste agonie le jeta aux pieds du fils de Tydée. Celui-ci, marchant contre les guerriers, s'élance dans la ville, enivré de sa force ; il tue le noble Abas, puis renverse d'un coup de sa longue lance le fils de Périmneste, l'illustre Eurycoon. Ajax de son côté tue Amphimédon, Agamemnon Damastoride, Idoménée Mimas, Mégès Déiopite ; le fils d'Achille, avec sa lance infatigable, tue le divin Pammon, Polite qui l'affronte, enfin Tésiphonos, tous trois fils de Priam, ensuite le noble Agénor, qui se présente à lui, et vingt autres guerriers ; ceux qu'il blessait mouraient aussitôt ; car, doué de la force de son père, il abattait tous ceux qu'il rencontrait. Enfin, le coeur plein de rage, il aperçut le roi d'Ilion près de l'autel de Zeus Hercéos. Et le roi, en le voyant, le reconnut ; mais il ne s'enfuit pas, car il désirait perdre la vie après ses fils ; il lui adressa donc la parole, afin de mourir :

«Fils impétueux du vaillant Achille, tue-moi ! n'aie pas pitié de ma misère ! après avoir souffert tant de malheurs, je ne désire plus voir la lumière du soleil éternel ; je veux périr avec mes enfants et perdre à jamais le souvenir de mes douleurs et de cette guerre funeste. Ah ! plût aux dieux que ton père m'eût tué avant de voir Ilion en flammes, alors que je lui portais la rançon d'Hector immolé, car ton père me l'a tué ! ainsi l'avaient décidé les Destins ! assouvis maintenant ta colère dans mon sang, pour que j'oublie tous mes maux !»

Il parlait ainsi, et le vaillant fils d'Achille lui répondit :

«Vieillard, ta prière s'accorde avec mon désir : je ne te laisserai pas vivant, car tu es mon ennemi. Tu ne jouiras pas de cette lumière qui est le bien le plus cher aux mortels».

En parlant ainsi, il trancha la tête blanche du vieillard, aussi facilement qu'un moissonneur coupe la tige du blé mûr au temps chaud de l'été. La tête de Priam roula longtemps avec un gémissement plaintif sur la terre, loin des autres membres qui donnent à l'homme le mouvement ; et le roi gisait dans le sang noir parmi les cadavres de ses guerriers. Ainsi périt ce prince, illustre par son opulence, sa naissance divine et ses nombreux enfants : la gloire des hommes ne dure pas longtemps ; le malheur les accable tout à coup. Ainsi le destin fit périr Priam, et il oublia tous ses maux.

Pendant ce temps, les Danaens du haut d'une tour précipitaient Astyanax et lui ôtaient la vie en l'arrachant des bras de sa mère : car ils étaient irrités contre Hector, qui, de son vivant, leur avait fait tant de mal. C'est pourquoi ils détestaient son fils et le jetèrent d'une muraille élevée, bégayant encore, encore ignorant des combats guerriers. Ainsi des loups, en quête de nourriture, poursuivent un veau dans les montagnes sur une roche exposée aux vents loin du pis fécond de sa mère ; celle-ci, gémissante, court çà et là pour le chercher ; mais un nouveau malheur fond sur elle, quand les lions la saisissent à son tour : ainsi Andromaque pleurait son fils ; mais bientôt les guerriers ennemis l'emmenèrent avec les autres femmes captives, tandis qu'elle gémissait tristement. La belle et noble fille d'Eétion, au souvenir de la mort cruelle de son fils, de son mari et de son père, eût désiré mourir ; car pour les rois il vaut mieux périr à la guerre que servir des sujets. Elle poussait des cris plaintifs, et elle disait, le coeur plein d'une douleur cruelle :

«Allez, Argiens ! jetez aussi mon corps du haut de ce mur funeste ! du haut de ces rochers ! dans ces flammes brûlantes ! Des maux sans nombre m'accablent. Le fils de Pélée a tué dans la sainte ville de Thèbes mon père vénérable et à Troie mon illustre époux, qui était tout pour moi ! Il était la joie de mon coeur ! Il m'avait laissé dans ma maison un petit enfant qui était mon orgueil et mon espérance ; un destin cruel et injuste m'a déçue. Ayez pitié de ma douleur et ôtez-moi promptement cette vie misérable ; ne me conduisez pas dans vos demeures avec les autres captives. Il ne me plaît plus de demeurer parmi les hommes, puisqu'un sort funeste m'a enlevé mes protecteurs et que je vis dans les larmes, seul reste de ma famille, condamnée à la douleur».

Elle parlait ainsi, désireuse de disparaître sous la terre : car il n'est pas beau de vivre quand la gloire s'est changée en opprobre. Il est dur d'être méprisé ! Mais les Danaens l'emmenaient de force, la réservant au triste sort des esclaves.

Çà et là dans les maisons les guerriers perdaient la vie ; et parmi eux s'élevaient des cris lamentables. Seule la maison d'Anténor fut préservée ; car les Argiens se rappelèrent son hospitalité bienveillante ; il avait reçu chez lui et sauvé le divin Ménélas venu à Troie avec Odysse ; aussi, pleins de reconnaissance, les fils illustres des Argiens lui laissèrent sa vie et tous ses biens ; car ils respectaient Thémis qui voit tout et le guerrier qui fut leur ami.

Alors le noble fils de l'irréprochable Anchise, après avoir dans la ville du divin Priam soutenu bien des combats par sa force et son courage, après avoir ôté la vie à beaucoup de guerriers, voyant enfin par les mains cruelles des ennemis la ville embrasée, les peuples massacrés, les richesses pillées, les femmes enlevées avec les enfants, perdit l'espoir de sauver sa patrie, et il se résolut à fuir le désastre. Ainsi, sur la mer profonde, un pilote habile évite longtemps le vent et les flots qui se dressent de toutes parts ; mais sous l'effort de la tempête sa main et son coeur faiblissent ; son navire sombre au milieu des vagues ; alors il abandonne le gouvernail, descend dans une barque et oublie son beau vaisseau : ainsi le noble fils de l'irréprochable Anchise, laissant aux ennemis la ville dévorée par les flammes, emmenait à la hâte son fils et son père, l'un que de son bras puissant il avait chargé sur ses larges épaules, car il était accablé par la triste vieillesse, l'autre qu'il tenait par sa petite main et qui précipitait ses pas à ses côtés ; effrayé des rudes travaux de la guerre homicide, et tremblant devant la loi du destin, le tendre enfant se suspendait aux flancs de son père, et ses pleurs coulaient sur ses joues roses. Et le père d'un pas rapide franchissait les cadavres, ou, trompé par les ténèbres, les foulait malgré lui. Cypris guidait sa course, arrachant à la mort son petit-fils, son fils et son époux : c'est pourquoi, sous les pas d'Enée, le feu livrait passage, les flammes du cruel Héphestos s'écartaient, les flèches, les javelots que les Achéens lançaient contre lui dans la bataille douloureuse tombaient inutilement sur la terre. Et Calchas criait d'une voix forte, arrêtant le peuple :

«Cessez de lancer contre le vaillant Enée les javelots, les flèches homicides ; c'est la volonté des dieux et du destin que, près du Tibre aux larges flots, ce héros parti du Xanthe élève une ville sainte admirée de la postérité ; reine des nations, elle étendra ses limites de l'orient à l'occident. Enée lui-même sera admis par les immortels, car il est le fils d'Aphrodite aux cheveux d'or. Gardons-nous de toucher à ce sage guerrier, qui, sacrifiant l'argent, la richesse et tout ce qui est utile sur la terre étrangère, a préféré sauver son père et son fils ! La même nuit nous a montré ce fils dévoué noblement à son vieux père, et ce père sans reproche devant son fils».

Il parla ainsi ; ils obéirent et respectèrent le héros comme un dieu ; il quitta hâtivement la ville, allant où le portaient ses pas. Les Argiens continuèrent de dévaster la ville opulente.

Alors Ménélas de son épée homicide tua Déiphobe, qu'il trouva ivre encore dans le lit d'Hélène, l'infortuné ! et elle s'était cachée précipitamment dans la maison ; Ménélas, couvert de sang, se réjouissait de sa vengeance et s'écriait :

«Chien! je t'ai donné la mort cruelle aujourd'hui, et la divine aurore ne te verra pas vivant parmi les Troyens, quoique tu te vantes d'être le gendre de Zeus tonnant. La sombre mort t'a saisi dans le lit de ma femme, tué misérablement. Plût aux dieux que, rencontrant le perfide Alexandre dans la mêlée, j'eusse pu arracher son âme de son corps ; ma colère serait adoucie ; mais il a déjà vu les ténèbres souterraines, et il a été justement puni de son crime ; quant à toi, ma femme ne t'a guère rendu heureux ! les coupables ne peuvent jamais éviter la sainte Thémis ; nuit et jour elle a les yeux fixés sur eux, et toujours elle vole à leurs côtés, punissant avec Zeus les crimes qu'ils ont commis».

Ayant ainsi parlé, il préparait à ses ennemis un sort terrible ; son coeur bondissait dans sa poitrine, plein de colère et de jalousie; dans son âme intrépide il méditait la mort de tous les Troyens ; la déesse Justice exauça son désir. Car ils avaient provoqué les Danaens et commis un crime sur la personne d'Hélène ; ils avaient violé tous les droits, quand leur esprit coupable avait oublié le sang des sacrifices et les serments jurés devant les dieux. Aussi les Erinnyes avaient-elles amassé contre eux tous les malheurs; ils avaient péri tous devant leurs murailles ou dans leur ville, au milieu des joies du festin, parmi leurs femmes, à la belle chevelure.

Enfin Ménélas dans les profondeurs de la maison trouva sa femme, qui craignait les reproches de son mari irrité : en la voyant, il se précipita pour la tuer, car il était transporté de jalousie ; mais l'aimable Aphrodite adoucit sa colère, fit tomber son épée de ses mains et arrêta ses pas ; elle calma sa jalousie et fit naître dans son coeur et dans ses yeux la douce flamme de l'amour ; un trouble soudain l'envahit, il n'osa plus en voyant cette beauté charmante lever son épée sur sa tête ; il restait immobile, comme, sur une montagne ombreuse, un arbre desséché que les souffles rapides de Borée ne peuvent ébranler dans leur élan, ni ceux du Notos ; ainsi il demeura longtemps sans mouvement, et sa force était brisée à la vue d'Hélène. Aussitôt il oublia tout ce qu'elle avait fait au mépris de la loi d'hyménée ; car la déesse Cypris effaçait tout, elle qui subjugue l'esprit des dieux et des mortels.

Cependant il leva encore une fois son glaive aigu contre elle, mais par feinte et pour en imposer aux Achéens. Son frère l'arrêta, agréable contrainte ! il lui parla doucement ; car il craignait de perdre en ce jour le fruit de tant d'efforts.

«Cesse, Ménélas, cesse de t'irriter ! il ne convient pas de tuer ta femme légitime, pour laquelle nous avons soutenu tant de misères et médité la ruine de Priam. Hélène n'est pas, comme tu le penses, coupable envers toi. C'est Pâris qui a méprisé Zeus hospitalier et la table où tu l'avais reçu ; aussi un dieu l'a puni d'une mort douloureuse».

Il parla ainsi ; Ménélas lui obéit aussitôt. Les dieux cachés dans des nuages sombres pleuraient la noble ville de Troie, excepté la blonde Tritonis et Héra, qui se réjouissaient jusqu'au fond du coeur, en voyant tomber dans la poussière l'illustre cité du divin Priam. Cependant la sage Tritogénie elle-même ne put se défendre de pleurer ; dans son temple, le fils vaillant d'Oïlée osa déshonorer Cassandre ; il avait le coeur et l'esprit perdus ! Et la déesse plus tard l'accabla de maux et le punit de son crime, crime qu'elle n'avait point vu, car la pudeur et la colère agitaient son coeur ! elle détournait les yeux sur la voûte du temple, sa divine image frémissait, et le sol du sanctuaire tremblait, mais le guerrier consomma son crime, car Cypris avait égaré son esprit.

Partout les maisons s'écroulaient, une poussière brûlante se mêlait à la fumée ; un bruit affreux s'élevait ; la maison d'Antimaque brûlait, avec la citadelle de Pergame, le temple d'Apollon, celui de Tritonis, celui de Zeus Hercéen, et les chambres jadis fortunées des fils de Priam. Toute la ville était réduite en cendres. Parmi les Troyens, les uns étaient égorgés par les fils des Argiens ; les autres étouffés sous les flammes et les débris de leurs maisons, où ils trouvaient à la fois la mort et le tombeau ; d'autres se percèrent le flanc de leur épée en voyant paraître à leur seuil les flammes et l'ennemi ; d'autres égorgeaient leurs femmes et leurs enfants, puis mouraient, forcés au crime le plus affreux par la triste nécessité. Plus d'un, se croyant loin de l'ennemi, allait hors des flammes chercher des urnes pour éteindre l'incendie ; mais les Argiens le prévenaient et, le frappant de leur lance, lui arrachaient son âme engourdie par le vin : il tombait dans sa maison, et son urne vide se brisait près de lui. D'autres fuyaient à travers leur maison ; des poutres ardentes tombaient sur leurs têtes et leur donnaient la mort. Des femmes avaient pris rapidement la fuite ; puis, en pensant à leurs petits enfants laissés à la maison dans les berceaux, elles revenaient à la hâte et périssaient près d'eux sous la ruine de leurs toits. Les chiens et les chevaux erraient au hasard dans la ville, fuyant l'ardeur du feu, foulant aux pieds les morts, blessant les vivants pour se frayer un passage ; de grands cris retentissaient dans la ville. Plus d'un guerrier en franchissant les flammes [...] D'autres périssaient dans leurs maisons, et mille morts se dressaient devant les vaincus. La flamme s'élevait dans l'air immense ; une grande lueur voltigeait ; les nations voisines la voyaient jusqu'aux derniers sommets de l'Ida, jusqu'en Thrace, à Samos, à Ténédos entourée par les flots ; et plus d'un matelot sur la mer se disait :

«Les Argiens magnanimes ont accompli une grande oeuvre, après avoir enduré bien des peines pour la noble Hélène. Car Troie entière, jadis opulente, est maintenant dévorée par le feu, et aucun dien u'a porté secours aux citoyens qui l'imploraient. Le destin inexorable domine les actions des hommes ; il glorifie ce qui était humble et obscur, il abaisse ce qui était grand ; sans cesse du bien naît le mal, du mal naît le bien ; notre vie malheureuse est toujours instable».

Ainsi parlaient-ils sur les flots en regardant la grande lueur. Pendant ce temps, la mort s'étendait sur Troie, et les Argiens s'élançaient pêle-mêle dans la ville comme des vents impétueux qui troublent la mer profonde, lorsque, dans les régions de l'Arcture tempétueux, l'Autel s'élève dans le ciel étoilé et se tourne vers le sombre Auster ; alors beaucoup de navires sont engloutis dans la mer au milieu des vents irrités : ainsi les fils des Achéens dévastaient la noble Ilion ; le feu la dévorait, comme une montagne revêtue de forêts épaisses est mise à nu par un incendie que les vents ont allumé ; les rochers aux longues pentes craquent, et les bêtes sauvages périssent misérablement dans le feu, chassées à droite et à gauche dans la forêt par l'ardeur d'Héphestos ; ainsi les Troyens mouraient dans la ville, et aucun dieu ne les arrachait à la mort ; les Parques les avaient enveloppés de leurs filets, que nul mortel ne peut rompre.

En ce moment, la mère du grand Thésée rencontra dans la ville Démophon et le belliqueux Acamas ; elle les cherchait ; et un dieu marchait devant elle pour la conduire vers eux ; elle errait, fuyant la guerre et l'incendie. Les guerriers, en apercevant parmi l'éclat d'Héphestos sa noble stature, pensèrent d'abord qu'elle était la femme du divin Priam ; ils s'élancèrent donc aussitôt contre elle et s'en emparèrent pour la conduire parmi les Danaens. Mais elle leur dit en poussant de longs gémissements :

«Illustres fils des Argiens belliqueux, ne me traînez pas à vos navires comme une ennemie ; je ne suis pas Troyenne ; je suis du noble sang des Danaens ; Pithée m'enfanta dans Trézène ; le divin Egée m'épousa, et de moi naquit le grand Thésée. Au nom du grand Zeus et de mes chers parents, si vraiment les fils de l'irréprochable Thésée sont venus ici avec les Atrides, conduisez-moi vers eux : ils désirent sans doute me voir ; ils sont de votre âge sans doute. Mon coeur sera soulagé si je les vois vivants et glorieux».

Elle parla ainsi. En l'écoutant, ils se souvinrent de leur père et des exploits qu'il avait accomplis pour Hélène ; ils se rappelaient comment les fils de Zeus avaient jadis ravagé Aphidna, comment leurs nourrices les avaient dérobés au massacre, encore tout petits, quels maux Ethra avait soufferts sous la loi de l'esclavage, à la fois servante et belle-mère d'Hélène. Ils s'étonnaient et se réjouissaient. Enfin l'illustre Démophon lui dit :

«Les dieux exaucent ton désir si pressant ; tu vois les enfants de ton illustre fils ; c'est nous qui, de nos bras dévoués, te porterons aux navires et te reconduirons joyeusement dans la terre sacrée de la Hellade, où jadis tu régnais».

A ces mots, la mère du grand Thésée embrassa le jeune homme, en l'entourant de ses mains, et elle baisa ses larges épaules, sa tête, sa poitrine, son menton barbu ; puis elle embrassa Acamas : des larmes de joie coulaient de leurs yeux. Ainsi un homme qui parcourait des pays étrangers passe quelquefois pour mort ; mais, quand ses fils le voient de retour à la maison, ils pleurent de joie ; à son tour, il pleure avec eux en les embrassant dans sa demeure ; la maison retentit du bruit de leurs voix doucement plaintives ainsi leurs douces larmes coulaient sur leurs joues.

On dit qu'alors Laodice, fille de l'opulent Priam, tendit les mains vers l'éther, demandant aux dieux bienheureux d'être engloutie dans le sein de la terre avant de voir sa main condamnée aux travaux de l'esclavage. Un dieu l'entendit et aussitôt entr'ouvrit sous ses pas la terre immense ; celle-ci, par l'ordre du dieu, reçut la belle jeune fille dans ses gouffres profonds, au milieu de la ruine de Troie.

Pour pleurer Troie, Electre, dit-on, se couvrit d'un sombre voile de ténèbres et de nuages ; elle s'éloigna du choeur des Pléiades, ses soeurs ; celles-ci montrent encore dans le ciel leur troupe lumineuse aux yeux des malheureux mortels ; mais Electre se cache toujours, parce que la ville sacrée fondée par son fils Dardanos n'existe plus. Et Zeus lui-même n'avait pu la sauver du haut du ciel, car sa puissance est soumise aux Parques. Telle fut la volonté sage des dieux ou peut-être non. Et les Argiens s'acharnaient contre les Troyens.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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