La fille de Priam et Hécube était depuis l'époque d'Homère l'objet de l'attention des poètes, qui parlent souvent de son refus des avances d'Apollon et de la vengeance du dieu, qui lui accorda le don de prophétie mais lui refusa celui d'être crue. Nous présentons ici, en complément des autres, les témoignages de Servius et du scholiaste d'Euripide.
Virgile - Enéide, II, 246Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris
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Il faut bien dire que la seule fois où Cassandre persuada les Troyens, pour leur malheur, ce fut lorsqu'elle reconnut Pâris comme son frère et le fils de Priam :
Hygin, 91ALEXANDER PARISPriamus Laomedontis filius cum complures liberos haberet ex concubitu Hecubae Cissei siue Dymantis filia[e], uxor eius praegnans in quiete uidit se facem ardentem parere ex qua serpentes plurimos exisse. id uisum omnibus coniectoribus cum narratum esset, imperant quicquid pareret necaret, ne id patriae exitio foret. postquam Hecuba peperit Alexandrum, datur interficiendus, quem satellites misericordia exposuerunt; eum pastores pro suo filio repertum expositum educarunt eumque Parim nominauerunt. is cum ad puberem aetatem peruenisset, habuit taurum in deliciis; quo cum satellites missi a Priamo ut taurum aliquis adduceret uenissent, qui in athlo funebri quod ei fiebat poneretur, coeperunt Paridis taurum abducere. qui persecutus est eos et inquisiuit quo eum ducerent ; illi indicant se eum ad Priamum adducere ei qui uicisset ludis funebribus Alexandri. ille amore incensus tauri sui descendit in certamen et omnia uicit, fratres quoque suos superauit. indignans Deiphobus gladium ad eum strinxit ; at ille in aram Iouis Herc[e] insiluit ; quod cum Cassandra uaticinaretur eum fratrem esse, Priamus eum agnouit regiaque recepit. |
Mais d'ordinaire, personne ne la croyait. Pourtant, les auteurs tardo-latins, byzantins et médiévaux paraissent avoir oublié ce mythe : pour eux, Cassandre est seulement la prêtresse d'Apollon, et ses avis sont différemment acceptés.
Darès. De excidio Troiae8. Priamus dixit naves praeparandas esse, ut eatur in Graeciam : Cassandra, postquam audivit patris consilium, dicere coepit quae Trojanis futura essent, si Priamus perseveraret
classem in Graeciam mittere. Dictys, Ephemerides belli Troiani, V, 8Caeterum Hecuba, re cognita, placatum deos egreditur, ac praecipue Mineruam atque Apollinem, queis cum dona multa, tum uictimas opimas admouet : sed in adolendo quae sacra aris
reddebantur, eodem modo restingui ignes ac repente interire uisi. Inter quae tam sollicita Cassandra, deo plena, uictimas ad Hectoris tumulum transferri imperat : deos quippe aspernari
iam sacrificia, indignatos ob commissum paullo ante scelus in Apollinem. Ita tauris qui immolati erant, ad rogum Hectoris, sicuti imperabatur, apportatis, moxque igni subiecto,
consumuntur cuncta. Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie en prose, passim57. Com Cassandra la fille dou roi parla. Guido delle Colonne, Historia destructionis Troiae, passimLiber V (de Priami filiabus) |
Mais qui était vraiment Cassandre et quel était son aspect ? Nos auteurs n'économisent ni descriptions ni adjectifs. Et le silence de Dictys est comblé par son fidèle lecteur Malalas.
Dares4. Telamon Hesionam secum convexit. Hoc ubi Priamo nuntiatum est, Ilium petit cum Hecuba uxore et liberis Hectore, Alexandro, Deiphobo, Heleno, Troilo, Andromacha, Cassandra,
Polyxena. Nam erant et alii filii ex concubinis nati ; sed nemo ex regio genere dixit esse, nisi eos qui erant ex legitimis uxoribus. Johannes Malalas, Chronographia 106.14Cassandre était petite et ronde d'aspect, blanche, avec un corps viril ; elle avait un beau nez, de beaux yeux noirs, des cheveux blonds et frisés, beau cou, belle poitrine et petits pieds ; elle était calme et de noble naissance, prêtresse, prophétesse exacte, omnisciente et exercée, vierge. Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie en prose74. Cassandra fu bêle de façon, mais de clergie fu sage a merveilles, quar ele sot d'art tant que nus humains cuers en poroit plus savoir. Guido delle ColonneLiber VIII (de Cassandrae aspectu) |
Sa beauté avait charmé Apollon, mais aussi, bien entendu, de nobles mortels : déjà Homère racontait l'amour d'Othryonée, venu à Troie pour y mourir, raillé et tué par Idoménée : le jeune prince de Kabésos apportait en dot la défense de Troie, et Priam y avait consenti.
Homère, Il 13.361-382Là, quoique grisonnant, encourageant les Danaens, Idoménée bondit sur les Troyens et les mit en fuite. Il tua en effet Othryoneus, venu de Cabèse à Troie, où, récemment, la gloire de la guerre l'avait attiré. Il demandait à Priam la plus belle de ses filles, Cassandre, gratuitement ; mais il promettait - grande tâche ! - de repousser de Troie, malgré eux, les fils d'Achéens. Le vieux Priam lui avait promis, juré de lui donner sa fille, et lui combattait sur cette promesse. Idoménée le visa de sa lance brillante et l'atteignit, comme il marchait à grands pas contre lui. La cuirasse de bronze qu'il portait n'arrêta pas le javelot, qui se planta au milieu du ventre. Othryoneus, avec bruit, tomba, et Idoménée cria triomphant : « Othryoneus, je te loue par-dessus tous les humains, si tu tiens vraiment tout ce que tu promis à Priam, issu de Dardanos. Lui t'a promis sa fille. Certes, nous pourrions, nous, te faire la même promesse, et la tenir, te donner, parmi les filles de l'Atride, la plus belle, amenée par nous d'Argos, à épouser, si avec nous tu renversais Ilion, la ville bien située. Mais suis-nous, pour que, près des vaisseaux coureurs de mer, nous traitions de ce mariage ; car nous ne sommes pas, nous non plus, de mauvais beaux-pères ! » |
Et après quelque temps, la valeur du jeune héros était rappelée par Hector au lâche Pâris.
Homère - Il 13.769-73« Misérable Pâris, si beau à voir, fou de femmes, faiseur d'oeillades, où sont, grâce à toi, Deiphobos, et Sa Force le prince Hélénos, et l'Asiade Adamas, et Asios fils d'Hyrtacos ? Où, grâce à toi, Othryoneus ? Aujourd'hui choit tout entière, depuis son faîte, l'abrupte Ilion ; aujourd'hui t'attend sûrement une chute abrupte ». |
Mais le Cycle et Virgile parlent d'un autre prétendant, ou peut-être lui donnent-ils un autre nom, Corèbe :
Pausanias, Periegesis, X 27, 1-2XXVII. [1] Léocrite fils de Polydamas, qui périt de la main d'Ulysse, est sous la cuvette. Au-dessus d'Eïonée et d'Admète, c'est le corps de Choroebus fils de Mygdon, lequel Mygdon a un magnifique tombeau sur les confins des Phrygiens et des Tectosages ; d'où il est arrivé que les Phrygiens ont eu le nom de Mygdoniens en poésie. Son fils était venu à Troie, dans le dessein d'épouser Cassandre ; mais il fut tué, selon la coutume opinion, par Néoptolème ; et selon le poète Leschée, par Diomède. [2] Au-dessus de Choroebus, on remarque les corps de Priam, d'Axion et d'Agénor. Virgile, Enéide, II 341 sqq
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C'est lui qui suggère à Enée de vêtir les robes des Grecs tués :
II 391 sqq
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Mais il doit renoncer à ce stratagème :
II 405 sqq
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et meurt le premier sous les coups des Achéens :
II 420 sqq
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Le meurtrier de ce personnage si romantique, tout à fait virgilien, n'est jamais le même dans ces différents témoignages... Seul Dictys, entre tous les auteurs tardo-latins et médiévaux, reprend ce fil rouge des amours de Cassandre, mais lui aussi nous propose un autre nom : Eurypyle, fils de Télèphe et Astyoche (une fille de Priam). Sa beauté avait été louée par Ulysse à Achille, lors de son voyage aux Enfers, entre les ennemis tués par Néoptolème :
Homère, Odyssée XI 517-22je ne saurais dénombrer et nommer tous ceux qu'il tua en défendant les Argiens. Mais quel guerrier était le fils de Télèphe, le héros Eurypyle, qu'il tua par le bronze ! et nombre de ses compagnons Cétéens tombèrent autour de lui, à cause de présents faits à une femme ; je n'ai connu aucun autre homme plus beau après l'illustre Memnon. |
Il tue Pénéléus, mais est blessé à mort par Néoptolème : une contamination tout à fait significative.
Dictys de Crète, FragmentsIl y avait beaucoup de joie et d'optimisme dans les rangs des Troyens à cause de la mort d'Achille. Ils ne s'y attendaient pas en effet... Mais voilà qu'arrivent des messagers annonçant l'arrivée d'Eurypyle, fils de Télèphe. Priam l'avait invité à venir, avant la mort d'Hector, en lui promettant la main de Cassandre et en lui envoyant la vigne dorée. Il était bien connu pour sa valeur ; il arrive avec les Myses et les Cétéens. Dictys de Crète, Ephemerides[4, 14] Contra apud Troianos laetitia atque gratulatio cunctis incesserat, interfecto quam metuendo hoste ; hique Alexandri commentum laudantes ad coelum ferunt, scilicet quum
insidiis tantum perfecerit, quantum ne in certamine auderet quidem. Inter quae tam laeta nuncius Priamo superuenit, Eurypylum Telephi ex Moesia aduentare, quem rex multis antea illectum
praemiis ad postremum oblatione desponsae Cassandrae confirmauerat. |
Et Dictys est d'ailleurs le seul à mentionner la surprenante proposition d'Hector à Ménélas lors de son ambassade à Troie :
[2,25] Quae ubi accepit Hector recordatione fraterni facinoris tristior aliquantum, suffusisque cum maerore lacrimis, Helenam tamen prodendam minime rebatur, quippe supplicem domus,
et ob id fide interposita tuendam : si qua autem cum ea erepta docerentur, cuncta restituenda. Namque pro Helena Cassandram, siue Polyxenam, quam legatis uideretur, nuptum cum praeclaris
donis Menelao tradendam. |
Ménélas refuse avec indignation, mais, à en juger par les paroles de Guido delle Colonne, Cassandre n'en voulut pas à son frère :
Guido delle Colonne, Liber XXII (de Hectoris sepulchro)Corpus autem Hectoris uniuersi reges et nobiles qui erant in Troya ad regis Priami regiam, scissis uestibus et nudatis capitibus, in maximo ullulatu deferunt et deponunt. Quod postquam uidit rex Priamus, ineffabili dolore concutitur. Super corpus Hectoris sepius intermoritur. Et id sibi per breuia momenta sepius accidisset, nisi fuisset sepius a corpore Hectoris uiolenter extractus, et proinde sine dubio sue mortis exitum incurrisset. Sic et dolentes fratres eiusdem doloris casu vniuersaliter torquebantur, cum mori magis quam uiuere protinus affectarent. Quid dicetur ergo de regina Heccuba, matre sua, de eius sororibus, Polixena uidelicet et Cassandra, quid de Andromacha, eius uxore, quarum sexus fragilitas ad doloris angustias et lacrimas fluuiales facit ad longam querelarum seriem proniores ? Sane lamentaciones earum particularibus explicare sermonibus cum minime necessarium uideretur in hoc loco, utpote inutiles sunt obmisse, cum certum sit apud omnes quod, quanto he affectuosius diligebant, maiorum dolorum aculeis uexabantur. Et mulieribus sit insitum a natura quod dolores earum non nisi in multarum uocum clamore propalent et impiis et dolorosis sermonibus eos diuulgent. |
Ajax fils d'Oïlée, lors du saccage de Troie, aurait été sensible au charme de la jeune prêtresse et lui aurait fait violence dans le temple même d'Athéna. Mais cette version du mythe n'est pas suivie des auteurs tardo-latins et médiévaux, qui, sauf Servius, ne parlent pas de viol mais disent que le héros tira la vierge loin de la statue de la déesse ; et pour l'un d'eux, il aurait même garanti la sécurité des femmes réfugiées dans le temple ! S'agit-il d'un malentendu ? la confusion de Guido entre les deux Ajax pourrait le laisser croire.
Darès le Phrygien41. Andromacha et Cassandra in aede Minervae se tegunt. Dictys de Crète[5,12] Caeterum Cassandram Oilei Aiax e sacro Mineruae captiuam abstrahit. Virgile, Enéide, I, 39-41
Servius, ad Aen. I 41sane latenter tangit historiam ; dicitur enim Minerva in tantum ob vitiatam Cassandram in templo suo solius Aiacis poena non fuisse contenta, ut postea per oraculum de eius regno quotannis unam nobilem puellam iusserit Ilium sibi ad sacrificium mitti, et quod est amplius, de ea tribu, de qua Aiax fuerat, sicut Annaeus Placidus refert... olli Oilei. et non vacat ; nam et duo Aiaces fuerunt, et ambo furuerunt, sed ira armorum Telamonius, hic amore, qui Cassandram in templo Minervae capto Ilio stupravit. Virgile - Enéide, II, 403-415
Servius, ad Aen. II 414acerrimvs aiax Oileus sine dubio, quia Telamonius armorum iudicio superatus iam se peremerat. incertum est ergo, quando ab Aiace vitiata sit Cassandra : quod si, ut dicitur, in templo Minervae factum est, constat post stuprum Cassandram protractam. Benoît de Sainte-Maure[57] Andromaca la fame Hector, et Cassandra, et plusors autres dames furent traites des temples et garanties par le roy Cilex et par le roy Ajaux. Et sachiez que petit en i ot que touz et toutes ne receussent mort ainz qu'il cessassent l'ocision. Guido delle ColonneLiber XXX (De Cassandrae captivitate) |
Bien plus que Ménélas, son frère Agamemnon fut sensible au charme de Cassandre. Le mythe traditionnel parlait de Cassandre tuée par Clytemnestre à Mycènes ou à Argos, mais nos auteurs introduisent des variations significatives : la passion d'Agamemnon, les deux enfants tués eux aussi par Egisthe (cet argument peu connu remonte à Hellanique), mais surtout la libération de Cassandre et son départ avec Andromaque et Hélénus vers la Chersonèse, en suivant Néoptolème et non Agamemnon.
Darès le Phrygien42. Antenor rogat Agamemnonem ut sibi liceat dicere. Agamemnon dicere jubet. Principio Antenor gratias Grajugenis agit, simulque commemorat Helenum et Cassandram semper patri bellum
dissuasisse, Achilli sepulcrum Helenum dixisse donari, et dixit Helenum omnia scire. Agamemnon ex concilii sententia Heleno et Cassandrae libertatem dedit. Dictys dè Crète[5,13] Itaque ex his prima omnium Helena sine sorte Menelao conceditur : dein Polyxena suadente Ulisse, per Neoptelemum Achilli inferias missa : Agamemnoni Cassandra datur, postquam
forma eius captus quin palam desiderium fateretur dissimulare nequiuerat. Benoît de Sainte-Maure57. puis ont parlé de dame Heleine qu'il en feront: si se sont acordé qu'ele feust destruite, mes pour l'amour de Menelaux Ulixés parla tant et dist que ele fu respitee ; si fu Cassandra donee a Agamenon et II. autres a .II. autres roys. [58] Cassandra, la fille au roy Priant, dist bien a Agamenon que il feust certains que ses filz l'ocirroient, et a pluseurs autres dist ele ce que il leur estoit a avenir, dont aucun se douterent molt. Guido delle ColonneL. XXX Et Agamenon penes reges ipsos tunc in tantum institit et curauit quod sibi Cassandram, regis Priami filiam, reges ipsi in sui laboris premium consenserunt. Pausanias, Periegesis, II, 16[6] On vous montre encore la fontaine de Persée, et des chambres souterraines où l'on dit qu'Atrée et ses enfants cachaient leurs trésors. Près de là est le tombeau d'Atrée et de tous ceux qu'Agamemnon ramena avec lui après la prise de Troie, et qu'Egisthe fit périr dans le repas qu'il leur donna : j'en excepte Cassandre, car les Lacédémoniens qui habitent Amycles prétendent avoir son tombeau chez eux, et c'était un sujet de dispute entre eux et les habitants de Mycènes. Là se voit encore le tombeau d'Agamemnon et celui d'Eurymédon son écuyer ; mais Télédame et Pélops n'ont qu'une même sépulture. [7] On dit que c'était deux jumeaux que Cassandre avait mis au monde, et qu'Egisthe égorgea sans pitié pour leur enfance, après avoir trempé ses mains dans le sang de leurs pères. Je vis aussi le tombeau d'Electre ; Oreste l'avait mariée à Pylade, et selon le témoignage d'Hellanicus, elle en eut deux enfants, savoir Strophius et Médon. A l'égard de Clytemnestre et d'Egisthe, ils ont leur sépulture hors des murs : aussi n'étaient-ils pas dignes de l'avoir au même lieu qu'Agamemnon, et que ceux qui furent tués avec lui. Johannes Malalas, Chronographie, 122.5-7Agamemnon, avec Cassandre qu'il aimait, traversa la mer de Rhodes car il voulait arriver à la ville des Mycéniens. |
Si Cassandre est jamais arrivée à Mycènes avec Agamemnon, elle y a trouvé la mort qu'ont racontée tant de poètes, et qu'elle n'a pas essayé d'éviter : connaître le futur ne sert pas à l'empêcher, elle le savait.
Hygin, 107CLYTAEMNESTRAClytaemnestra Tyndarei filia Agamemnonis uxor cum audisset ab Oeace Palamedis fratre Cassandram sibi paelicem adduci, quod ementitus est ut fratris iniurias exsequeretur, tunc Clytemnestra cum Aegistho filio Thyestis cepit consilium ut Agamemnonem et Cassandram interficeret, quem sacrificantem securi cum Cassandra interfecerunt. |
Merci au professeur Francesco Chiappinelli, auteur de l'Impius Aeneas, de nous avoir fourni ces textes.