Thésée et les brigands - Procuste


         

Procuste, ou Polypémon, est le père de Sinis, qui a hérité du goût de son père pour la torture, comme nous l'avons vu. Pourtant Sinis était connu comme un homme charmant et plein de douceur ; mais cette gentillesse n'était qu'un masque dissimulant sa véritable personnalité et ses atrocités. Son nom a pour signification « celui qui martèle pour allonger », ce qui nous permet déjà d'imaginer le sort qu'il réserve à ses victimes. On lui donna aussi le surnom de Damastès (le dompteur) certainement à cause des qualités qu'il avait pour manipuler les gens. Il vivait en Attique, à Corydallos, où il tenait une auberge apparemment chaleureuse.

Mais la réalité était tout autre. Selon Apollodore, Procuste possédait deux sortes de lits qu'il offrait à ses clients de manière totalement gratuite ; mais ces lits étaient trop petits ou trop grands pour la taille de ses hôtes. Il faisait coucher les voyageurs petits dans un lit trop grand et inversement. Tout cela servait à satisfaire ses folies : il prenait en effet plaisir à adapter les membres de ses victimes aux dimensions du lit, en utilisant l'écartèlement pour agrandir les membres, ou en arrachant les parties du corps qui dépassaient du cadre. Selon Diodore de Sicile, Procuste ne disposait que d'un lit, mais le principe était le même : il adaptait les voyageurs à sa dimension.

Pour défaire ce brigand, Thésée se fit passer pour un simple client et lui fit subir les mêmes souffrances que celles qu'il infligeait à ses victimes.

 

Pseudo-Apollodore, Epitome, I, 4 (IIe s. apr. JC)

Son sixième exploit fut le meurtre de Damastès que certains appellent Polypémon. Celui-là habitait au bord de la route. Il possédait deux lits, l'un très petit et l'autre très grand ; et tous ceux qui passaient par là, il leur proposait d'être ses hôtes. Mais, ensuite, ceux qui étaient petits de taille il les allongeait dans le grand lit et il leur déboîtait toutes les articulations jusqu'à les faire devenir aussi grands que le lit ; et les grands, par contre, il les mettait dans le petit lit, et il sciait les membres de leur corps, qui dépassaient.

 

Plutarque, Vies des hommes illustres, Vie de Thésée, 11  (début du IIe s. apr. JC)

Passant de là à Erinéos, qui en est peu éloignée, il fit mourir Damastès, qu'on appelait aussi Procuste, en l'allongeant à la mesure de son lit, comme il y forçait lui-même ses hôtes. En cela il imitait Héraclès,  qui faisait souffrir à ses agresseurs le même supplice qu'ils lui avaient destiné. Ainsi il avait sacrifié Busiris, étouffé Antée à la lutte, tué Cycnos en combat singulier, et brisé la tête à Terméros, duquel est venu le proverbe du mal Termérien. Ce Terméros cassait la tête aux passants en la leur heurtant de la sienne. De même Thésée, pour punir les méchants, employait contre eux le genre de violence dont ils usaient eux-mêmes, et les condamnait avec justice au même supplice qu'ils faisaient injustement souffrir aux autres.

 


Thésée et Procuste
Kylix attique à figures rouges
440-430 av.JC
British Museum

 

Si cette histoire est la plus importante des épisodes de Thésée contre les brigands, c'est certainement pour son sens métaphorique, qui peut caractériser de très nombreuses situations dans des sociétés passées ou actuelles. Elle dénonce la tentation de refuser la réalité et de tout mettre aux normes, au moule, sous peine d'exclusion. De ce fait,  cette référence antique est particulièrement appréciée des caricaturistes.

 


Prokrustes
Caricature allemande à propos de lois antisocialistes
Berliner Welpen, 1878

 


Le lit moderne de Procuste
Caricature de John Tenniel
Punch, Volume 101, 19/09/1891

 

Voici aussi un article de Dominique Delpiroux dans la Dépêche du 19/07/2019 à propos de la réforme des retraites :


Il y a quelque chose du lit de Procuste dans le casse-tête des retraites. Que l'on rallonge (la durée de cotisation) d'un côté ou que l'on coupe (le montant des pensions) de l'autre, cela fera toujours mal. Notre système par répartition est ainsi fait : on ne peut pas donner à Pierre sans déshabiller Paul. Et il semble bien que l'on soit au bout de cette logique, avec des comptes qui filent droit vers l'implosion. D'où la nécessité de donner un second souffle à notre organisation des retraites et la réforme proposée par Jean-Paul Delevoye, avec un système par points.

Si l'on se place du côté du côté du lit de Procuste, c'est l'étirement qui a été préféré par les auteurs de ce projet : ce que le rapport appelle « âge d'équilibre », c'est-à-dire 64 ans, sera bel et bien l'âge de départ effectif à la retraite. Dire que l'âge légal reste à 62 ans est un tantinet jésuite : on pourra aller planter ses choux, certes, mais avec un peu moins de sous : une décote sera appliquée quelle qu'ait été la durée de cotisations. Il faudra, pour tout le monde travailler deux années de plus : lorsque l'on a déjà une quarantaine d'années de labeur derrière soi, cela peut paraître bien long, deux années. Surtout pour ceux qui se sont coltiné les tâches les plus pénibles. Exemple : par ces temps de canicule, faudra-t-il maintenir des sexagénaires sur les chantiers brûlants du bâtiment ou des travaux publics ? Ce rallongement du temps de travail, c'est semble-t-il, le prix à payer d'une augmentation globale de notre espérance de vie. Mais il est des métiers qui ne conservent pas vraiment. Doucement, M. Procuste !

Cela dit, la réforme comporte aussi des aspects positifs. Notamment la majoration de 5 % par enfant, qui donnera un ballon d'oxygène aux familles, ainsi qu'aux femmes seules, dont les pensions sont en moyenne, plus faibles que celles des hommes. Plus de justice aussi avec les points de solidarité, qui devraient « gommer » les vicissitudes des carrières « hachées » par le chômage, la maladie, les grossesses. Enfin, un minimum retraite à 85 % du Smic, y compris pour les artisans, commerçants et agriculteurs irait aussi dans le sens d'une plus grande solidarité entre les catégories sociales.

Evidemment, ce rapport fait aussi grogner. Tant du côté des syndicats que de l'opposition. Des postures peu surprenantes, où chacun fourbit ses armes à l'orée d'un véritable marathon : le texte doit passer entre les mains du gouvernement, puis des partenaires sociaux pour aboutir au Parlement en 2020. D'ici là, le lit de Procuste sera toujours aussi rude.


Dans cet article, l'exemple de Procuste est extrêmement bien choisi pour parler de ce système qui uniformiserait le calcul de la retraite pour tous les employés, sans tenir compte de leurs fonctions et leur statuts, donc un traitement bien trop systématique pour une réalité bien plus complexe.


Cette expression peut donc être pertinente dans de nombreux domaines linguistiques, économiques, philosophiques et même informatiques. Il n'est pas étonnant qu'on la trouve dans le titre d'ouvrages traitant de sujets très différents.


   
         
       

 


         

Yann A., 206