Les deux victoires successives de Lucius, et les circonstances bizarres qui les avaient accompagnées, avaient produit, comme nous l'avons dit, une impression profonde sur l'esprit des spectateurs : la Grèce avait été autrefois la terre aimée des dieux ; Apollon, exilé du ciel, s'était fait berger et avait gardé les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie ; Vénus, née au sein des flots, et poussée par les Tritons vers la plage la plus voisine, avait abordé près de Hélos, et, libre de se choisir les lieux de son culte, avait préféré Gnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les autres pays du monde. Enfin, les Arcadiens, disputant aux Crétois l'honneur d'être les compatriotes du roi des dieux, faisaient naître Jupiter sur le mont Lycée, et cette prétention, fût-elle fausse, il était certain du moins que, lorsqu'il lui fallut choisir un empire, enfant au souvenir pieux, il posa son trône au sommet de l'Olympe. Hé bien, tous ces souvenirs des âges fabuleux s'étaient représentés, grâce à Lucius, à l'imagination poétique de ce peuple que les Romains avaient déshérité de son avenir, mais n'avaient pu dépouiller de son passé : aussi les concurrents qui s'étaient présentés pour lui disputer le prix du chant se retirèrent-ils en voyant le mauvais destin de ceux qui lui avaient disputé la palme de la lutte et de la course. On se rappelait le sort de Marsyas luttant avec Apollon, et des Piérides défiant les Muses. Lucius resta donc seul des cinq concurrents qui s'étaient fait inscrire : mais il n'en fut pas moins décidé par le proconsul que la fête aurait lieu au jour et à l'heure dits.

Le sujet choisi par Lucius intéressait vivement les Corinthiens : c'était un poème sur Médée, que l'on attribuait à l'empereur César Néron lui-même ; on sait que cette magicienne, conduite à Corinthe par Jason qui l'avait enlevée, et abandonnée par lui dans cette ville, avait déposé au pied des autels ses deux fils, les mettant sous la garde des dieux, tandis qu'elle empoisonnait sa rivale avec une tunique semblable à celle de Nessus. Mais les Corinthiens, épouvantés du crime de la mère, avaient arraché les enfants du temple, et les avaient écrasés à coups de pierres. Ce sacrilège ne resta point impuni ; les dieux vengèrent leur majesté outragée, et une maladie épidémique vint frapper alors tous les enfants des Corinthiens. Cependant, comme plus de quinze siècles s'étaient écoulés depuis cette époque, les descendants des meurtriers niaient le crime de leurs pères. Mais une fête instituée tous les ans le jour du massacre des deux victimes, l'habitude de faire porter aux enfants une robe noire, et de leur raser la tête jusqu'à l'âge de cinq ans, en signe d'expiation, était une preuve évidente que la terrible vérité l'avait emporté sur toutes les dénégations ; il est donc facile de comprendre combien cette circonstance ajoutait à la curiosité des assistants.

Aussi comme la multitude qui avait afflué à Corinthe ne pouvait se placer tout entière dans ce théâtre qui, beaucoup plus petit que le stade et l'hippodrome, ne contenait que vingt mille spectateurs, on avait distribué aux plus nobles des Corinthiens et aux plus considérables des étrangers, de petites tablettes d'ivoire sur lesquelles étaient gravés des numéros qui correspondaient à d'autres chiffres creusés sur les gradins. Des désignateurs, placés de précinctions en précinctions, étaient chargés de faire asseoir tout le monde, et de veiller à ce que nul n'usurpât les places désignées ; aussi, malgré la foule qui se pressait au dehors, tout se passa-t-il avec la plus grande régularité.

Pour amortir le soleil du mois de mai, le théâtre était couvert d'un immense velarium : c'était un voile azuré, composé d'un tissu de soie parsemé d'étoiles d'or, et au centre duquel, dans un cercle radieux, on voyait Néron en costume de triomphateur et monté sur un char traîné par quatre chevaux. Malgré l'ombre dont cette espèce de tente couvrait le théâtre, la chaleur était si grande que beaucoup de jeunes gens tenaient à la main de grands éventails de plume de paon, avec lesquels ils rafraîchissaient les femmes plutôt couchées qu'assises sur des coussins de pourpre, ou des tapis de Perse, que des esclaves avaient placés d'avance sur les gradins qui leur étaient réservés. Parmi ces femmes, on voyait Acté qui, n'osant porter les couronnes que lui avait vouées le vainqueur, s'était coiffée entremêlant à ses cheveux les deux feuilles d'or apportées par la colombe. Seulement, au lieu d'une cour de jeunes gens folâtrant auprès d'elle, comme autour de la plupart des femmes présentes au spectacle, elle avait son père, dont la belle figure grave, mais en même temps souriante, indiquait l'intérêt qu'il prenait aux triomphes de son hôte, ainsi que la fierté qu'il en avait ressentie. C'était lui qui, confiant dans la fortune de Lucius, avait déterminé sa fille à venir, certain que cette fois encore ils assisteraient à une victoire.

L'heure annoncée pour le spectacle approchait et chacun était dans l'attente la plus vive et la plus curieuse, lorsqu'un bruissement pareil à celui du tonnerre retentit, et qu'une légère pluie tomba sur les spectateurs et rafraîchit l'atmosphère qu'elle embauma. Tous les assistants battirent des mains, car ce tonnerre, produit par deux hommes qui roulaient derrière la scène des cailloux dans un vase d'airain, étant celui de Claudius Pulcher, annonçait que le spectacle allait commencer ; quant à cette pluie, ce n'était autre chose qu'une rosée de parfums, composée d'une infusion de safran de Cilicie, qui s'échappait par jets des statues qui couronnaient le pourtour du théâtre. Un moment après la toile s'abaissa, et Lucius parut la lyre à la main, ayant à sa gauche l'histrion Pâris chargé de faire les gestes pendant qu'il chantait, et derrière lui le choeur, conduit par le chorège, dirigé par un joueur de flûte et réglé par un mime.

Aux premières notes que laissa tomber le jeune Romain il fut facile de reconnaître un chanteur habile et exercé ; car, au lieu d'entamer à l'instant même son sujet, il le fit précéder d'une espèce de gamme contenant deux octaves et une quinte, c'est-à-dire la plus grande étendue de voix humaine que l'on eût entendue depuis Timothée ; puis ce prélude achevé avec autant de facilité que de justesse, il entra dans son sujet.

Apollon Citharède
in Lanciani, Wanderings, p.57

C'était, comme nous l'avons dit, les aventures de Médée, la femme à la ravissante beauté, la magicienne aux terribles enchantements. En maître habile dans l'art scénique, l'empereur Claudius César Néron avait pris la fable au moment où Jason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux rives de la Colchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès, cueillant des fleurs sur la rive. A ce premier chant, Acté tressaillit : c'est ainsi qu'elle avait vu arriver Lucius ; elle aussi cueillait des fleurs lorsque la birème aux flancs d'or toucha la plage de Corinthe, et elle reconnut dans les demandes de Jason, et dans les réponses de Médée, les propres paroles échangées entre elle et le jeune Romain.

En ce moment, et comme si pour de si doux sentiments il fallait une harmonie particulière, Sporus, profitant d'une interruption faite par le choeur, s'avança, tenant une lyre montée sur le mode ionien, c'est-à-dire à onze cordes : cet instrument était pareil à celui dont Thimotée fit retentir les sons aux oreilles des Lacédémoniens, et que les éphores jugèrent si dangereusement efféminé, qu'ils déclarèrent que le chanteur avait blessé la majesté de l'ancienne musique, et tenté de corrompre les jeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens avaient rendu ce décret vers le temps de la bataille d'Aegos-Potamos, qui les rendit maîtres d'Athènes.

Or, quatre siècles s'étaient écoulés depuis cette époque ; Sparte était au niveau de l'herbe, Athènes était l'esclave de Rome, la Grèce était réduite au rang de province ; la prédiction d'Euripide s'était accomplie, et, au lieu de faire retrancher par l'exécuteur des décrets publics quatre cordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec un enthousiasme qui tenait de la fureur ! Quand à Acté, elle écoutait sans voix et sans haleine ; car il lui semblait que c'était sa propre histoire que son amant avait commencé de raconter.

En effet, comme Jason, Lucius venait enlever un prix merveilleux, et déjà deux tentatives couronnées de succès avaient annoncé que, comme Jason, il serait vainqueur ; mais, pour célébrer la victoire, il fallait une autre lyre que celle sur laquelle il avait chanté l'amour. Aussi du moment où, après avoir rencontré Médée au temple d'Hécate, il a obtenu de sa belle maîtresse l'aide de son art magique, et les trois talismans qui doivent l'aider à surmonter les obstacles terribles qui s'opposent à la conquête de la toison, c'est sur une lyre lydienne, lyre aux tons tantôt graves et tantôt perçants, qu'il entreprend sa conquête : c'est alors qu'Acté frémit de tout son corps : car elle ne peut dans son esprit séparer Jason de Lucius : elle suit le héros, frotté des sucs magiques qui le rendent invulnérable, dans la première enceinte où se présentent à lui deux taureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux cornes d'airain, et à la bouche qui vomit le feu ; mais à peine Jason les a-t-il touchés du fouet enchanté, qu'ils se laissent tranquillement attacher à une charrue de diamant, et que l'héroïque laboureur défriche les quatre arpents consacrés à Mars. De là, il passe dans la seconde enceinte, et Acté l'y suit : à peine y est-il, qu'un serpent gigantesque dresse sa tête au milieu d'un bois d'oliviers et de lauriers-roses qui lui sert de retraite, et s'avance en sifflant contre le héros. Alors une lutte terrible commence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise ses dents en vaines morsures, il s'épuise inutilement à le presser dans ses replis, tandis qu'au contraire chaque coup de l'épée de Jason lui fait de profondes blessures : bientôt c'est le monstre qui recule, et Jason qui attaque : c'est le reptile qui fuit, et l'homme qui le presse ; il entre dans une caverne étroite et obscure : Jason, rampant comme lui, y entre derrière lui, puis ressort bientôt tenant à la main la tête de son adversaire ; alors il revient au champ qu'il a labouré, et, dans les profondes rides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre, il sème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgit vivante et belliqueuse une race d'hommes armés qui se précipitent sur lui. Mais Jason n'a qu'à jeter au milieu d'eux le caillou que lui a donné Médée, pour que ces hommes tournent leurs armes les uns contre les autres et, occupés de s'entretuer le laissent pénétrer jusqu'à la troisième enceinte, au milieu de laquelle s'élève l'arbre au tronc d'argent, au feuillage d'émeraude, et aux fruits de rubis, aux branches duquel pend la toison d'or, dépouille du bélier Phryxus. Mais un dernier ennemi reste plus terrible et plus difficile à vaincre qu'aucun de ceux qu'a déjà combattus Jason : c'est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées, couvert d'écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérable que celui qui l'attaque : aussi avec ce dernier antagoniste les armes sont- elles différentes ; c'est une coupe d'or pleine de lait que Jason pose à terre, et où le monstre vient boire un breuvage soporifique qui amène un sommeil profond, pendant lequel l'aventureux fils d'Eson enlève la toison d'or. Alors Lucius reprend la lyre ionienne, car Médée attend le vainqueur, et il faut que Jason trouve des paroles d'amour assez puissantes pour déterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à le suivre sur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfin l'amour l'emporte : Médée, tremblante et demi-nue, quitte son vieux père pendant son sommeil ; mais, arrivée aux portes du palais, une dernière fois elle veut revoir encore celui qui lui a donné le jour : elle retourne, le pied timide, la respiration suspendue, elle entre dans la chambre du vieillard, s'approche du lit, se penche sur son front, pose un baiser d'adieu éternel sur ses cheveux blancs, jette un cri sanglotant que le vieillard prend pour la voix d'un songe, et revient se jeter dans les bras de son amant, qui l'attend au port et qui l'emporte évanouie dans ce vaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même sur les chantiers d'Iolchos, et sous la quille duquel les flots se courbent obéissants ; si bien qu'en revenant à elle, Médée voit les rives paternelles décroître à l'horizon, et quitte l'Asie pour l'Europe, le père pour l'époux, le passé pour l'avenir.

Cette seconde partie du poème avait été chantée avec tant de passion et d'entraînement par Lucius, que toutes les femmes écoutaient avec une émotion puissante : Acté surtout, comme Médée, prise du frisson ardent de l'amour, l'oeil fixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine, croyait écouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art magique lui représentait le passé et l'avenir. Aussi au moment où Médée pose ses lèvres sur les cheveux blancs d'Aetès et laisse échapper de son cœur brisé le dernier sanglot de l'amour filial à l'agonie, Acté se serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elle appuya sa tête sur l'épaule du vieillard. Quand à Lucius, son triomphe était complet : à la première interruption du poème, il avait été applaudi avec fureur ; cette fois c'étaient des cris et des trépignements, et lui seul put faire taire, en reprenant la troisième partie de son drame, les clameurs d'enthousiasme que lui-même avait excitées.

Cette fois encore il changea de lyre, car ce n'était plus l'amour virginal ou voluptueux qu'il avait à peindre ; ce n'était plus le triomphe de l'amant et du guerrier, c'étaient l'ingratitude de l'homme, les transports jaloux de la femme : c'était l'amour furieux, délirant, frénétique ; l'amour vengeur et homicide, et alors le mode dorien seul pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes ses fureurs.

Médée vogue sur le vaisseau magique, elle aborde en Phéacie, touche à Iolchos pour payer une dette filiale au père de Jason, en le rajeunissant ; puis elle aborde à Corinthe, où son amant l'abandonne pour épouser Creuse, fille du roi d'Epire. C'est alors que la femme jalouse remplace la maîtresse dévouée. Elle enduit une robe d'un poison dévorant, et l'envoie à la fiancée qui s'en enveloppe sans défiance ; puis, pendant qu'elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jason infidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserve aucun souvenir de l'amante, elle égorge elle-même ses deux fils et disparaît sur un char traîné par des dragons volants.

A cet endroit du poème, qui flattait l'orgueil des Corinthiens en rejetant, comme l'avait déjà fait Euripide, l'assassinat des enfants sur leur mère, les applaudissements et les bravos firent place à des cris et à des trépignements, au milieu desquels éclatait la voix bruyante des castagnettes, instruments destinés à exprimer au théâtre le dernier degré d'enthousiasme. Alors ce ne fut plus seulement la couronne d'olivier préparée par le proconsul qui fut décernée au chanteur merveilleux, ce fut une pluie de fleurs et de guirlandes que les femmes arrachaient de leur tête, et jetaient frénétiquement sur le théâtre. Un instant on eût pu craindre que Lucius ne fût étouffé sous les couronnes, comme l'avait été Tarpeïa sous les boucliers sabins ; d'autant plus qu'immobile et en apparence insensible à ce triomphe inouï, il cherchait des yeux, au milieu de ces femmes, celle-là surtout aux yeux de laquelle il était jaloux de triompher. Enfin, il l'aperçut à demi morte aux bras du vieillard, et, seule au milieu de ces belles Corinthiennes, ayant encore sur la tête sa parure de fleurs. Alors il la regarda avec des yeux si tendres, il étendit vers elle des bras si suppliants, qu'Acté porta sa main à sa couronne, la détacha de son front, mais manquant de force pour l'envoyer jusqu'à son amant, la laissa tomber au milieu de l'orchestre, et se jeta en pleurant dans les bras de son père.

Le lendemain, au point du jour, la birème d'or flottait sur les eaux bleues du golfe de Corinthe, légère et magique comme le navire Argo ; comme lui elle emportait une autre Médée, infidèle à son père et à son pays : c'était Acté soutenue par Lucius, et qui, pâle et debout sur le couronnement de la poupe, regardait, à travers un voile, s'abaisser graduellement les montagnes du Cythéron, à la base desquelles s'appuie Corinthe. Immobile, l'oeil fixe et la bouche entrouverte, elle resta ainsi tant qu'elle put voir la ville couronnant la colline, et la citadelle dominant la ville. Puis, lorsque la ville, la première, eut disparu derrière les vagues, lorsque la citadelle, point blanc perdu dans l'espace, balancé quelque temps encore au sommet des flots, se fut effacé comme un alcyon qui plonge dans la mer, un soupir, où s'épuisèrent toutes les forces de son âme, s'échappa de sa poitrine, ses genoux faiblirent, et elle tomba évanouie aux pieds de Lucius.


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