Cependant, au milieu de l'ivresse de son triomphe, l'empereur n'avait point oublié Acté. La jeune Grecque n'était point encore revenue de la surprise mêlée d'épouvante que lui avaient causée le nom et le titre de son amant, lorsqu'elle vit s'approcher d'elle deux esclaves liburniens qui, de la part de Néron, l'invitèrent respectueusement à les suivre. Acté obéit machinalement, ignorant où on la conduisait, ne pensant pas même à le demander, tant elle était abîmée dans cette idée terrible qu'elle était la maîtresse de cet homme dont elle n'avait jamais entendu prononcer le nom qu'avec terreur. Au bas du Capitole, entre le Tabularium et le temple de la Concorde, elle trouva une litière magnifique portée par six esclaves égyptiens, la poitrine ornée de plaques d'argent poli en forme de croissant, les bras et les jambes entourés d'anneaux du même métal, et, assise près de la litière, Sabina, qu'elle avait perdue un instant de vue au milieu du triomphe, et qu'elle retrouvait là justement comme pour compléter tous ses souvenirs. Acté monta dans la litière, s'y coucha sur des coussins de soie et s'avança vers le Palatin, accompagnée par Sabina qui, la suivant à pied, marchait à côté d'elle et dirigeait sur sa maîtresse l'ombre d'un grand éventail en plumes de paon, fixé au bout d'un roseau des Indes. Pendant trois cents pas à peu près, la litière suivit sur la voie Sacrée le même chemin qu'Acté avait parcouru à la suite de César ; puis bientôt, prenant à droite, elle passa entre le temple de Phoebé et celui de Jupiter-Stator, monta quelques degrés qui conduisaient au Palatin, puis, arrivée sur le magnifique plateau qui couronne la montagne, elle la côtoya un instant du côté qui dominait la rue Suburanne et la Via Nova ; enfin, arrivée en face de la fontaine Juturne, elle s'arrêta sur le seuil d'une petite maison isolée, et aussitôt les deux Liburniens apportèrent à chaque côté de la litière un marche-pied couvert d'un tapis de pourpre ; afin que celle que l'empereur venait de leur donner pour maîtressse ne prît pas même la peine d'indiquer d'un signe le côté par lequel elle désirait de descendre.

Acté était attendue, car la porte s'ouvrit à son approche, et, lorsqu'elle l'eut franchie, se referma derrière elle sans qu'elle vît la personne chargée des fonctions de janitor. Sabina l'accompagnait seule, et, sans doute pensant qu'après une route longue et fatigante le premier désir de sa maîtresse devait être celui de se mettre au bain, elle la conduisit à l'apodyterium, chambre que l'on appelait ainsi d'un verbe grec qui signifie dépouiller ; mais, arrivée là, Acté, tout émue et toute préoccupée encore de cette fatalité étrange qui l'avait entraînée à la suite du maître du monde, s'assit sur le banc qui régnait à l'entour de la salle, en faisant à Sabina signe d'attendre un instant. A peine était-elle plongée dans ses rêveries, que, comme si le maître invisible et puissant qu'elle s'était choisi avait craint qu'elle ne s'y abandonnât, une musique douce et sonore se fit entendre, sans qu'on pût préciser l'endroit d'où elle partait : en effet, les musiciens étaient disposés de manière que toute la chambre fût ceinte d'harmonie. Sans doute Néron, qui avait remarqué l'influence que prenaient sur la jeune Grecque ces sons mystérieux, dont plusieurs fois dans la traversée il avait été à même de suivre les effets, avait ordonné d'avance cette distraction à des souvenirs dont il désirait de combattre la puissance. Si telle avait été sa pensée, il ne fut point trompé dans son attente ; car à peine la jeune fille eut-elle entendu ces accords, qu'elle releva doucement la tête, que les pleurs qui coulaient sur ses joues s'arrêtèrent, et qu'une dernière larme, s'échappant de ses yeux, trembla un instant au bout de ses longs cils comme une goutte de rosée aux pistils d'une fleur, et, comme la rosée aux rayons du soleil, sembla bientôt se sécher au feu du regard qu'elle avait obscurci ; en même temps, une vive teinte de pourpre reparut sur ses lèvres pâlies et entrouvertes comme pour un sourire ou pour un baiser.

Alors Sabina s'approcha de sa maîtresse, qui, au lieu de se défendre davantage, l'aida elle-même à détacher ses vêtements qui, les uns après les autres, tombèrent à ses pieds, la laissant nue et rougissante, comme la Vénus pudique : c'était une beauté si parfaite et si virginale qui venait de se dévoiler, que l'esclave elle-même sembla rester en extase devant elle, et que, lorsqu'Acté, pour s'avancer vers la seconde chambre, posa la main sur son épaule nue, elle la sentit frémir par tout le corps et vit les joues pâles de Sabina se couvrir à l'instant de rougeur, comme si une flamme l'eût touchée. A cette vue, Acté s'arrêta, craignant d'avoir fait mal à sa jeune suivante ; mais celle-ci, devinant le motif de son hésitation, lui saisit aussitôt la main qu'elle avait soulevée, et, l'appuyant de nouveau sur son épaule, elle entra avec elle dans le tepidarium.

C'était une vaste chambre carrée, au milieu de laquelle s'étendait un bassin d'eau tiède pareil à un lac ; de jeunes esclaves, la tête couronnée du roseaux, de narcisses et de nymphéas, se jouaient à sa surface comme une troupe de naïades, et à peine eurent-elles aperçu Acté, qu'elles poussèrent vers le bord le plus proche d'elle une conque d'ivoire incrustée de corail et de nacre. C'était une suite d'enchantements si rapides, qu'Acté s'y laissait aller comme à un songe. Elle s'assit donc sur cette barque fragile, et, en un instant, comme Vénus entourée de sa cour marine, elle se trouva au milieu de l'eau.

Alors cette délicieuse musique qui l'avait déjà charmée se fit entendre de nouveau ; bientôt les voix des naïadesse mêlèrent à ces accents : elles disaient la fable d'Hylas allant puiser de l'eau sur les rivages de la Troade, et, comme les nymphes du fleuve Ascanius appelaient le favori d'Hercule du geste et de la voix, elles tendaient les bras à Acté, et l'invitaient, en chantant, à descendre au milieu d'elles. Les jeux de l'onde étaient familiers à la jeune Grecque ; mille fois avec ses compagnes elle avait traversé à la nage le golfe de Corinthe ; aussi s'élança-t-elle sans hésitation au milieu de cette mer tiède et parfumée, où ses esclaves la reçurent comme leur reine.

C'étaient toutes des jeunes filles choisies parmi les plus belles ; les unes avaient été enlevées au Caucase, les autres à la Gaule ; celles-ci venaient de l'Inde, celles-là d'Espagne ; et cependant, au milieu de cette troupe d'élite choisie par l'amour pour la volupté, Acté semblait une déesse. Au bout d'un instant, lorsqu'elle eut glissé sur la surface de l'eau comme une sirène, lorsqu'elle eut plongé comme une naïade, lorsqu'elle se fut roulée dans ce lac factice, avec la souplesse et la grâce d'un serpent, elle s'aperçut que Sabina manquait à sa cour marine, et, la cherchant des yeux, elle l'aperçut assise et se cachant la tête dans sa rica. Familière et rieuse comme un enfant, elle l'appela : Sabina tressaillit et souleva le manteau qui lui voilait le visage ; alors, avec des rires d'une expression étrange et qu'Acté ne put comprendre, d'une voix folle et railleuse, ces femmes appelèrent toutes ensembles Sabina, sortant à moitié de l'eau pour l'inviter du geste à venir les joindre. Un instant la jeune esclave parut prête à obéir à cet appel ; quelque chose de bizarre se passait dans son âme : ses yeux étaient ardents, sa figure brûlante ; et cependant des larmes coulaient de ses paupières et se séchaient sur ses joues ; mais, au lieu de céder à ce qui était visiblement son désir, Sabina s'élança vers la porte, comme pour se soustraire à cette voluptueuse magie ; ce mouvement ne fut pas si rapide, cependant, qu'Acté n'eût le temps de sortir de l'eau et de lui barrer le passage au milieu des rires de toutes les esclaves ; alors Sabina parut près de s'évanouir ; ses genoux tremblèrent, une sueur froide coula de son front, enfin, elle pâlit si visiblement, qu'Acté, craignant qu'elle ne tombât, étendit les bras vers elle et la reçut sur sa poitrine nue ; mais aussitôt elle la repoussa en jetant un léger cri de douleur. Dans le paroxysme étrange dont l'esclave était agitée, sa bouche avait touché l'épaule de sa maîtresse et y avait imprimé une ardente morsure ; puis aussitôt, épouvantée de ce qu'elle avait fait, elle s'était élancée hors de la chambre.

Au cri poussé par Acté, les esclaves étaient accourues et s'étaient groupées autour de leur maîtresse ; mais celle-ci, tremblant que Sabina ne fût punie, avait été la première à renfermer sa douleur, et essuyait, en s'efforçant de sourire, une ou deux gouttes de sang qui roulaient sur sa poitrine, pareilles à du corail liquide : l'accident était du reste trop léger pour causer à Acté une autre impression que celle de l'étonnement ; aussi s'avança-t-elle vers la chambre voisine où devait se compléter le bain, et qu'on appelait le caldarium.

C'était une petite salle circulaire, entourée de gradins et garnie tout à l'entour de niches étroites contenant chacune un siège ; un réservoir d'eau bouillante occupait le milieu de la chambre et formait une vapeur aussi épaisse que celle qui, le matin, court à la surface d'un lac ; seulement, ce brouillard enflammé était échauffé encore par un fourneau extérieur, dont les flammes circulaient dans des tuyaux qui enveloppaient le caldarium de leurs bras rougis, et couraient le long des parois extérieures, comme le lierre contre une muraille.

Lorsqu'Acté, qui n'avait point encore l'habitude de ces bains connus et pratiqués à Rome seulement, entra dans cette chambre, elle fut tellement saisie par les flots de la vapeur qui roulaient comme des nuages, qu'haletante et sans voix, elle étendit les bras et voulut appeler au secours ; mais elle ne put que jeter des cris inarticulés et éclater en sanglots ; elle tenta alors de s'élancer vers la porte ; mais retenue dans les bras de ses esclaves, elle se renversa en arrière en faisant signe qu'elle étouffait. Aussitôt une de ses femmes tira une chaîne, et un bouclier d'or qui fermait le plafond s'ouvrit comme une soupape et laissa pénétrer un courant d'air extérieur au milieu de cette atmosphère qui allait cesser d'être respirable : ce fut la vie ; Acté sentit sa poitrine se dilater, une faiblesse douce et pleine de langueur s'empara d'elle ; elle se laissa conduire vers un des sièges et s'assit, commençant déjà à supporter avec plus de force cette température incandescente, qui semblait, au lieu du sang, faire courir dans les veines une flamme liquide ; enfin, la vapeur devint de nouveau si épaisse et si brûlante, que l'on fut obligé d'avoir recours une seconde fois au bouclier d'or, et avec l'air extérieur descendit sur les baigneuses un tel sentiment de bien-être, que la jeune Grecque commença à comprendre le fanatisme des dames romaines pour ce genre de bain qui, jusqu'alors, lui avait été inconnu, et qu'elle avait commencé par regarder comme un supplice. Au bout d'un instant la vapeur avait repris de nouveau son intensité ; mais cette fois, au lieu de lui ouvrir un passage, on la laissa se condenser au point qu'Acté se sentit de nouveau près de défaillir ; alors deux de ses femmes s'approchèrent avec un manteau de laine écarlate dont elles lui enveloppèrent entièrement le corps, et, la soulevant dans leurs bras à moitié évanouie, elles la transportèrent sur un lit de repos placé dans une chambre chauffée à une température ordinaire.

Là commença pour Acté une nouvelle opération aussi étrange, mais déjà moins imprévue et moins douloureuse que celle du caldarium ! Ce fut le massage, cette voluptueuse habitude que les Orientaux ont empruntée aux Romains et conservée jusqu'à nos jours. Deux nouvelles esclaves, habiles à cet exercice, commencèrent à la presser et à la pétrir jusqu'à ce que ses membres fussent devenus souples et flexibles ; alors elles lui firent craquer les unes après les autres toutes les articulations, sans douleur et sans effort ; après quoi, prenant dans de petites ampoules de corne de rhinocéros de l'huile et des essences parfumées, elles lui en frottèrent tout le corps, puis elles l'essuyèrent d'abord avec une laine fine, ensuite avec la mousseline la plus douce d'Egypte, et enfin avec des peaux de cygnes dont on avait arraché les plumes, et auxquelles on n'avait laissé que le duvet.

Pendant tout le temps qu'avait duré ce complément de sa toilette, Acté était restée les yeux à demi-fermés, plongée dans une extase langoureuse, sans voix et sans pensées, en proie à une somnolence douce et bizarre, qui lui laissait seulement la force de sentir une plénitude d'existence inconnue jusqu'alors. Non seulement sa poitrine s'était dilatée, mais encore à chaque aspiration il lui semblait que la vie affluait en elle par tous les pores. C'était une impression physique si puissante et si absolue, que non seulement elle put effacer les souvenirs passés, mais encore combattre les douleurs présentes : dans une pareille situation, il était impossible de croire au malheur, et la vie se présentait à l'esprit de la jeune fille comme une suite d'émotions douces et charmantes, échelonnées sans formes palpables dans un horizon vague et merveilleux !

Au milieu de ce demi-sommeil magnétique, de cette rêverie sans pensées, Acté entendit s'ouvrir une porte de la chambre au fond de laquelle elle était couchée ; mais comme, dans l'état bizarre où elle se trouvait, tout mouvement lui semblait une fatigue, elle ne se retourna même point, pensant que c'était quelqu'une de ses esclaves qui entrait ; elle demeura donc les yeux à demi-ouverts, écoutant venir vers son lit des pas lents et mesurés, dont chacun, chose étrange, paraissait, à mesure qu'ils s'approchaient, retentir en elle-même ; alors elle fit avec effort un mouvement de tête, et dirigeant son regard du côté du bruit, elle vit s'avancer, majestueuse et lente, une femme entièrement revêtue du costume des matrones romaines, et couverte d'une longue stole qui descendait de sa tête jusqu'à ses talons : arrivée près du lit, cette espèce d'apparition s'arrêta, et la jeune fille sentit se fixer sur elle un regard profond et investigateur, auquel, comme à celui d'une devineresse, il lui eût semblé impossible de rien cacher. La femme inconnue la regarda ainsi un instant en silence, puis d'une voix basse, mais sonore cependant, et dont chaque parole pénétrait, comme la lame glacée d'un poignard, jusqu'au cœur de celle à qui elle s'adressait : - Tu es, lui dit- elle, la jeune Corinthienne qui as quitté ta patrie et ton père pour suivre l'empereur, n'est-ce pas ?

Toute la vie d'Acté, bonheur et désespoir, passé et avenir, était renfermée dans ces quelques paroles, de sorte qu'elle se sentit inonder tout à coup comme d'un flux de souvenirs ; son existence de jeune fille cueillant des fleurs sur les rives de la fontaine Pyrène ; le désespoir de son vieux père lorsque le lendemain des jeux il l'avait appelée en vain ; son arrivée à Rome où s'était révélé à elle le terrible secret que lui avait caché jusque-là son impérial amant ; tout cela reparut vivant derrière le voile enchanté que soulevait le bras glacé de cette femme. Acté jeta un cri, et couvrant sa figure avec ses deux mains : - Oh ! oui, oui, s'écria-t-elle avec des sanglots, oui, je suis cette malheureuse ! ...

Un moment de silence succéda à cette demande et à cette réponse, moment pendant lequel Acté n'osa point rouvrir les yeux, car elle devinait que le regard dominateur de cette femme continuait de peser sur elle : enfin, elle sentit que l'inconnue lui prenait la main dont elle s'était voilé le visage, et croyant deviner dans son étreinte, toute froide et indécise qu'elle était, plus de pitié que de menace, elle se hasarda à soulever sa paupière mouillée de larmes. La femme inconnue la regardait toujours.

- Ecoute, continua-t-elle avec ce même accent sonore, mais cependant plus doux, le destin a d'étranges mystères ; il remet parfois aux mains d'un enfant le bonheur ou l'adversité d'un empire : au lieu d'être envoyée par la colère des dieux, peut-être es-tu choisie par leur clémence.

- Oh ! s'écria Acté, je suis coupable, mais coupable d'amour et voilà tout ; je n'ai pas dans le cœur un sentiment mauvais ! et ne pouvant plus être heureuse, je voudrais du moins voir tout le monde heureux ! ... Mais je suis bien isolée, bien faible et bien impuissante. Indique-moi ce que je puis faire et je le ferai ! ...

- D'abord, connais-tu celui auquel tu as confié ta destinée ?

- Depuis ce matin seulement je sais que Lucius et Néron ne sont qu'un même homme, et que mon amant est l'empereur. Fille de la Grèce antique, j'ai été séduite par la beauté, par l'adresse, par la mélodie. J'ai suivi le vainqueur des jeux ; j'ignorais que ce fût le maître du monde ! ...

- Et maintenant, reprit l'étrangère avec un regard plus fixe et une voix plus vibrante encore, tu sais que c'est Néron ; mais sais-tu ce que c'est que Néron ?

- J'ai été habituée à le regarder comme un dieu, répondit Acté.

- Eh bien, continua l'inconnue en s'asseyant, je vais te dire ce qu'il est, car c'est bien le moins que la maîtresse connaisse l'amant, et l'esclave le maître.

- Que vais-je entendre ? murmura la jeune fille.

- Lucius était né loin du trône : il s'en rapprocha par une alliance, il y monta par un crime.

- Ce ne fut pas lui qui le commit, s'écria Acté.

- Ce fut lui qui en profita, répondit froidement l'inconnue. D'ailleurs, la tempête qui avait abattu l'arbre avait respecté le rejeton. Mais le fils alla bientôt rejoindre le père : Britannicus se coucha près de Claude, et cette fois-ci, ce fut bien Néron qui fut le meurtrier.

- Oh ! qui peut dire cela ? s'écria Acté ; qui peut porter cette terrible accusation ?

- Tu doutes, jeune fille ? continua la femme inconnue, sans que son accent changeât d'expression, veux-tu savoir comment la chose se fit ? Je vais te le dire. Un jour que, dans une chambre voisine de celle où se tenait la cour d'Agrippine, Néron jouait avec de jeunes enfants, et que parmi ceux-ci jouait aussi Britannicus, il lui ordonna d'entrer dans la chambre du repas et de chanter des vers aux convives, croyant intimider l'enfant et lui attirer les rires et les huées de ses courtisans. Britannicus reçut l'ordre et y obéit : il entra vêtu de blanc dans la salle du triclinium, et, s'avançant pâle et triste au milieu de l'orgie, d'uns voix émue et les larmes dans les yeux, il chanta ces vers qu'Ennius, notre vieux poète, met dans la bouche d'Astyanax : - «O mon père ! ô ma patrie ! ô maison de Priam ! palais superbe ! temple aux gonds retentissants ! aux lambris resplendissants d'or et d'ivoire ! ... je vous ai vus tomber sous une main barbare, je vous ai vus devenir la proie des flammes ! » et soudain le rire s'arrêta pour faire place aux larmes, et, si effrontée que fût l'orgie, elle se tut devant l'innocence et la douleur. Alors tout fut dit pour Britannicus. Il y avait dans les prisons de Rome une empoisonneuse célèbre et renommée pour ses crimes ; Néron fit venir le tribun Pollio Julius qui était chargé de la garder, car il hésitait encore, lui empereur, à parler à cette femme. Le lendemain Pollio Julius lui apporta le poison, qui fut versé dans la coupe de Britannicus par ses instituteurs eux-mêmes ; mais, soit crainte, soit pitié, les meurtriers avaient reculé devant le crime : le breuvage ne fut pas mortel : alors Néron l'empereur, entends-tu bien ! Néron le dieu, comme tu l'appelais tout à l'heure, fit venir les empoisonneurs dans son palais, dans sa chambre, devant l'autel des dieux protecteurs du foyer, et là, là, il fit composer le poison. On l'essaya sur un bouc qui vécut encore cinq heures, pendant lesquelles on fit cuire et réduire la potion, puis on la fit avaler à un sanglier qui expira à l'instant même ! ... Alors Néron passa dans le bain, se parfuma, et mit une robe blanche ; puis il vint s'asseoir, le sourire sur les lèvres, à la table voisine de celle où dînait Britannicus.

- Mais, interrompit Acté d'une voix tremblante, mais si Britannicus fut réellement empoisonné, comment se fait-il que l'esclave dégustateur n'éprouva point les effets du poison ? Britannicus, dit-on, était atteint d'épilepsie depuis son enfance, et peut-être qu'un de ces accès...

- Oui, oui, voilà ce que dit Néron ! ... et c'est en ceci qu'éclata son infernale prudence. - Oui, toutes les boissons, tous les mets que touchait Britannicus étaient dégustés auparavant ; mais on lui présenta un breuvage si chaud que l'esclave put bien le goûter, mais que l'enfant ne put le boire ; alors on versa de l'eau froide dans le verre, et c'est dans cette eau froide qu'était le poison. Oh ! poison rapide et habilement préparé, car Britannicus, sans jeter un cri, sans pousser une plainte, ferma les yeux et se renversa en arrière. - Quelques imprudents s'enfuirent ! ... mais les plus adroits demeurèrent, tremblants et pâles, et devinant tout. - Quant à Néron, qui chantait à ce moment, il se pencha sur son lit, et, regardant Britannicus : - Ce n'est rien, dit-il, dans un instant la vue et le sentiment lui reviendront. - Et il continua de chanter. - Et cependant, il avait pourvu d'avance aux apprêts funéraires, un bûcher était dressé dans le Champ-de-Mars ; et, la même nuit, le cadavre, tout marbré de taches violettes, y fut porté. Mais, comme si les dieux refusaient d'être complices du fratricide, trois fois la pluie qui tombait par torrents éteignit le bûcher ! Alors Néron fit couvrir le corps de poix et de résine ; une quatrième tentative fut faite, et cette fois le feu, en consumant le cadavre, sembla porter au ciel, sur une colonne ardente, l'esprit irrité de Britannicus !

- Mais Burrhus ! mais Sénèque ! ... s'écria Acté.

- Burrhus ! Sénèque ! reprit avec amertume la femme inconnue ; on leur mit de l'argent plein les mains, de l'or plein la bouche, et ils se turent ! ...

- Hélas ! hélas ! murmura Acté.

- De ce jour, continua celle à qui tous ces secrets terribles semblaient être familiers, de ce jour Néron fut le noble fils des Aenobarbus, le digne descendant de cette race à la barbe de cuivre, au visage de fer et au cœur de plomb : de ce jour, il répudia Octavie, à qui il devait l'empire, l'exila dans la Campanie, où il la fit garder à vue, et, livré entièrement aux cochers, aux histrions et aux courtisanes, il commença cette vie de débauches et d'orgies qui depuis deux ans épouvante Rome. - Car celui que tu aimes, jeune fille, ton beau vainqueur olympique, celui que tout le monde appelle son empereur, celui que les courtisans adorent comme un dieu, lorsque la nuit est venue, sort de son palais déguisé en esclave, et, la tête coiffée d'un bonnet d'affranchi, court, soit au pont Milvius, soit dans quelque taverne de la Suburrane, et là, au milieu des libertins et des prostituées, des portefaix, des bateleurs, au son des cymbales d'un prêtre de Cybèle ou de la flûte d'une courtisane, le divin César chante ses exploits guerriers et amoureux ; puis, à la tête de cette troupe chaude de vin et de luxure, parcourt les rues de la ville, insultant les femmes, frappant les passants, pillant les maisons, jusqu'à ce qu'il rentre enfin au palais d'or, rapportant parfois sur son visage les traces honteuses qu'y a laissées le bâton infâme de quelque vengeur inconnu.

- Impossible ! impossible ! s'écria Acté, tu le calomnies !

- Tu te trompes, jeune fille, je dis à peine la vérité.

- Mais comment ne te punit-il pas de révéler de pareils secrets ?

- Cela pourra bien m'arriver un jour, et je m'y attends.

- Pourquoi alors t'exposes-tu ainsi à sa vengeance ? ...

- Parce que je suis peut-être la seule qui ne puisse pas la fuir.

- Mais qui donc es-tu ?

- Sa mère !

- Agrippine ! s'écria Acté, s'élançant hors du lit et tombant à genoux, Agrippine ! la fille de Germanicus ! ... soeur, veuve et mère d'empereurs ! ... Agrippine debout devant moi, pauvre fille de la Grèce ! ... Oh ! que me veux- tu ? ... Parle, commande, et je t'obéirai... A moins cependant que tu ne m'ordonnes de cesser de l'aimer ! car, malgré tout ce que tu m'as dit, je l'aime toujours.... Mais alors je puis, sinon t'obéir encore, du moins mourir.

- Au contraire, enfant, reprit Agrippine, continue d'aimer César de cet amour immense et dévoué que tu avais pour Lucius, car c'est dans cet amour qu'est tout mon espoir, car il ne faut rien moins que la pureté de l'une pour combattre la corruption de l'autre.

- De l'autre ! s'écria la jeune fille avec terreur. César en aime-t-il donc une autre ?

- Tu ignores cela, enfant ?

- Eh ! savais-je quelque chose ! ... Quand j'ai suivi Lucius, me suis-je informée de César ? Que me faisait l'empereur, à moi ? C'était un simple artiste que j'aimais, à qui j'offrais ma vie, croyant qu'il pouvait me donner la sienne ! Mais quelle est donc cette femme ? ...

- Une fille qui a renié son père, - une épouse qui a trahi son époux ! ... - une femme fatalement belle, à qui les dieux ont tout donné, excepté un cœur : - Sabina Poppaea.

- Oh ! oui, oui, j'ai entendu prononcer ce nom. J'ai entendu raconter cette histoire, quand j'ignorais qu'elle deviendrait la mienne. - Mon père, ne sachant pas que j'étais là, la disait tout bas à un autre vieillard, et ils en rougissaient tous deux ! Cette femme n'avait-elle pas quitté Crispinus, son époux, pour suivre Othon, son amant ? .... Et son amant, à la suite d'un dîner, ne la vendit-il pas à César pour le gouvernement de la Lusitanie ?

- C'est cela ! c'est cela ! s'écria Agrippine.

- Et il l'aime ! ... il l'aime encore ! murmura douloureusement Acté.

- Oui, reprit Agrippine, avec l'accent de la haine oui, il l'aime encore, oui, il l'aime toujours, car il y a là-dessous quelque mystère, quelque philtre, quelque hippomane maudit, comme celui qui fut donné par Césonie à Caligula ! ...

- Justes dieux ! s'écria Acté, suis-je assez punie ? suis-je assez malheureuse ! ...

- Moins malheureuse et moins punie que moi, reprit Agrippine, car tu étais libre de ne pas le prendre pour amant, et moi, les dieux me l'ont imposé pour fils. Eh bien ! comprends-tu maintenant ce qui te reste à faire ?

- A m'éloigner de lui, à ne plus le revoir.

- Garde-t'en bien, enfant. - On dit qu'il t'aime.

- Le dit-on ? est-ce vrai ? le croyez-vous ?

- Oui.

- Oh ! soyez bénie !

- Eh bien ! il faut donner une volonté, un but, un résultat à cet amour ; il faut éloigner de lui ce génie infernal qui le perd, et tu sauveras Rome, l'empereur, et peut-être moi-même.

- Toi-même - Crois-tu donc qu'il oserait... ?

- Néron ose tout ! ...

- Mais je suis insuffisante à un tel projet, moi ! ...

- Tu es peut-être la seule femme assez pure pour l'accomplir.

- Oh ! non, non ! mieux vaut que je parte ! ... que je ne le revoie jamais !

- Le divin empereur fait demander Acté, dit d'une voix douce un jeune esclave qui venait d'ouvrir la porte.

- Sporus ! s'écria Acté avec étonnement.

- Sporus ! murmura Agrippine en se couvrant la tête de sa stole.

- César attend, reprit l'esclave après un moment de silence.

- Va donc ! dit Agrippine.

- Je te suis, dit Acté.


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