La lune, par-dessus la mer et les Jardins de la Déesse, penchait ses montagnes de clarté. Melitta, la petite fille si frêle et si menue que Démétrios avait prise un instant et qui s'était offerte à le mener en personne près de Chimairis la Chiromantide, Melitta était restée là, seule avec la devineresse toujours farouche et accroupie.

«Ne suis pas cet homme, lui dit Chimairis.

- Oh ! mais je ne lui ai même pas demandé si je le reverrais... Laisse-moi courir après lui, l'embrasser, et je reviens...

- Non, tu ne le reverras pas. Et cela vaut mieux, ma fille. Celles qui le voient une fois connaissent la douleur. Celles qui le voient deux fois jouent avec la mort.

- Pourquoi dis-tu cela ? Moi qui viens de le voir, je n'ai joué qu'avec le plaisir dans son bras.

- Tu lui as dû le plaisir parce que tu ne sais pas ce qu'est la volupté, ma toute petite. Oublie-le comme un camarade et félicite-toi de n'avoir pas douze ans.

- On est donc bien malheureuse quand on est grande ? dit l'enfant. Toutes les femmes d'ici parlent sans cesse de leurs peines, et moi qui ne pleure guère, j'en vois tant pleurer !»

Chimairis s'enfonça les deux mains dans sa chevelure et poussa un gémissement. Le bouc secoua son collier d'or en tournant la tête vers elle, mais elle ne le regarda point.

Melitta reprit avec intention :

«Pourtant je connais une femme heureuse. C'est ma grande amie, c'est Chrysis... Celle-là ne pleure pas, j'en suis bien sûre.

- Elle pleurera, dit Chimairis.

- Oh ! prophétesse de malheur ! retire ce que tu as dit, vieille folle, ou je te déteste !»

Mais, devant le geste de la petite, le bouc noir se cabra tout droit, les pattes repliées, les cornes en avant.

Melitta s'enfuit au hasard.

A vingt pas de là elle éclatait de rire devant un couple ridicule aperçu entre deux buissons. Et cela suffit à changer le cours de ses jeunes méditations.

Elle prit par le plus long pour rentrer dans sa case ; puis elle se résolut à ne pas rentrer du tout. Le clair de lune était magnifique, la nuit chaude, les jardins pleins de voix, de rires et de chants. Satisfaite de ce qu'elle avait gagné en recevant Démétrios, elle eut l'envie soudaine de vagabonder comme une fille de chemins et de buissons, en plein bois, avec les passants pauvres. Ainsi fut-elle prise deux ou trois fois contre un arbre, une stèle ou un banc ; elle s'en amusa comme d'un jeu nouveau dont le décor suffisait à changer la méthode. Un soldat debout au milieu d'un sentier la souleva dans ses bras robustes et se montra identique au Dieu des Jardins, qui s'unit aux jardinières sans avoir besoin de leur faire toucher le sol. Alors elle eut un cri de triomphe.

échappée de nouveau et reprenant sa course à travers une colonnade de palmiers, elle rencontra un jeune garçon appelé Mikyllos qui semblait perdu dans la forêt. Elle s'offrit de lui servir de guide, mais elle l'égara délibérément pour le conserver tout à elle. Mikyllos n'ignora longtemps ni les desseins de Melitta, ni ses minuscules capacités. Bientôt camarades plutôt qu'amants, ils coururent côte à côte dans un isolement de plus en plus silencieux et tout à coup découvrirent la mer.

L'endroit où ils étaient parvenus se trouvait fort éloigné des régions où les courtisanes remplissaient à l'ordinaire leur religieuse profession. Pourquoi choisissaient-elles d'autres rendez-vous que celui-ci, admirable entre tous, elles n'auraient su le dire. Les bois où se mêle la foule connaissent vite leur allée centrale et constituent une fois pour toutes leurs réseaux de sentiers, d'étoiles et de carrefours. Aux alentours, et quels que soient le charme ou la beauté des sites, il se fait un vide éternel où dominent en paix les végétations.

Mikyllos et Melitta arrivèrent ainsi la main dans la main à la limite du bois public, à la courte haie d'aloès qui dessinait une démarcation inutile entre les jardins d'Aphrodite et les jardins de son grand prêtre.

Encouragés par le silence, par la solitude de ce désert fleuri, tous deux franchirent sans peine la muraille irrégulière des plantes grasses et biscornues. A leurs pieds, la mer Méditerranée battait doucement le rivage, par petits flots légers comme les franges d'un fleuve. Les deux enfants s'y plongèrent jusqu'à la moitié du corps et se poursuivirent en riant, pour essayer dans l'eau des unions difficiles qu'ils interrompaient vite comme des jeux mal connus. Puis, lumineux et ruisselants, secouant au clair de lune leurs jambes de grenouilles, ils sautèrent sur la berge obscure.

Une trace de pas sur le sable les conduisait en avant. Ils suivirent.

La nuit brillait avec un éclat extraordinaire. Ils marchaient, couraient, luttaient du bout des doigts : leurs ombres nettes et noires résumaient derrière eux la silhouette de leur couple. Jusqu'où iraient-ils de la sorte ? Ils ne voyaient plus qu'eux seuls dans l'immense horizon bleui...

Mais soudain Melitta cria :

«Ah !... regarde...

- Qu'y a-t-il ?

- Une femme...

- Une courtisane... Oh ! l'impudique ! elle s'est endormie sur la place...»

Melitta secoua la tête :

«Non... Oh ! non ; je n'ose pas m'approcher, Mikyllos... ce n'est pas une courtisane, celle-ci.

- Je l'aurais cru.

- Non, Mikyllos, non, non, ce n'est pas l'une de nous... C'est Touni, la femme du grand prêtre... Et regarde-la bien... Elle n'est pas endormie... Oh ! Je n'ose pas m'approcher..., elle a les yeux ouverts... allons-nous-en... j'ai peur... j'ai peur...

Mikyllos fit trois pas sur la pointe du pied :

«Tu as raison, elle ne dort pas, Melitta, elle est morte, la pauvre femme.

- Morte ?

- Une épingle dans le cœur.»

Il avança la main pour la lui retirer, mais Melitta s'épouvantait :

«Non ! non ! ne la touche pas... c'est une personne sacrée... Reste auprès d'elle. Garde-la, protège-la... je vais appeler... je vais le dire aux autres.»

Et elle s'enfuit à toutes jambes dans la grande ombre des arbres noirs.

Mikyllos erra quelque temps seul et tremblant devant le jeune cadavre. Il toucha du doigt le sein transpercé. Puis, soit que la mort le terrifiât, soit qu'il craignît surtout d'être pris pour complice du meurtre, il détala tout à coup, mais sans dessein de prévenir personne.

La nudité froide de Touni resta comme auparavant, abandonnée dans la clarté.

Et longtemps après, le bois autour d'elle s'emplit d'une rumeur effrayante parce qu'elle était presque imperceptible.

De tous côtés, entre les troncs, entre les touffes, mille courtisanes pressées comme des brebis peureuses s'avançaient lentement, et leur masse immense ondulait d'un seul frisson.

Par un mouvement régulier comme celui de la mer qui battait le rivage, constamment le premier rang cédait la place à un autre, et il semblait que personne ne voulût être là pour découvrir la morte et la montrer d'abord.

Un grand cri, poussé aussitôt par mille bouches jusque dans le lointain, salua le pauvre cadavre aperçu au pied d'un arbre.

Mille bras nus s'élevèrent, mille autres ensuite, et l'on entendit des voix qui pleuraient :

«Déesse ! pas sur nous ! Déesse, pas sur nous ! Déesse, si tu te venges, épargne nos vies !» Une voix désespérée convoqua :

«Au Temple !»

Et toutes répétèrent :

«Au Temple ! Au Temple !»

Alors, un nouveau remous bouleversa la multitude. Sans plus oser regarder la morte qui gisait le dos sur la terre et les bras révulsés derrière le regard, toutes en foule, toutes les courtisanes, et les blanches et les noires, et celles de l'Orient et celles de l'Occident, et les robes somptueuses et les vagues nudités, s'échappèrent entre les arbres, gagnèrent les clairières, les sentiers, les routes, envahirent les vastes places, montèrent l'énorme escalier rose qui rougissait dans l'aube levante, et avec leurs frêles poings fermés heurtant les hautes portes de bronze, elles vagirent comme des enfants :

«Ouvrez-nous ! Ouvrez-nous !»


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