Livre III, chapitre 2 |
Excursion matinale sur les mers de la Campanie
«Dites-moi, demanda Ione à Glaucus pendant
qu'ils glissaient dans un bateau de promenade, sur le limpide
Sarnus, comment Apaecidès et vous, êtes-vous
venus me délivrer de cet homme ?
- Demandez plutôt à Nydia, répondit
l'Athénien en montrant la jeune aveugle qui
était assise non loin d'eux, appuyée sur sa
lyre ; c'est elle, ce n'est pas nous que vous devez
remercier. Il paraît qu'elle est venue chez moi, et
que, ne me trouvant pas dans ma demeure, elle a
pénétré jusque dans le temple d'Isis
pour chercher votre frère ; ils partirent pour se
rendre chez Arbacès ; en route, ils me
rencontrèrent au milieu de quelques amis.
J'étais si heureux de votre excellente lettre, que je
m'étais joint volontiers à leur troupe joyeuse.
L'oreille si fine de Nydia reconnut ma voix sans peine ; peu
de mots suffirent pour me faire accompagner Apaecidès ; je me gardais de dire à mes amis pourquoi je les
quittais : pouvais-je livrer votre nom à leur langue
légère et aux bruits du monde ? Nydia nous
conduisit à la porte du jardin par laquelle, plus
tard, nous vous avons ramenée ; nous entrâmes,
et nous allions nous plonger dans les détours
mystérieux de cette maison de malheur, lorsque votre
cri nous fit prendre une autre direction. Vous savez le
reste.»
Ione rougit vivement ; puis ses yeux
s'arrêtèrent sur ceux de Glaucus, et il comprit
toute la gratitude qu'elle ne pouvait pas exprimer.
«Viens ici, ma Nydia, dit-elle tendrement à la
Thessalienne : n'avais-je pas raison d'assurer que tu serais
ma soeur et mon amie ? N'as-tu pas été
déjà plus que cela, ma gardienne, ma
libératrice ?
- Je n'ai fait que mon devoir, répondit Nydia avec
froideur, et sans bouger.
- Ah ! j'oubliais, poursuivit Ione, que c'était
à moi d'aller vers toi.»
Elle se glissa le long du bateau, jusqu'à l'endroit
où Nydia était assise, et, jetant ses bras avec
tendresse autour de la jeune fille, couvrit ses joues de
baisers.
Nydia était ce matin-là plus pâle que
d'habitude, et sa pâleur s'accrut encore pendant
qu'elle se prêtait à regret aux embrassements de
la belle Napolitaine.
«Mais comment as-tu deviné si exactement, Nydia,
continua Ione, le danger auquel j'étais exposée ? Connaissais-tu donc l'Egyptien ?
- Oui, je connaissais ses vices.
- Et comment ?
- Noble Ione, j'ai été esclave chez des gens
vicieux ; ceux que je servais étaient les ministres de
ses plaisirs.
- Et tu as pénétré dans sa maison,
puisque tu connaissais si bien cette secrète
entrée ?
- J'ai joué de la lyre chez Arbacès,
répondit la Thessalienne avec embarras.
- Et tu as pu échapper à la contagion dont tu
as préservé Ione ? reprit la Napolitaine en
baissant la voix de manière à n'être pas
entendue de Glaucus.
- Noble Ione, je n'ai ni beauté, ni rang ; je suis une
enfant, une esclave, une aveugle. Ceux qu'on méprise
sont en sûreté.»
Nydia prononça d'un ton mêlé de douleur,
de fierté et d'indignation, cette humble
réponse, et Ione comprit qu'elle blesserait la jeune
fille en continuant ses questions. Elle demeura silencieuse,
et le bateau entra en ce moment dans la mer.
«Avouez, Ione, dit Glaucus, que j'ai eu raison, de vous
empêcher de passer cette belle matinée dans
votre chambre ; avouez que j'ai eu raison.
- Oui, vous avez eu raison, Glaucus, s'écria Nydia
brusquement.
- L'aimable enfant parle pour vous, reprit l'Athénien ; mais permettez que je me mette en face de vous, de peur que
notre léger bateau ne vienne à
chavirer.»
En parlant ainsi, il se plaça devant elle, et se
penchant de son côté, il s'imagina que
c'était l'haleine d'Ione, et non celle de
l'été, qui de son souffle parfumait la
mer.
«Vous avez à m'apprendre, dit-il à Ione,
pourquoi votre porte m'a été fermée
pendant quelques jours ?
- Oh ! ne parlons pas de cela, répondit-elle avec
vivacité ; j'ai prêté l'oreille à
ce que je sais maintenant être la malice et la
calomnie.
- Et mon calomniateur était l'Egyptien ? »
Le silence d'Ione répondit à cette
question.
«Ses motifs sont suffisamment
dévoilés.
- Ecartons son souvenir», dit Ione en couvrant son
visage de ses mains, comme pour cacher la confusion que lui
causait la pensée de cet homme.
«Peut-être est-il à présent sur les
mornes rives du Styx, dit Glaucus ; cependant, s'il en
était ainsi, nous aurions entendu parler de sa mort.
Il semble que votre frère ait ressenti l'influence de
l'âme ténébreuse d'Arbacès.
Lorsque nous sommes arrivés la dernière nuit
chez vous, il l'a quitté subitement. Voudra-t-il
jamais accepter mon amitié ?
- Il est consumé par un chagrin secret,
répondit Ione d'un air triste. Plût aux dieux
que nous pussions l'arracher à lui-même ! Unissons-nous pour cette bonne action.
- Ce sera mon frère, répliqua le Grec.
- Avec quel calme, reprit Ione, en s'efforçant
d'échapper à la sombre tristesse où le
souvenir d'Apaecidès l'avait plongée, avec quel
calme les nuages semblent reposer dans le ciel ! et
cependant, vous m'avez dit, car je n'en ai pas eu
connaissance par moi-même, qu'un tremblement de terre a
eu lieu cette nuit ?
- En effet, et plus violent, dit-on, que tous ceux qui se
sont produits depuis la grande convulsion d'il y a soixante
ans ; le royaume de Pluton, qui s'étend sous notre
campagne ardente, a paru agité d'une commotion
inaccoutumée. N'as-tu pas senti la terre trembler,
Nydia, dans l'endroit où tu étais assise ? et
n'est-ce pas la peur qui a fait couler tes larmes ?
- J'ai senti la terre s'agiter et remuer sous moi comme un
monstrueux serpent, répondit Nydia ; mais, comme je ne
voyais rien, je n'ai pas eu d'effroi. Je me suis
figuré que cette convulsion provenait de la magie de
l'Egyptien. On dit qu'il commande aux
éléments.
- Tu es Thessalienne, ma Nydia, reprit Glaucus, et tu as, par
origine, le droit de croire à la magie.
- La magie ! ... qui doute de la magie ? répliqua Nydia
avec naïveté. Est-ce vous ?
- Jusqu'à la dernière nuit (où un
prodige de la nécromancie m'a subjugué), je
n'avais pas voulu croire à d'autre magie qu'à
celle de l'amour, dit Glaucus d'une voix tendre et en
attachant ses yeux sur Ione.
- Ah ! dit Nydia avec une sorte de frisson, et elle tira
machinalement quelques sons de sa lyre ; cette harmonie
s'accordait bien avec la tranquillité des eaux et le
calme du soleil du midi.
- Joue-nous quelque chose, chère Nydia, dit Glaucus,
joue un de tes vieux airs thessaliens ; que ton chant parle
de magie ou non, à ton choix, mais qu'il parle d'amour !
- D'amour ! répéta Nydia en levant ses grands
yeux incertains, qu'on ne pouvait regarder sans un sentiment
de crainte et de pitié ; on ne se familiarisait pas
avec leur aspect : car il semblait étrange que leurs
globes errants et noirs ignorassent la lumière, avec
leur regard quelquefois mystérieux et fixe,
quelquefois inquiet et troublé, de sorte qu'en le
regardant on éprouvait la même impression vague,
glaçante et presque surnaturelle qu'on éprouve
en présence d'une personne privée de la raison,
de celles qui, ayant une vie extérieure comme la
nôtre, ont de plus une vie intérieure
différente, inexplicable, impossible à
saisir.
«Vous voulez donc un chant d'amour ? dit-elle en fixant
ses yeux sur Glaucus.
- Oui», répliqua-t-il en baissant les
yeux.
Nydia éloigna le bras d'Ione qui était encore
autour d'elle, comme si cette douce étreinte la
gênait ; et, plaçant son léger et
gracieux instrument sur ses genoux, elle chanta, après
un court prélude, la chanson suivante :
LA CHANSON D'AMOUR DE NYDIA |
«Ton chant est triste, douce enfant, dit Glaucus ; ta jeunesse ne sent encore que l'ombre de l'amour ; il
éveille en nous bien d'autres inspirations lorsqu'il
éclate et nous illumine.
- Je chante ce qu'on m'a appris, répliqua Nydia en
soupirant.
- Ton maître était alors malheureux en amour ; essaye quelque chose de plus gai, ou plutôt, mon
enfant, donne-moi l'instrument.»
Nydia obéit, et sa main rencontra celle de Glaucus. A
ce léger toucher, son sein s'agita et sa joue se
couvrit de rougeur. Ione et Glaucus, occupés l'un de
l'autre, n'aperçurent pas les signes des
émotions étranges et prématurées
qui faisaient battre son cœur, tout plein d'un amour auquel
l'imagination tenait lieu d'espérance.
Large, azurée, brillante, devant eux s'étendait
alors cette mer tranquille qu'après dix-sept
siècles je revois en ce moment, aussi belle, caresser
ses divins rivages. Beau climat qui nous énerves
encore, comme si la magicienne Circé y exerçait
toujours ses enchantements ; qui nous mets insensiblement et
mystérieusement en harmonie avec toi, par une douce
fusion ; qui bannis la pensée d'un austère
travail, couvres la voix de l'ambition
effrénée, le bruit de la vie et de ses combats ; qui nous remplis de rêves agréables et
charmants, ne rendant nécessaire à notre nature
que ce qu'il y a de moins matériel, jusqu'à ce
que l'air lui-même nous inspire le besoin et la soif de
l'amour : quiconque te visite semble laisser derrière
lui la terre et ses rudes soins pour entrer par la porte
d'ivoire dans le domaine des songes. Les Heures jeunes et
riantes du PRESENT, les Heures, ces filles de Saturne, que
leur père est avide de dévorer, paraissent
échapper à son étreinte, le PASSE,
l'AVENIR, sont oubliés ; nous ne jouissons que du
temps qui passe : fleur du jardin du monde, fontaine de
délices, belle et heureuse Campanie, il fallait que
les Titans fussent bien vains pour désirer un autre
ciel que ce divin séjour. Si Dieu avait voulu que
notre vie, péniblement vouée au travail, ne
fût qu'un long jour de fête, qui ne voudrait
habiter là pour toujours sans rien demander, sans rien
désirer, sans rien craindre, pendant que les cieux
sourient à nos regards, pendant que les mers
étincellent à nos pieds, pendant que les airs
légers nous apportent les parfums des violettes et des
orangers ; pendant que nos cœurs, résignés
à ne connaître qu'une émotion,
rencontreraient des yeux et des lèvres qui leur
persuaderaient (vanité des vanités ! ) que
l'amour, bravant l'usage, peut ici-bas être
éternel ? Le récit des passions humaines dans
les temps passés emprunte un intérêt
même de la distance des temps. Nous aimons à
sentir en nous le lien qui nous unit aux époques
lointaines. Les hommes, les nations, les moeurs ont
péri ; LES AFFECTIONS DEMEURENT IMMORTELLES. Ce sont
les sympathies qui joignent entre elles les
générations incessantes ; le passé revit
lorsque nous retrouvons ses émotions ; il revit dans
les nôtres. Ce qui était existe encore. L'art du
magicien qui ressuscite les morts, qui ranime la
poussière des tombes oubliées, n'est pas dans
l'habileté de l'auteur, mais dans l'âme du
lecteur.
Cherchant toujours les yeux d'Ione à moitié
baissés, à moitié
détournés en évitant les siens,
l'Athénien, d'une voix douce et lente, exprima ainsi
des sentiments inspirés par des pensées plus
heureuses que celles qui avaient donné leurs couleurs
à la chanson de Nydia.
LE CHANT DE
GLAUCUS |
Comme les derniers mots tremblaient encore sur les vagues,
Ione leva les yeux : ils rencontrèrent les yeux de son
amant. Heureuse Nydia ! heureuse dans ton affliction, de
n'avoir pu voir ce regard rempli de douceur et de
fascination, qui disait tant de choses, qui donnaient aux
yeux la voix de l'âme, qui promettait une constance
éternelle, l'impossibilité du changement !
Mais, quoique la Thessalienne n'aperçut point ce
regard, elle le devina par leur silence et par leurs soupirs.
Elle pressa ses mains sur son sein pour étouffer ses
pensées amères et jalouses, et se hâta de
parler, car le silence était intolérable pour
elle.
«Après tout, dit-elle, Glaucus, il n'y a rien de
bien gai dans votre chant.
- Cependant je le croyais tel, ma jolie Nydia, reprit
Glaucus, lorsque j'ai pris ta lyre ; peut-être le
bonheur ne nous permet-il pas la gaieté !
- Qu'il est étrange, dit Ione en changeant le sujet
d'une conversation qui lui oppressait le cœur tout en la
charmant, que depuis plusieurs jours ce nuage n'ait pas
quitté le sommet du Vésuve ! non pas pourtant
qu'il soit immobile, car il change quelquefois de forme ; et
maintenant on dirait d'un géant qui étend les
bras sur la cité. N'a-t-il pas cette ressemblance, ou
n'est-ce qu'un effet de mon imagination ?
- Belle Ione, il a cette apparence en effet très
distincte. Le géant semble assis sur le haut de la
montagne ; les ombres diverses des nuages lui forment une
robe blanche qui enveloppe son vaste sein et ses membres. Il
a l'air de regarder la ville d'un oeil fixe, en montrant
d'une main, comme vous le dites, ses brillantes rues, et
levant l'autre (ne le remarquez-vous pas ? ) vers le ciel. Il
ressemble, en vérité, au fantôme de
quelque colossal Titan qui réfléchit
douloureusement sur le monde délicieux qu'il a perdu,
avec le regret du passé et la menace pour
l'avenir.
- Cette montagne n'aurait-elle pas quelque rapport avec le
tremblement de terre d'hier ? On dit qu'autrefois, aux temps
les plus reculés de la tradition, elle vomissait des
feux comme l'Etna. Peut-être a-t-elle encore un ardent
foyer dans son sein.
- Cela est bien possible, dit Glaucus d'un air
rêveur.
- Vous prétendiez que vous ne croyiez pas à la
magie, s'écria tout à coup Nydia. J'ai entendu
dire qu'une magicienne puissante habite les cavernes
brûlées de la montagne, et ce nuage n'est
peut-être que l'ombre du démon qui
confère avec elle.
- Tu as l'esprit tout plein des contes fantastiques de ta
Thessalie, ta contrée natale, reprit Glaucus. Il y a
en toi un singulier mélange d'idées
raisonnables et de superstitions.
- On est toujours superstitieux dans l'obscurité,
répliqua Nydia. Dites-moi, ajouta-t-elle après
un court intervalle, dites-moi, Glaucus, toutes les choses
qui sont belles se ressemblent-elles ? On assure que vous
êtes beau, qu'Ione est belle : vous ressemblez-vous ? je ne le crois pas ; et pourtant cela devrait
être.
- Ne fais pas ce tort à Ione, répondit Glaucus
en riant ; nous ne nous ressemblons même pas autant
qu'une personne qui est belle peut ressembler à une
personne qui ne l'est pas. Les cheveux d'Ione sont noirs, les
miens blonds. Les yeux d'Ione sont... De quelle couleur sont
vos yeux, Ione ? je ne puis bien les voir ; tournez-les de
mon côté. Oh ! ils sont noirs ; non, ils sont
trop doux. Sont-ils bleus ? Non, leur couleur est trop
profonde : ils varient à chaque rayon de soleil ; je
ne puis saisir leur couleur. Mais les miens, douce Nydia, les
miens sont gris, et brillants seulement lorsque Ione les
regarde... La joue d'Ione est...
- Je ne comprends pas un mot de votre description,
interrompit Nydia avec amertume ; tout ce que je comprends,
c'est que vous ne vous ressemblez pas, et j'en suis
contente.
- Pourquoi cela, Nydia ? » demanda Ione.
Nydia rougit légèrement, puis elle
répondit froidement :
«Parce que mon imagination vous a toujours vus l'un et
l'autre sous des formes différentes, et l'on tient
à savoir si l'on a raison.
- Et à quoi as-tu imaginé que Glaucus
ressemblait ? dit Ione. A la musique, répliqua Nydia
en baissant la tête.
- Comparaison juste, Nydia, murmura Ione.
- Et quelle ressemblance donnes-tu à Ione ?
- Je ne puis le dire, je ne la connais pas encore assez pour
me faire une idée de sa personne.
- Je te le dirai donc, reprit Glaucus avec passion, elle
ressemble au soleil qui réchauffe, à la vague
qui rafraîchit.
- Le soleil brûle quelquefois et la vague engloutit,
répondit Nydia.
- Prends donc ces roses, dit Glaucus, et que leur parfum
t'offre une image d'Ione.
- Hélas ! les roses se fanent, ajouta la Napolitaine
avec malice.
En conversant ainsi, ils laissaient s'écouler les
heures : les amants, tout pleins du sourire et des joies de
l'amour ; la jeune aveugle, livrée dans son
obscurité à toutes les tortures du cœur, aux
cruelles angoisses de la jalousie et à sa
fatalité ! Et tandis qu'ils voguaient, Glaucus reprit
sa lyre et en toucha légèrement les cordes
d'une main caressante, préludant à une
mélodie si joyeuse et si belle, que Nydia,
tirée de sa rêverie, jeta un cri
d'admiration.
«Tu vois, mon enfant, dit-il, que la musique de l'amour
peut aussi s'inspirer de la gaieté ; j'avais tort de
dire le contraire. Ecoute-moi, Nydia, écoute-moi ; chère Ione, écoutez.»
LA NAISSANCE DE L'AMOUR |
|