Le forum des Pompéiens. - Ebauche du premier
mécanisme au moyen duquel la nouvelle ère du
monde fut préparée
La matinée n'était pas encore
avancée, et le forum se trouvait déjà
rempli de gens affairés et oisifs. De même que
de nos jours à Paris, dans les villes d'Italie,
à cette époque, les habitants vivaient presque
constamment hors de chez eux. Les édifices publics, le
forum, les portiques, les bains, les temples eux-mêmes,
pouvaient être considérés comme leurs
véritables demeures ; il ne faut pas s'étonner
qu'ils décorassent si magnifiquement ces places
favorites de réunion, pour lesquelles ils ressentaient
une sorte d'affection domestique, non moins qu'un orgueil
public. Le forum de Pompéi était en particulier
singulièrement animé à cette heure ! Le
long de son large pavé, composé de grandes
dalles de marbre, plusieurs groupes assemblés
conversaient ensemble avec cette habitude énergique
qui approprie un geste à chaque mot, et qui est encore
un des signes caractéristiques des peuples du Midi.
Là, par un des côtés de la colonnade, on
voyait assis dans sept boutiques les changeurs de monnaie,
avec leurs trésors étalés devant eux,
tandis que les marchands et les marins, dans des costumes
variés, entouraient leurs échoppes. De l'autre
côté, des hommes en longues toges (1) montaient rapidement les
degrés d'un magnifique édifice, où les
magistrats administraient la justice ; il y avait là
des avocats actifs, bavards, diseurs de bons mots, faiseurs
de pointes, comme on en voit à Westminster. Au centre
de l'espace, des piédestaux supportaient diverses
statues, dont la plus remarquable était celle de
Cicéron, d'un aspect imposant. Autour de la cour
s'élevait une colonnade régulière et
symétrique d'architecture dorique, où plusieurs
personnes, appelées dans ce lieu par leurs affaires,
prenaient le léger repas qui forme le déjeuner
d'un Italien, en parlant avec animation du tremblement de
terre de la nuit précédente, et en trempant des
morceaux de pain dans leur vin mêlé d'eau.
On apercevait aussi dans
l'espace ouvert diverses espèces de marchands
exerçant leur commerce : l'un présentait des
rubans à une belle dame de la campagne ; l'autre
vantait à un robuste fermier l'excellence de ses
chaussures ; un troisième, une espèce de
restaurateur en plein vent, tel qu'il s'en trouve encore dans
les villes d'Italie, fournissait à plus d'une bouche
affamée des mets sortis tout chauds de son petit
fourneau ambulant ; à quelques pas, comme pour
caractériser le mélange d'intelligence et de
confusion de ces temps, un maître d'école
expliquait à ses disciples embarrassés les
élément de la grammaire latine (2). Une galerie placée
au-dessus du portique, à laquelle on montait par un
escalier de bois, était aussi remplie d'une certaine
foule ; mais, comme la principale affaire du lieu se traitait
là, les groupes, en cet endroit, avaient un air plus
tranquille et plus sérieux.
Le temple de Jupiter, in
Weichardt (1907) p.23
|
De temps à autre, la foule d'en bas s'ouvrait pour
laisser passer respectueusement quelque sénateur qui
se rendait au temple de Jupiter (situé sur l'un des
côtés du forum, et lieu de réunion des
sénateurs). Ce haut personnage saluait avec une
orgueilleuse condescendance ceux de ses amis ou de ses
clients qu'il distinguait dans les groupes. Au milieu des
habits pleins d'élégance des personnes du
premier rang, on remarquait les rudes vêtements des
paysans voisins qui allaient aux greniers publics.
Près du temple, on avait devant soi l'arc de triomphe,
et la longue rue qui s'étendait au-delà toute
remplie d'habitants : de l'une des niches de l'arc
jaillissait une fontaine dont les eaux étincelaient
aux rayons du soleil ; s'élevant au-dessus de la
corniche, la statue équestre en bronze de Caligula
contrastait fortement avec le pur azur d'un ciel
d'été. Derrière les boutiques des
changeurs de monnaie se trouvait l'édifice qu'on
appelle maintenant le Panthéon ; une multitude de
pauvres Pompéiens traversaient, leurs paniers sous le
bras, le petit vestibule qui conduisait à
l'intérieur, pour se rendre à la plate-forme
placée entre les deux colonnes : c'était
là que se vendaient les viandes soustraites par les
prêtres aux sacrifices.
Des ouvriers travaillaient aux colonnes de l'un des
édifices publics appropriés aux affaires de la
cité ; on entendait le bruit que faisaient
éclater par moments les rumeurs de la foule. Les
colonnes sont restées jusqu'à ce jour sans
avoir été terminées. En
résumé, rien ne pouvait surpasser en
variété les costumes, les rangs, les
manières, les occupations de cette multitude ; rien ne
pouvait surpasser le désordre, la gaieté,
l'animation, le flux et le reflux de la vie qui
régnait à l'entour. Vous aviez sous les yeux
les mille indices d'une civilisation bouillante et
fiévreuse, où le plaisir et le commerce,
l'oisiveté et le travail, l'avarice et l'ambition,
confondaient dans un même golfe leurs flots
bigarrés, impétueux, mais dont le cours ne
manquait pas d'harmonie.
Devant les degrés du
temple de Jupiter, un homme d'environ cinquante ans se tenait
les bras croisés, en fronçant les sourcils d'un
air méprisant. Son costume était des plus
simples, moins pourtant en raison de l'étoffe qui les
composait, qu'à cause de l'absence des ornements dont
les Pompéiens de toutes classes avaient l'habitude
d'user, soit par ostentation, soit parce qu'ils offraient en
général les formes que l'on considérait
comme les plus efficaces pour résister aux attaques de
la magie et à l'influence du mauvais oeil (3) ! Son front était
élevé et chauve ; le peu de cheveux qui lui
restaient derrière la tête étaient
cachés par une sorte de capuchon qui faisait partie de
son manteau, et qui pouvait se baisser et se relever à
volonté. En ce moment, sa tête recouverte
à moitié était ainsi défendue
contre les ardeurs du soleil. La couleur de ses
vêtements était brune, couleur peu
estimée des Pompéiens ; il semblait avoir
évité avec soin tout mélange de pourpre
et d'écarlate. Sa ceinture contenait un pli pour
renfermer un encrier attaché par un crochet, ainsi
qu'un style et des tablettes d'une certaine grandeur. Ce
qu'il y avait de plus remarquable, c'était l'absence
de toute bourse, quoique la bourse formât une partie
indispensable de la ceinture, même lorsque la bourse
avait le malheur d'être vide.
Il n'était pas ordinaire aux gais et
égoïstes habitants de Pompéi de s'occuper
à observer le maintien ou les actions de leurs voisins ; mais la bouche et les yeux de cet homme manifestaient une
expression si amère et si dédaigneuse, pendant
que la procession religieuse montait des degrés du
temple, qu'il ne pouvait manquer d'attirer l'attention de
beaucoup de personnes.
«Quel est donc ce cynique ? demanda un marchand
à un joaillier son confrère.
- C'est Olynthus, répondit le joaillier. Il passe pour
un Nazaréen.»
Le marchand frissonna.
«Secte terrible ! reprit-il d'une voix basse et
tremblante. On dit que, lorsqu'ils s'assemblent la nuit, ils
commencent toujours leurs cérémonies par le
meurtre d'un enfant nouveau-né ; ils professent la
communauté des biens ! Que deviendraient les
marchands, les joailliers, si de pareilles idées
prenaient consistance ?
- Cela est bien vrai, dit le joaillier, d'autant qu'ils ne
portent pas de bijoux ; ils poussent des imprécations
lorsqu'ils voient un serpent, et tous nos ornements à
Pompéi ont la forme du serpent.
- Faites-moi le plaisir de remarquer, ajouta un
troisième interlocuteur, qui était fabricant de
bronzes, comme ce Nazaréen secoue la tête avec
pitié en voyant passer la procession. Il murmure
quelque chose contre le temple, cela est sûr.
Savez-vous, Célénus, que cet homme, passant
devant ma boutique l'autre jour, et me voyant occupé
à travailler une statue de Minerve, me dit, avec un
froncement de sourcil, que si elle avait été de
marbre, il l'aurait brisée, mais que le bronze
était trop dur pour lui ? «Briser une
déesse ! m'écriai-je. - Une déesse ! répondit l'athée : c'est un démon, un
malin esprit.» Il passa alors son chemin en maudissant
les dieux. Cela peut-il se tolérer ? Qu'y a-t-il de
surprenant à ce que la terre se soit soulevée
la nuit dernière, désireuse sans doute de
rejeter l'athée de son sein ? Que dis-je ? un
athée... pis que cela : un homme qui méprise
les beaux-arts. Malheur à nous autres fabricants de
bronze, si de tels compagnons venaient à donner des
lois à la société !
- Ce sont là les mendiants qui ont brûlé
Rome sous Néron, murmura le joaillier.
Pendant ces remarques provoquées par la physionomie et
par la foi du Nazaréen, Olynthus commença
à s'apercevoir de l'effet qu'il produisait. Il tourna
les yeux autour de lui, et observa les figures attentives de
la foule grossissante, où chacun se parlait à
l'oreille en le regardant. Il jeta, de son côté,
sur la foule un regard de défiance d'abord, et puis de
compassion. Enveloppé ensuite dans son manteau, il
passa, en murmurant assez haut pour être entendu
:
«Aveugles idolâtres ! la convulsion de la
dernière nuit n'a-t-elle donc pas été
pour vous un avertissement ? Hélas ! en quel
état vous trouvera le dernier jour du monde ! »
La foule, qui entendit ces paroles solennelles, leur donna
diverses interprétations, selon le degré de
crainte et d'ignorance de chacun. Tout le monde s'accorda du
moins à leur reconnaître le caractère
d'une épouvantable imprécation. Ils regardaient
le chrétien comme l'ennemi de l'humanité. Les
épithètes qu'ils lui décochaient, et
parmi lesquelles celle d'athée était la plus
commune et la mieux reçue, peuvent servir à
nous apprendre, maintenant que la foi d'Olynthus, qui est la
nôtre, a triomphé, que nous aurions tort de nous
livrer, à l'égard de ceux qui ne pensent pas
aujourd'hui comme nous, aux injures dont on accablait les
doctrines de notre religion.
Olynthus, en traversant la foule et en gagnant une des issues
les moins fréquentées du forum, reconnut
aisément une figure pâle et sérieuse,
dont les yeux étaient fixés sur lui.
Couvert d'un pallium qui voilait en partie ses habits
sacrés, le jeune Apaecidès contemplait le
disciple de cette nouvelle et mystérieuse croyance,
à laquelle il avait été
déjà à moitié converti.
«Est-ce aussi un imposteur, se dit-il, cet homme si
simple dans sa vie, dans son costume, dans son maintien ? cache-t-il sous le masque de l'austérité la
concupiscence la plus effrénée ? Le voile de
Vesta recouvre-t-il les vices d'une prostituée ? »
Olynthus, accoutumé à voir des personnes de
toutes classes, et qui réunissait à
l'enthousiasme de sa foi une profonde connaissance des
hommes, devina peut-être, à l'air
d'Apaecidès, ce qui se passait dans le cœur du jeune
prêtre. Il prévint son examen ; et, l'abordant
avec un regard ferme, un front serein, une franchise pleine
de candeur :
«Que la paix soit avec toi ! dit-il en le
saluant.
- La paix ! reprit le prêtre d'une voix si
profondément triste qu'elle alla droit au cœur du
Nazaréen.
- Ce souhait, continua Olynthus, ne renferme que de bonnes
choses : sans la vertu il n'y a pas de paix ; la paix est
semblable à l'arc-en-ciel, qui repose sur la terre,
mais dont la voûte est dans les cieux. Le ciel le
baigne de teintes de lumière ; il se forme au milieu
de la pluie et des nuages ; il est la réflexion de
l'éternel Soleil, l'assurance du calme, le gage
d'alliance entre l'homme et Dieu. Telle est la paix, ô
jeune homme ; c'est le sourire de l'âme, une
émanation des sphères de l'éternelle
lumière. Que la paix soit avec toi !
- Hélas ! répondit Apaecidès, et il
s'interrompit en remarquant les regards des oisifs curieux,
qui se demandaient ce qu'il pouvait y avoir de commun entre
un Nazaréen reconnu et un prêtre d'Isis ; il
ajouta pourtant à voix basse : «Nous ne pouvons
converser ici ; je veux te suivre sur les bords de la
rivière ; il y a, tu sais, un chemin qui à
cette heure est solitaire et désert.»
Olynthus s'inclina en marque d'assentiment. Il traversa les
rues d'un pas rapide, mais avec un oeil observateur.
çà et là il échangea un regard
d'intelligence, un léger signe avec quelques passants
dont la toilette indiquait généralement qu'ils
appartenaient aux derniers rangs de la société
: car le christianisme fut en cela le type de beaucoup
d'autres révolutions moins considérables ; la
bonne graine était dans le cœur des petits.
C'était dans les cabanes de la pauvreté et du
travail que ce vaste fleuve, qui devait baigner les
cités et les palais de la terre, prit sa source
méprisée alors.
|
|
(1) Les
avocats, et les clients qui accompagnaient leurs
patrons, gardaient la toge, dont la mode
était déjà passée
parmi le reste des citoyens.
|
|
(2) Il
y a dans le musée de Naples une peinture
peu connue, qui représente un
côté du forum de Pompéi, tel
qu'il existait, et à laquelle j'ai eu
recours pour cette description.
... Mes plus jeunes lecteurs pourront trouver une
savante consolation en apprenant que la
cérémonie du
«hoisting», plus souvent
négligée qu'observée, est
d'une haute antiquité. Elle semble avoir
eu lieu, publiquement et avec une vigueur toute
légitime, sur le forum de
Pompéi.
|
|
(3) Cette
superstition, à laquelle je fais allusion
plus d'une fois dans cette oeuvre, fleurit encore
en Grande Grèce avec presque autant de
vigueur. Je me souviens avoir été,
à Naples, en conversation avec une dame du
plus haut rang, à l'intelligence et aux
connaissances exceptionnelles pour des nobles
Italiens de l'un ou l'autre sexe, lorsque je la
vis soudain changer de couleur et faire un
mouvement du doigt rapide et singulier :
- Mon Dieu, cet homme ! chuchota-t-elle.
- Quel homme ?
- Voyez ! Le comte... ! Il vient d'entrer !
- II devrait être flatté de
provoquer telle émotion ; sans doute
a-t-il été l'un des admirateurs de
la Signora ?
- Admirateur ! Dieu me préserve d'une
telle chose ! Il a le mauvais oeil. Son regard
s'est posé sur moi ! Quelque chose
d'affreux va certainement se produire.
- Je ne vois rien de remarquable dans ces
yeux.
- Ce n'en est que pire. Dissimulé, le
danger n'en est que plus grand. C'est un homme
terrible. La dernière fois qu'il regarda
mon époux, ce fut lors d'une partie de
cartes et mon mari perdit la moitié de ses
revenus à cette séance ; sa
malchance y fut anormale. Puis le comte rencontra
mon jeune fils dans les jardins, et le pauvre
enfant se rompit le bras le même soir. Oh ! que vais-je faire ? Quelque chose d'affreux va
sûrement survenir. Ah ! ciel ! il regarde
ma coiffe !
- Est-ce que chacun trouve les yeux du comte
aussi funestes, et son admiration aussi
angoissante ?
- Oui, chacun ; il est universellement
redouté ; et, fait étrange, il est
tellement fâché s'il
s'aperçoit que vous l'évitez !
- Très étrange, de fait ! L'infortuné !
A Naples, la superstition sert bien les
bijoutiers ; tant de charmes et de talismans
vendus contre l'attrait sinistre du
«male-occhio» ! A Pompéi, il y
eut aussi beaucoup de talismans, mais pas
toujours d'une forme aussi
élégante, ou d'un caractère
aussi décoratif. Mais, de manière
générale, un ornement de corail
était, comme maintenant, ce que l'on
préférait pour conjurer l'influence
maléfique. Les Thraces du Pont furent
supposés avoir un droit
héréditaire à cette
charmante faculté qui les rendait
susceptibles de tuer, même, et d'un seul
coup d'oeil, un homme fait. En Afrique, où
cette croyance persiste encore, certains groupes
pouvaient non seulement abattre des enfants, mais
aussi assécher des arbres sur pied, ce
qu'ils faisaient au milieu des louanges et non
des malédictions. Cet «oculus
malus» ne différait pas toujours des
autres yeux ; mais on dut surtout fuir et
craindre les personnes, surtout du beau sexe,
dont cet organe possédait une pupille
redoublée. On disait les Illyriens
possesseurs de cette difformité fatale.
Dans tous les pays, même ceux du nord,
l'oeil a toujours été
considéré comme le siège
principal de la fascination ; mais de nos jours,
des dames parviennent aussi sans trop de peine
à faire ravage. En quoi, nous faisons
mieux que nos ancêtres !
|
|