Le portier. - La jeune fille et le gladiateur
La porte de la
maison de Diomède était ouverte, et
Médon, le vieil esclave, était assis au
bas des degrés par lesquels on y montait. Cette
magnifique demeure du riche marchand de Pompéi
se voit encore hors des portes de la ville, au
commencement de la rue des Tombeaux ; c'était un
gai voisinage, en dépit de la mort. Du
côté opposé, mais à quelques
toises plus près de la porte, on trouvait une
vaste hôtellerie où les personnes
attirées par leurs affaires ou leurs plaisirs
à Pompéi s'arrêtaient souvent pour
se rafraîchir. Devant l'entrée de
l'auberge, il y avait des chars, des charrettes, des
véhicules de toute sorte, les uns arrivant, les
autres partant ; tout était plein de bruit et de
mouvement, comme cela est naturel dans ces
établissements publics. En face de la porte, des
fermiers étaient assis sur un banc, autour d'une
table circulaire ; ils buvaient le coup du matin en
s'entretenant de leurs affaires. Sur un des
côtés de la porte même on avait
peint gaiement l'éternelle enseigne de
l'Echiquier (1).
Près du toit de l'auberge s'étendait une
terrasse sur laquelle les femmes des fermiers dont nous
venons de parler se tenaient, quelques-unes assises,
quelques autres appuyées sur la balustrade,
où elles conversaient avec les personnes d'en
bas. Dans un profond enfoncement, à peu de
distance, s'élevait un endroit couvert,
où plusieurs voyageurs pauvres se reposaient et
secouaient la poussière de leurs habits.
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Joseph M. Gleeson, 1891
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De l'autre côté, un espace vide avait servi
autrefois de cimetière aux habitants d'une ancienne
ville située sur l'emplacement de Pompéi ; il
était converti en ustrinum, c'est-à-dire
en un lieu où l'on brûlait les morts. Au-dessus,
la terrasse d'une charmante maison de plaisance était
à moitié cachée sous les arbres ; les
tombes elles-mêmes, avec leurs formes variées et
gracieuses, les fleurs et les feuillages qui les entouraient,
n'apportaient dans ce paysage aucune mélancolie.
Auprès de la porte de la ville, une espèce de
guérite enfermait un factionnaire immobile dont le
soleil faisait briller le casque poli non moins que la lance
sur laquelle il s'appuyait. La porte était
divisée en trois arches, celle du centre pour les
voitures, et les deux autres pour les piétons, et des
deux côtés se dressaient les remparts massifs
qui entouraient la cité, remparts construits et
réparés à deux époques
différentes, selon que la guerre, le temps où
les tremblements de terre avaient ébranlé cette
vaine protection. A de fréquents intervalles, on
voyait des tours carrées dont les sommets rompaient,
dans leur pittoresque rudesse, la ligne
régulière des remparts, et contrastaient avec
les maisons modernes du voisinage, aux murs nouvellement
blanchis.
La route, qui formait plusieurs circuits dans la direction de
Pompéi à Herculanum, se glissait à
travers des vignes, au-dessus desquelles
s'élançait le Vésuve majestueux.
«Sais-tu les nouvelles, Médon ? » dit une
jeune fille tenant une cruche à la main, et qui
s'arrêta à causer un moment devant la porte de
Diomède avec l'esclave, avant de se rendre à
l'auberge pour y remplir sa cruche et se faire courtiser par
les voyageurs.
«Les nouvelles ! quelles nouvelles ? dit l'esclave en
levant ses yeux, qui étaient attachés à
la terre.
- Ce matin a passé par la porte, sans doute avant que
tu fusses bien éveillé, un illustre
visiteur.
- Ah ! dit l'esclave avec indifférence.
- Oui, un présent du noble Pompéianus.
- Un présent ? je croyais que tu parlais d'un
visiteur.
- Les deux à la fois, un visiteur et un
présent. Apprends donc, vieillard stupide et lourd,
que c'est un jeune tigre de la plus grande beauté,
destiné aux jeux de l'amphithéâtre...
entends-tu, Médon ? Oh ! quel plaisir ! Je te
déclare que je ne dormirai pas une minute
jusqu'à ce que je l'aie vu : on dit qu'il rugit
admirablement.
- Pauvre sotte ! répliqua Médon d'un air
triste, avec un sourire amer.
- Ne parle pas de sottise, si ce n'est pour toi, vieux sot ! Qu'y a-t-il de plus charmant qu'un tigre, surtout si nous
pouvons lui trouver quelqu'un à dévorer ? Nous
avons maintenant un lion et un tigre : pense à cela,
Médon, et, faute de deux bons criminels, nous serons
peut-être forcés de les voir
s'entre-déchirer eux-mêmes. A propos, ton fils
est gladiateur ? un beau et vigoureux gaillard, ma foi ! ne
pourrais-tu le décider à combattre le tigre ? Fais-le, tu m'obligeras beaucoup ; que dis-je ? tu seras le
bienfaiteur de la ville entière.
- Malheur ! malheur ! dit l'esclave avec aigreur ; songe
à ton propre danger avant de désirer la mort de
mon pauvre enfant.
- Mon propre danger ! dit la jeune fille effrayée en
regardant en hâte autour d'elle ; que ce présage
soit détourné ! que ces paroles retombent sur
ta propre tête ! »
Et la jeune fille, en parlant ainsi, toucha un talisman
suspendu à son cou. «Mon propre danger ? répéta-t-elle. Quel danger peut me menacer ?
- Le tremblement de terre des jours derniers n'est-il pas un
avertissement ? dit Médon ; n'a-t-il pas une voix ? ne
nous crie-t-il pas à tous :
«Préparez-vous à la mort ; la fin de
toutes choses est prochaine.»
- Allons donc ! reprit la jeune fille en arrangeant les plis
de sa tunique ; tu parles maintenant comme parlent, dit-on,
les Nazaréens ; tu es peut-être des leurs. Alors
je ne veux pas bavarder avec toi davantage, corbeau de
mauvais augure : tu vas de pis en pis. Vale, ô Hercule ! envoie-nous un homme pour le lion et un autre pour le
tigre.»
C'est un plaisir, dont je suis idolâtre,
Ce beau plaisir de notre amphithéâtre !
Que j'aime à voir un fier gladiateur,
Se redressant de toute sa hauteur,
Entrer en scène aussi vaillant qu'Hercule !
La vie à peine en nos veines circule,
Et la pâleur vient couvrir notre teint,
Lorsqu'il saisit son rival et l'étreint ! ...
C'est un plaisir...
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Chantant d'une voix claire et argentine cette chanson qui
convenait si bien à une femme, et relevant sa tunique
pour éviter la poussière, la jeune fille courut
légèrement vers l'hôtellerie.
«Mon pauvre fils, dit l'esclave à demi-voix,
est-ce pour de tels plaisirs que tu dois être
immolé ! O foi du Christ ! je t'adorerais en toute
sincérité, ne fût-ce qu'à cause de
l'horreur que tu inspires pour ces jeux
sanglants.»
La tête du vieillard s'inclina sur son sein d'un air
d'abattement. Il demeura quelque temps silencieux et
absorbé, mais de temps à autre il essuyait ses
larmes avec le coin de sa manche. Son cœur était avec
son fils : il ne vit pas quelqu'un qui s'approchait de la
porte en marchant vite, et d'un pas hardi et vigoureux. Il ne
leva les yeux que lorsque la personne se plaça devant
l'endroit où il était assis, et d'une voix
tendre l'appela de ce doux nom : «Père !
- Mon fils, mon Lydon, est-ce bien toi ? s'écria le
vieillard joyeux. Oh ! tu étais présent
à ma pensée !
- J'en suis bien aise, mon père, dit le gladiateur en
touchant avec respect les genoux et la barbe de l'esclave, et
bientôt j'espère que je serai toujours
présent pour toi, mais non plus en
pensée.
- Oui, mon fils ; mais pas dans ce monde, répondit
l'esclave tristement.
- Ne parlez pas ainsi, ô mon père ! soyez
joyeux, car je le suis. J'ai la conviction que je serai
vainqueur, et l'argent que j'aurai gagné
achètera votre liberté. O mon père ! il
y a peu de jours que j'ai été raillé par
un homme que j'aurais eu plaisir à détromper,
car il est plus généreux que le reste de ses
pareils. Ce n'est pas un Romain : il est d'Athènes...
Il m'a reproché l'amour du gain, lorsque je lui ai
demandé quel serait le prix de la victoire...
Hélas ! qu'il connaissait peu l'âme de Lydon !
- Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » dit le vieillard en
montant les degrés et en conduisant son fils à
la petite chambre qui communiquait avec la pièce
d'entrée, le péristyle et non l'atrium de cette
maison de campagne. On voit encore cette chambre : c'est la
troisième porte à droite en entrant. La
première conduit à l'escalier, la seconde n'est
qu'une fausse porte où se trouvait une statue de
bronze. «Mon fils, reprit Médon, lorsqu'ils
furent loin de tous les regards, tes motifs sont pieux,
généreux, dictés par une profonde
affection, mais ton action en elle-même est coupable.
Tu veux risquer ton sang pour la liberté de ton
père... cela mériterait le pardon ; mais le
prix de la victoire est le sang d'un autre. Ah ! ceci est un
péché mortel ; rien ne peut le purifier. Ne le
fais pas ! ne le fais pas ! J'aime mieux être esclave
toute ma vie que d'acheter ma liberté à ce
prix.
- Paix, mon père ! répliqua Lydon avec un peu
d'impatience : vous vous êtes laissé gagner par
cette nouvelle croyance, dont je vous prie de ne pas me
parler ; car les dieux, qui m'ont donné la force,
m'ont refusé l'intelligence, et je ne comprends pas un
mot de tout ce que vous m'avez prêché plusieurs
fois. Vous avez, vous dis-je, dans cette foi nouvelle,
puisé des idées singulières du juste et
de l'injuste. Pardonnez si je vous offense ; mais
réfléchissez : quels sont mes adversaires ? Oh ! je voudrais que vous connussiez les misérables avec
qui je me suis associé pour l'amour de vous, et vous
penseriez que je purifie la terre en la délivrant de
l'un d'eux : ce sont de véritables bêtes, dont
les lèvres dégouttent de sang ; des êtres
sauvages, dont le courage même est sans règle ; féroces, sans cœur, sans le moindre sentiment, aucun
lien de la vie ne peut les attacher. Ils ne connaissent pas
la crainte, il est vrai ; mais ils ne connaissent pas
davantage la reconnaissance, la charité, l'amour. Ils
ne sont faits que pour leur profession, pour massacrer sans
pitié ou pour mourir sans peur. Les dieux, quels
qu'ils soient, peuvent-ils regarder avec colère un
combat contre de pareils hommes, et pour une cause comme la
mienne ? O mon père ! lorsque les êtres
supérieurs contemplent la terre, aucun devoir ne leur
paraît plus sacré, plus saint que le sacrifice
offert à un vieux père par la
piété d'un fils reconnaissant ! »
Le pauvre vieil esclave, privé lui-même des
lumières de la sagesse, et qui n'était converti
que depuis peu au christianisme, ne savait plus par quel
argument éclairer l'ignorance de son fils, à la
fois si profonde et pourtant si belle dans son erreur. Son
premier mouvement fut de se jeter dans les bras de son fils,
son second de s'arrêter, de se tordre les mains ; et,
dans l'effort qu'il faisait pour le blâmer, sa voix se
perdait dans les larmes.
«Ah ! reprit Lydon, si cette divinité (car je
crois que vous n'en admettez qu'une) est aussi bienveillante,
aussi compatissante que vous le dites, elle sait aussi que
votre foi même m'a déterminé d'abord
à prendre la résolution que vous
blâmez.
- Comment ? que dis-tu ? s'écria l'esclave.
- Ne savez-vous pas que, vendu dans mon enfance comme
esclave, j'ai été affranchi à Rome, par
la volonté de mon maître, à qui j'avais
eu le bonheur de plaire ? Je me hâtai d'accourir
à Pompéi pour vous voir. Je vous trouvai,
déjà âgé et infirme, sous le joug
d'un maître capricieux et opulent. Vous veniez
d'adopter la foi nouvelle, et cette adoption vous rendait
l'esclavage doublement pénible. Elle vous ôtait
le charme solennel de l'habitude, qui quelquefois nous
réconcilie avec les situations les plus dures. Ne vous
êtes-vous pas plaint à moi d'être
condamné à des offices qui ne vous
répugnaient pas comme esclave, mais que vous trouviez
coupables comme Nazaréen ? Ne vous êtes-vous pas
confessé à moi que votre âme
éprouvait un remords, et frémissait lorsque
vous étiez forcé de déposer même
quelques miettes de gâteau devant les lares qui
veillent sur l'impluvium ; que votre esprit ne cessait
d'être tourmenté, et perpétuellement en
lutte avec votre position ? Ne m'avez-vous pas dit qu'en
répandant les libations sur le seuil, et en
prononçant le nom de quelque divinité de la
Grèce, vous craigniez d'attirer un jour sur vous des
peines plus affreuses que le supplice de Tantale, des
tourments éternels plus redoutables que ceux de notre
Tartare ? Ne m'avez-vous pas dit cela ? Je m'étonnais,
je ne pouvais comprendre ; par Hercule, je n'y comprends
encore rien : mais j'étais votre fils, et ma seule
tâche était de vous plaindre et de vous
soulager. Pouvais-je entendre vos gémissements,
être témoin de vos mystérieuses terreurs,
de vos constantes angoisses, et rester inactif ? Non, par les
dieux immortels ! Une lumière m'éclaira comme
si elle descendait de l'Olympe. Je n'avais pas d'argent, mais
j'avais de la force, de la jeunesse... c'étaient
là les dons que vous m'aviez faits... Je pouvais les
engager pour vous. Je m'informai du prix de votre
rançon... Je m'informai du prix que la victoire
rapportait au gladiateur, et j'appris que je gagnerais de
quoi payer deux fois votre liberté. Je devins
gladiateur... Je me liai avec ces hommes maudits que je
méprise et que j'exècre ; je fis des
progrès dans leur métier... Bénies
soient leurs leçons ! ... elles serviront à
rendre mon père libre.
- Oh ! que ne peux-tu entendre Olynthus ? » dit le
vieillard en soupirant, et de plus en plus touché de
la vertu de son fils, mais qui n'en restait pas moins
convaincu que l'action qu'il méditait était un
crime.
«J'entendrai le monde entier, si vous le voulez,
répondit le gladiateur avec gaieté, mais
lorsque vous ne serez plus esclave. Sous votre propre toit,
mon père, vous aurez le loisir d'endoctriner mon
pauvre cerveau tout le jour et toute la nuit, si cela vous
plaît. Oh ! je vous ai déjà choisi votre
demeure. C'est une des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
boutiques de la vieille Julia Félix, dans une belle
exposition, en plein soleil. Vous pourrez rester là
toute la journée à votre porte, et
j'achèterai pour vous de l'huile et du vin, mon
père... Et alors, s'il plaît à
Vénus (ou s'il ne lui plaît pas, puisque vous
n'aimez plus son nom, cela est égal à Lydon),
vous aurez peut-être une fille aussi pour honorer vos
cheveux blancs, et vous entendrez sur vos genoux de petites
voix qui vous appelleront grand-père. Oh ! nous serons
heureux alors... Le prix achètera tout cela...
Réjouissez-vous, réjouissez-vous, mon
père, et maintenant, le jour s'avance. Le laniste
m'attend. Donnez-moi votre
bénédiction.»
En disant ces mots, il avait déjà quitté
la chambre de son père ; et, tout en se parlant l'un
l'autre avec vivacité, mais à demi-voix, ils se
retrouvèrent au même lieu où nous les
avons pris d'abord : c'était la loge du portier.
«Oh ! je te bénis, je te bénis, mon brave
enfant ! dit Médon avec chaleur ; puisse le grand Etre
qui lit dans les cœurs, voir la noblesse du tien et te
pardonner ton erreur ! »
La haute taille du gladiateur passa rapidement dans le
sentier. Les yeux de l'esclave en suivirent l'ombre
formidable et légère, tant qu'ils purent
l'apercevoir ; et, retombant encore une fois sur son
siège, il les attacha de nouveau à la terre.
Muet et immobile, on l'eût cru transformé en
pierre. Son cœur... Ah ! qui pourrait, dans les temps plus
heureux où nous vivons, se former une idée du
trouble et des combats de son cœur ?
«Puis-je entrer ? dit une douce voix, votre
maîtresse Julia est-elle à la maison ? »
L'esclave répondit par un signe machinal à la
personne qui demandait à être introduite ; mais
elle ne pouvait s'autoriser de ce consentement... elle
répéta sa question timidement, d'une voix plus
basse :
«Ne te l'ai-je pas fait comprendre ? répondit
assez rudement l'esclave : entre !
- Merci ! » dit d'une voix plaintive la nouvelle venue ; et l'esclave, ému de la douceur de sa voix, la regarda
et reconnut la bouquetière aveugle. Le chagrin peut
sympathiser avec le malheur... Il se leva, et il guida ses
pas jusqu'au haut de l'escalier adjacent par lequel on
descendait à l'appartement de Julia, et là,
appelant une esclave du sexe de l'aveugle, il la lui donna
à conduire.
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(1) Il
y a une autre auberge dont les murs sont
également ornés de ce
signe.
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