Cabinet de toilette d'une Pompéienne. Conversation
importante entre Julia et Nydia
L'élégante Julia était assise au
milieu de ses esclaves... la chambre était petite,
comme le cubiculum qui la joignait, mais plus large que les
appartements réservés au sommeil, et
ordinairement si étroits, que ceux qui n'ont pas vu la
chambre à coucher des Pompéiens, même
dans les plus riches maisons, ne peuvent se faire une
idée de ces niches de pigeons, dans lesquelles on se
plaisait alors à passer la nuit. Mais, en
réalité, le lit n'était pas chez les
anciens une chose domestique si grave, si importante, si
sérieuse que parmi nous. Leur couche n'était
qu'un étroit et petit sofa assez léger pour
être transporté aisément d'une place
à une autre par son possesseur lui-même (1), et, sans aucun doute, on
le changeait de chambre, selon les caprices du maître
ou les variations de la saison : car telle partie de la
maison, habitée pendant un mois, était
délaissée le mois suivant.
Les Italiens de cette époque avaient d'ailleurs une
singulière appréhension du grand jour ; leurs
chambres véritablement obscures, qu'on pourrait croire
au premier abord le résultat d'une architecture
négligente, étaient, au contraire, le
résultat d'un art laborieux. Dans leurs portiques et
dans leurs jardins, ils jouissaient du soleil autant que cela
leur plaisait ; dans l'intérieur de leurs maisons, ils
cherchaient plutôt l'ombre et la fraîcheur.
L'appartement de Julia, dans cette saison, était
retiré dans la partie la plus basse de la maison,
immédiatement au-dessous des salles principales, et
donnait sur le jardin, avec lequel il était de
plain-pied. Une large porte vitrée n'admettait que les
rayons du soleil levant ; cependant l'ceil de Julia
était assez habitué à l'obscurité
pour apercevoir exactement les couleurs qui lui seyaient le
mieux, et la nuance de rouge qui devait donner le plus
d'éclat à ses yeux noirs et le plus de
vivacité à ses joues.
Sur la table devant laquelle elle était assise, se
voyait un petit miroir circulaire en acier poli ; autour, se
trouvaient rangés, dans un ordre précis, les
cosmétiques et les onguents, les parfums et les fards,
les bijoux et les peignes, les rubans et les épingles
d'or, qui étaient destinés à ajouter aux
attraits naturels de la beauté, l'assistance de l'art
et les capricieuses coquetteries de la mode. A travers la
demi-obscurité de la chambre brillaient les couleurs
vives et variées des peintures de la muraille, avec
tout l'éclat des fresques pompéiennes. Devant
la table de toilette, et sous les pieds de Julia,
s'étendait un tapis sorti des métiers de
l'Orient. A portée de la main, une autre table
était chargée d'une aiguière et d'un
bassin ; il y avait aussi sur cette table une lampe
éteinte, du plus exquis travail, sur laquelle
l'artiste avait représenté un Cupidon reposant
sous des branches de myrte ; et un petit rouleau de papyrus
contenant les plus douces élégies de Tibulle.
Un rideau magnifiquement brodé de fleurs d'or servait
de portière à l'entrée du cubiculum. Tel
était le cabinet de toilette d'une beauté
à la mode, il y a dix-huit siècles.
La belle Julia s'appuyait indolemment sur son siège,
pendant que l'ornatrix (la coiffeuse) élevait
lentement les unes au-dessus des autres une foule de petites
boucles, dont toutes n'appartenaient pas à Julia ; elle entremêlait les fausses et les vraies avec art, et
portait si haut son édifice, qu'il semblait placer la
tête plutôt au centre qu'au sommet du corps
humain.
Sa tunique, de couleur d'ambre foncé, qui convenait
bien à ses noirs cheveux et à son teint un peu
brun, descendait avec d'amples plis jusqu'à ses pieds,
lesquels étaient renfermés dans des pantoufles
attachées autour de sa jambe gracieuse à l'aide
de cordons blancs ; une profusion de perles formait la
broderie de ces pantoufles de pourpre, qu'on pourrait
comparer aux babouches actuelles des Turcs, et une vieille
esclave, versée depuis longtemps dans tous les secrets
de la toilette, se tenait derrière la coiffeuse, ayant
sous le bras la large et riche ceinture de sa
maîtresse. Elle donnait de temps à autre des
instructions à la femme chargée de
l'édifice de la coiffure, sans omettre de judicieuses
flatteries pour Julia.
«Mettez cette épingle un peu plus sur la
droite... plus bas... sotte... Ne voyez-vous pas la superbe
égalité de ces sourcils ? ... on dirait que vous
coiffez Corinna, dont le visage est de travers... Maintenant,
posez les fleurs... quoi... folle que vous êtes...
Laissez là cette triste giroflée... vous ne
choisissez pas ici des couleurs en rapport avec les joues
pâles de Chloris... Les plus brillantes fleurs peuvent
seules convenir aux joues de la jeune Julia !
- Doucement ! dit la maîtresse en frappant la terre de
son petit pied avec une certaine violence ; vous me tirez les
cheveux comme si vous arrachiez de mauvaises herbes.
- Triple bête ! continua la maîtresse de
cérémonie, ne savez-vous pas combien votre
maîtresse est délicate ? ... vous n'avez pas
affaire aux crins de la veuve Fulvia. Maintenant, le ruban.
C'est cela. Belle Julia, regarde-toi dans ton miroir. As-tu
jamais vu quelque chose de plus aimable et de plus charmant
que toi ? »
Lorsque, après d'innombrables commentaires, des
difficultés et des retards, la tour capillaire eut
été parachevée, la préparation
qui suivit fut de donner aux yeux une douce expression de
langueur, produite au moyen d'une poudre foncée qu'on
appliquait sur les paupières et sur les sourcils ; une
petite mouche taillée en forme de croissant,
placée adroitement près des lèvres
rosées, attirait l'attention sur les fossettes et sur
les dents, dont l'art s'était déjà
exercé à augmenter la blancheur naturelle.
Dame romaine à sa toilette,
in Lagrèze (1888) p.111
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Une autre esclave, qui jusque-là s'était
tenue à l'écart, s'approcha alors pour arranger
les joyaux, les boucles d'oreilles de perles (deux à
chaque oreille), les massifs bracelets d'or, la chaîne
formée d'anneaux du même métal, à
laquelle était suspendu un talisman en cristal ; la
gracieuse agrafe sur l'épaule gauche, qui renfermait
un camée représentant Psyché ; la
ceinture de ruban pourpre richement brodé en fil d'or,
et attachée par des serpents entrelacés ; enfin
les différentes bagues pour chacun des doigts
délicats et effilés de la Pompéienne. La
toilette était achevée selon la dernière
mode de Rome. La belle Julia se regarda avec un dernier coup
d'oeil de satisfaction personnelle, et, se renversant sur son
siège, commanda languissamment à la plus jeune
de ses esclaves de lui lire les vers amoureux de Tibulle.
Cette lecture avait déjà commencé,
lorsqu'une esclave introduisit Nydia auprès de la
maîtresse de la maison.
«Salve, Julia, dit la bouquetière, en
s'arrêtant à quelques pas de l'endroit où
Julia était assise, et en croisant ses bras sur sa
poitrine ; j'ai obéi à vos ordres.
- Tu as bien fait, bouquetière, répondit Julia ; approche, assieds-toi.»
Une des esclaves plaça un tabouret près de
Julia, et Nydia s'y assit.
Julia considéra quelques instants la Thessalienne d'un
air embarrassé. Elle fit signe à ses esclaves
de sortir et de fermer la porte. Lorsqu'elle fut seule avec
Nydia, elle lui dit en la regardant, et en oubliant que son
interlocutrice ne pouvait observer sa physionomie :
«Tu sers la Napolitaine Ione ?
- Je suis chez elle en ce moment.
- Est-elle aussi belle qu'on le dit ?
- Je ne sais pas ; comment pourrais-je juger de sa
beauté ?
- Ah ! j'aurais dû me rappeler... mais tu as des
oreilles, si tu n'as pas d'yeux. Tes compagnes, les autres
esclaves, disent-elles qu'Ione est belle ? Les esclaves dans
leur intimité oublient de flatter même leur
maîtresse.
- On me dit qu'elle est belle, très belle !
- Ah ! Est-elle grande ?
- Oui.
- C'est comme moi. A-t-elle des cheveux noirs ?
- Je l'ai entendu dire.
- J'ai des cheveux noirs aussi. Et Glaucus va-t-il la voir
souvent ?
- Tous les jours.
- Tous les jours dis-tu ; et la trouve-t-il belle ?
- Je le pense, puisqu'ils vont bientôt se marier.
- Se marier ! » s'écria Julia, dont on eût
pu voir la pâleur soudaine, même à travers
les fausses couleurs répandues sur ses joues.
Elle se leva brusquement. Nydia ne pouvait s'apercevoir de
l'émotion que ses paroles avaient causée. Julia
se tut quelque temps ; mais son sein oppressé et ses
yeux pleins de flamme auraient facilement appris à qui
aurait eu d'autres yeux que ceux de Nydia, combien sa
vanité était blessée.
«On prétend que tu es Thessalienne ? dit-elle,
rompant enfin le silence.
- On dit vrai.
- La Thessalie est la terre de la magie des magiciennes, des
talismans et des philtres amoureux, reprit Julia.
- On l'a toujours, en effet, regardée comme le pays
des nécromanciens, répondit Nydia
timidement.
- Connais-tu, toi, aveugle thessalienne, quelque charme qui
fasse aimer ?
- Moi ! répliqua la bouquetière en rougissant,
comment en connaîtrais-je ? ... Assurément non,
je n'en connais pas.
- Tant pis pour toi ; je t'aurais donné assez d'or
pour acheter ta liberté, si tu avait été
plus savante.
- Mais, demanda Nydia, qu'est-ce qui peut engager la riche
Julia à faire cette question à sa servante ? n'a-t-elle pas richesse, jeunesse, beauté ? Ne sont-ce
pas là des philtres qui peuvent dispenser de recourir
à la magie ?
- Pour tous, excepté pour une seule personne, reprit
Julia d'un air hautain ; mais on dirait que ta
cécité est contagieuse et... Mais n'importe !
- Et cette personne ? dit Nydia avec empressement.
- Ce n'est pas Glaucus, répliqua Julia avec la
fausseté habituelle de son sexe ; Glaucus... oh ! non.»
Nydia respira plus librement, et Julia poursuivit
après une courte pause :
«Mais en parlant de Glaucus et de cette Napolitaine, tu
m'as remis en mémoire l'influence des philtres
amoureux, dont peut-être (que sais-je et que m'importe
d'ailleurs ? ) elle s'est servie pour se faire aimer de lui.
Jeune aveugle, j'aime, et..., Julia peut-elle vivre et en
faire l'aveu ? ... je ne suis point aimée en retour.
Cela humilie, ou plutôt cela irrite mon orgueil. Je
voudrais voir cet ingrat à mes pieds, non pas pour
l'en relever, mais pour lui marquer mes mépris. Quand
on m'a dit que tu étais Thessalienne, j'ai
pensé que ton jeune esprit pouvait avoir
été initié aux mystères de ta
contrée.
- Hélas ! non, murmura Nydia, plût aux dieux que
cela fût !
- Merci du moins pour ce bon souhait, dit Julia, sans se
douter de ce qui se passait dans le cœur de la
bouquetière. Mais, dis-moi, tu entends les
récits des esclaves, toujours portés vers ces
croyances, toujours prêts à employer la magie
dans leurs basses amours. N'as-tu jamais entendu parler de
quelque magicien de l'Orient, qui possédât dans
cette cité-ci l'art que tu ignores ? Je ne te parle
point de nécromanciens, de jongleurs de places
publiques, je te parle de quelque puissant magicien de l'Inde
ou de l'Egypte.
- De l'Egypte ? oui, dit Nydia, en tressaillant. Qui n'a pas,
à Pompéi, entendu parler d'Arbacès ?
- Arbacès ! c'est vrai, reprit Julia en ressaisissant
ce souvenir. On dit que c'est un homme qui est bien au-dessus
des vaines impostures de tant de prétendants à
la science ; qu'il est versé dans la connaissance des
astres et les secrets de l'ancienne Nuit ; pourquoi ne le
serait-il pas dans les mystères de l'amour ?
- S'il y a un magicien vivant dont l'art soit au-dessus de
celui des autres, c'est bien ce terrible homme»,
répondit Nydia ; et elle toucha son talisman par
précaution en prononçant ces paroles.
«Il est trop riche pour qu'on lui offre de l'argent,
continua Julia ; mais ne puis-je lui faire une visite ?
- Sa maison est une maison funeste pour les jeunes et belles
femmes, répliqua Nydia... J'ai d'ailleurs entendu dire
qu'il languissait dans...
- Une maison funeste ? dit Julia, s'arrêtant à
ces premières paroles. Pourquoi ?
- Ses nocturnes orgies sont impures et souillées... du
moins, la rumeur publique le dit.
- Par Cérès ! par Pan et par Cybèle ! tu
ne fais que piquer ma curiosité, au lieu d'exciter mes
craintes, reprit l'audacieuse et indiscrète
Pompéienne. Je veux le voir et l'interroger sur sa
science. Si l'amour est admis dans ses orgies, il en doit
connaître les secrets.»
Nydia ne répondit pas.
«Je le visiterai aujourd'hui même, dit Julia, oui ; et pourquoi ne serait-ce pas sur l'heure ?
- En plein jour et dans l'état où il est, vous
avez sûrement moins à craindre»,
répondit Nydia, cédant elle-même au
désir secret de savoir si le sombre Egyptien
possédait des philtres qui pussent faire aimer,
philtres dont la Thessalienne avait souvent entendu
parler.
«Qui oserait insulter la riche fille de Diomède ? s'écria Julia avec hauteur. J'irai.
- Pourrai-je venir savoir le résultat de la visite ? dit Nydia avec empressement.
- Embrasse-moi pour l'intérêt que tu prends
à l'honneur de Julia, répondit-elle, oui,
assurément, tu pourras venir. Ce soir, nous soupons
dehors. Reviens demain matin à cette heure-ci, et tu
connaîtras tout. Arrête ; prends ce bracelet pour
la bonne pensée que tu m'as inspirée ; souviens-toi, si tu sers Julia, qu'elle est reconnaissante et
généreuse.
- Je ne puis accepter ton présent, dit Nydia en
repoussant le bracelet ; mais, toute jeune que je suis, je
puis sympathiser avec ceux qui aiment, et qui aiment en
vain.
- En est-il ainsi ? reprit Julia. Tu parles comme une femme
libre, et tu seras libre aussi. Adieu.»
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(1) «Prends
ton lit et marche», n'était pas,
comme le fait remarquer W. Gell, une expression
métaphorique.
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