Un orage dans les pays chauds. La caverne de la
magicienne
Ce fut lorsque les chaleurs de midi commencèrent
graduellement à se retirer de la terre, que Glaucus et
Ione sortirent pour jouir de l'air pur et se
rafraîchir. A cette époque, les Romains se
servaient de diverses espèces de voitures : celle qui
était le plus en usage parmi les citoyens riches,
lorsqu'ils étaient seuls, était le biga,
que nous avons déjà décrit dans la
première partie de cet ouvrage ; on appelait
carpentum (1)
celle dont usaient ordinairement les matrones, voiture qui
avait communément deux roues ; les anciens employaient
aussi une sorte de litière, vaste chaise à
porteurs, plus commodément disposée que celle
des modernes, puisque celui qui l'occupait pouvait s'y
coucher à son aise, au lieu d'être secoué
et ballotté perpendiculairement (2). Il y avait aussi une autre
voiture dont on se servait pour voyager, ou pour faire des
excursions dans la campagne, qui contenait facilement trois
ou quatre personnes, avec une tenture qui pouvait se soulever
à volonté ; en un mot, quoique la forme en soit
différente, elle correspondait à notre moderne
britska... Les amants, accompagnés seulement
d'une esclave d'Ione, avaient pris une voiture de ce genre. A
dix milles de la cité on trouvait les ruines d'un
temple évidemment grec ; et, pour Glaucus et Ione,
tout ce qui rappelait la Grèce possédait un
grand intérêt ; ils avaient résolu de
visiter ces ruines : c'était là le but de leur
promenade.
La route les conduisit aisément à travers des
bosquets de vignes et d'oliviers, jusqu'à ce qu'ils
arrivassent sur les sommets les plus élevés du
Vésuve. Le chemin alors devint difficile : les mules
marchaient lentement et avec peine. A chaque perspective qui
s'ouvrait dans le bois, ils apercevaient des cavernes grises
et terribles, découpées dans le roc
brûlé, que Strabon a décrites, mais que
les diverses révolutions du temps et les
éruptions du volcan ont effacées de l'aspect
actuel de la montagne. Le soleil était sur son
déclin ; de grandes et profondes ombres
s'avançaient sur les collines ; par intervalles ils
entendaient encore les sons rustiques du berger parmi les
touffes de bouleaux et les chênes sauvages. Parfois ils
remarquaient la forme gracieuse de la capella au poil
soyeux, à la corne contournée, à l'oeil
brillant et gris, qui, sous les cieux de l'Ausonie, rappelle
les églogues de Virgile, en broutant sur le flanc des
montagnes. Des grappes de raisin, que le sourire de
l'été rendait déjà vermeilles,
étincelaient entre les festons de pampre qui pendaient
d'un arbre à l'autre. Au-dessus, de légers
nuages flottaient dans un ciel serein, et glissaient d'une
façon si lente à travers le firmament, qu'ils
semblaient à peine se mouvoir ; à leur droite,
de moment en moment, leur vue découvrait une mer sans
vagues, qu'animaient seulement quelques légères
barques à sa surface ; les derniers rayons du soleil
teignaient de douces et innombrables nuances cette
délicieuse mer.
«Quelle belle expression, dit Glaucus à mi-voix,
que celle qui appelle la terre notre mère ! ... Avec
quelle tendresse égale et sainte elle répand
ses bienfaits sur ses enfants ! Même dans les lieux
stériles auxquels la nature a refusé sa
beauté, elle essaye encore de sourire. Regarde comme
elle marie l'arbousier et la vigne sur le sol aride et
brûlant de ce volcan ; à une telle heure, et en
présence d'une telle scène, nous pourrions bien
nous attendre à voir la riante figure d'un faune se
montrer à travers ces festons, ou bien à
surprendre les pas d'une nymphe de la montagne qui s'enfuit
dans l'épaisseur du bois. Mais la nymphe a disparu de
la terre, belle Ione, le jour même où les cieux
t'ont créée, toi.»
Aucune langue ne sait flatter mieux que celle d'un amant qui,
dans l'exagération même de ses sentiments, ne
croit dire encore que les choses les plus ordinaires. Etrange
prodigalité qui s'épuise elle-même dans
son effusion !
Ils arrivèrent aux ruines ; ils les examinèrent
avec cette tendresse qu'inspirent les vestiges sacrés
des lieux habités par nos ancêtres ; ils y
demeurèrent jusqu'à ce qu'Hesperus parût
dans les nuages roses du ciel ; et, se mettant en route au
crépuscule pour revenir, ils gardèrent quelque
temps le silence : car, dans l'ombre et sous les
étoiles, leur mutuel amour oppressait davantage leurs
cœurs.
Ce fut à ce moment que l'orage prédit par
l'Egyptien commença à gronder autour d'eux.
D'abord un roulement de tonnerre sourd et
éloigné les avertit de la prochaine lutte des
éléments ; bientôt les nuages
s'accumulèrent sur leurs têtes, et la foudre y
retentit avec force et à coups pressés. La
promptitude avec laquelle se forment les nuages, dans ce
climat, a quelque chose de surnaturel, et la superstition des
premiers âges a pu y voir l'effet d'une puissance
divine, sans qu'il y ait lieu de s'en étonner :
quelques larges gouttes de pluie tombèrent pesamment
à travers les branches qui s'étendaient
au-dessus du sentier ; puis, tout à coup, un
éclair rapide et effrayant passa avec ses lueurs
fourchues devant leurs yeux, et fut suivi d'une
complète obscurité.
«Va plus vite, bon carrucarius, dit Glaucus au
conducteur. L'orage va fondre sur nous.»
L'esclave pressa ses mules ; elles rasèrent le chemin
inégal et pierreux ; les nuages s'épaissirent
de plus en plus ; le tonnerre redoubla ses coups, et la pluie
tomba à grands flots.
«N'as-tu pas peur ? murmura tout bas Glaucus à
Ione, en saisissant ce prétexte pour s'approcher
d'elle davantage.
- Non, pas avec toi», répondit-elle
doucement.
En cet instant, la voiture fragile et mal construite (comme
beaucoup d'autres choses peu perfectionnées de ce
temps, en dépit de leurs formes gracieuses) tomba avec
violence dans une ornière, en travers de laquelle se
trouvait une poutre de bois. Le conducteur, jurant contre ses
mules, ne fit que les stimuler plus vigoureusement ; mais il
en résulta qu'une des roues vint à se
détacher, et que la voiture versa.
Glaucus, précipitamment sorti du véhicule,
porta secours à Ione, qui par bonheur ne
s'était pas blessée. Ils parvinrent, non sans
difficulté, à relever le carruca, mais
ils reconnurent qu'il ne fallait pas songer même
à y chercher un abri ; les ressorts qui servaient
à attacher la tenture étaient brisés, et
la pluie se précipitait dans l'intérieur.
Qu'y avait-il à faire dans cette fâcheuse
conjoncture ? Ils étaient encore à quelque
distance de la ville : ni maison ni aide autour d'eux.
«Il y a, dit l'esclave, un forgeron, à un mille
d'ici ; il pourrait remettre la roue à la voiture ; mais, par Jupiter, comme il pleut, ma maîtresse sera
trempée avant que je sois revenu.
- Cours-y, reprit Glaucus : nous tâcherons de nous
abriter du mieux possible jusqu'à ton
retour.»
La route était ombragée d'arbres ; Glaucus
attira Ione sous le plus épais. Il essaya de la
protéger avec son manteau contre la pluie ; mais la
pluie tombait avec tant de violence que rien ne lui faisait
obstacle. Pendant que Glaucus soutenait la belle Ione et
l'encourageait tout bas à prendre patience, la foudre
éclata sur un des arbres qui se trouvaient
immédiatement devant eux, et fendit en deux son large
tronc. Ce redoutable accident leur fit connaître le
péril qu'ils couraient sous leur propre abri, et
Glaucus regarda autour de lui avec anxiété pour
voir s'il ne découvrirait pas un lieu de refuge moins
exposé au danger.
«Nous sommes maintenant, dit-il, à peu
près à la hauteur de la moitié du
Vésuve ; il doit y avoir quelque caverne, quelque
creux dans ces rochers couverts de vignes, retraite
abandonnée par les nymphes ; si nous pouvions y
arriver ! »
En parlant ainsi, il s'éloigna un peu de l'arbre, et,
parcourant la montagne d'un regard attentif, il
aperçut à une distance peu considérable
une lumière rouge et tremblante.
«Cette lumière, dit-il, doit provenir du foyer
de quelque berger ou de quelque vigneron ; elle va nous
guider vers un endroit hospitalier. Voulez-vous rester ici,
Ione... pendant que... Mais non... je ne voudrais pas vous
quitter lorsqu'il y a du danger...
- J'irai volontiers avec vous, dit Ione ; quoique cet espace
soit découvert, il vaut encore mieux que l'abri
perfide de ces arbres.»
Glaucus, moitié conduisant, moitié portant
Ione, s'avança, accompagné de la tremblante
esclave, vers la lueur rougeâtre et d'un aspect
étrange qui les guidait. Ils en perdaient quelquefois
les rayons à travers les plants de vigne sauvage qui
remplissaient leur chemin découvert et encombraient
leurs pas. Cependant la pluie augmentait toujours, et les
éclairs revêtaient leurs formes les plus
effrayantes et les plus sinistres. Ils continuaient
néanmoins à marcher, dans l'espoir que, si leur
attente était trompée par cette lumière,
ils arriveraient pourtant à quelque demeure de berger
ou à quelque caverne propice. Les vignes
s'entortillaient de plus en plus devant eux ; la
lumière disparaissait complètement à
leur vue ; mais un léger sentier qu'ils suivaient avec
fatigue et avec peine continuait à les conduire dans
sa direction, à la seule lueur des éclairs que
lançait l'orage. La pluie cessa soudain ; un terrain
escarpé et rude, formé par la lave,
s'étendait devant eux, rendu plus terrible encore dans
son aspect par les éclats de foudre qui l'illuminaient
de temps à autre. Quelquefois la flamme, en tombant
sur des monceaux de scories gris de fer, couverts en partie
d'ancienne mousse et d'arbres rabougris, s'arrêtait
là quelque temps hésitante, comme si elle
eût cherché en vain quelque production de la
terre plus digne de son courroux ; d'autres fois, laissant
toute cette partie dans l'obscurité, elle courait
au-dessus de la mer en longs traits, et semblait embraser les
vagues ; si intense était le feu du ciel, qu'on
pouvait reconnaître les contrées les plus
éloignées de la baie, depuis l'éternel
Misène, avec son front orgueilleux, jusqu'à la
belle Sorrente et aux montagnes géantes qui
l'entourent.
Nos amants s'arrêtèrent pleins de doute et de
perplexité, lorsque soudain, dans un moment où
l'obscurité les enveloppait, après les
embrasements de la foudre, ils revirent, tout près
d'eux, mais plus haut, la mystérieuse lumière.
Un nouvel éclair, qui rougit le ciel et la terre, leur
fit distinguer même les environs. Aucune maison ne se
trouvait à leur proximité ; mais, à
l'endroit où avait brillé la lumière,
ils crurent apercevoir au pied d'une cabane une espèce
de forme humaine. L'obscurité revint. La
lumière, que les feux du ciel n'éclipsaient
plus, reparut encore ; ils se décidèrent
à monter de ce côté ; il leur fallut se
faire un chemin au milieu des fragments de rochers,
recouverts çà et là de buissons sauvages ; cependant ils approchaient de plus en plus, et, à la
fin, ils parvinrent à l'entrée d'une sorte de
caverne, qui semblait avoir été formée
par de gros blocs de pierre, tombés en travers les uns
des autres. Ils jetèrent alors les yeux dans l'ombre
de la caverne, et reculèrent involontaire-ment, avec
une terreur superstitieuse et un long frisson.
Mame (1845) p.127
|
Un feu était allumé dans
l'intérieur de la caverne ; et, sur ce feu, on
voyait un petit chaudron. Une lampe grossière
était placée sur une haute et mince
colonne de fer. Sur le côté du mur au bas
duquel flambait le feu, pendaient, en rangs nombreux,
comme pour sécher, une quantité d'herbes
et de graines. Un renard, couché devant
l'âtre, fixait sur les étrangers des yeux
rouges et étincelants, le poil
hérissé, et faisant entendre un sourd
murmure entre ses dents. Au centre de la caverne se
dressait une statue de la Terre, avec trois têtes
d'un aspect bizarre et fantastique, composées
des crânes d'un chien, d'un cheval et d'un
sanglier. Un trépied peu élevé
s'avançait en face de ce terrible symbole de la
populaire Hécate.
Mais ce ne furent pas ces bizarres ornements de la
caverne qui glacèrent le plus le sang de ceux
qui y jetèrent les yeux. Ce fut la figure de
l'hôtesse. Devant le feu, la lumière
réfléchie sur ses traits, se tenait
assise une femme très âgée. On ne
rencontre peut-être dans aucun pays autant de
vieilles femmes affreuses qu'en Italie. Dans aucun pays
la beauté, en se retirant, ne laisse une forme
plus révoltante et plus hideuse. Mais la vieille
femme qui se présentait aux amants n'offrait pas
ce dernier degré de la laideur humaine ; on
reconnaissait au contraire en elle les restes de traits
réguliers, nobles et aquilins ; elle avait un
regard qui exerçait encore une sorte de
fascination.
|
On eût dit le regard d'un cadavre, regard froid et
terne ; ses lèvres bleues et rentrées, ses
cheveux d'un gris pâle, plats et sans lustre, sa peau
livide, verte, inanimée, semblaient avoir
déjà pris les couleurs et les nuances de la
tombe.
«C'est une morte, dit Glaucus.
- Non... elle se meut... c'est un fantôme, ou une
larve, murmura Ione en se pressant contre la poitrine
de l'Athénien.
- Oh ! fuyons, fuyons, s'écria l'esclave, c'est la
magicienne du Vésuve.
- Qui êtes-vous ? dit une voix creuse et pareille
à celle d'une ombre, et que faites-vous ici ? »
Cette voix lugubre et sépulcrale, en harmonie avec la
figure de celle qui parlait, et qui paraissait plutôt
la voix de quelque malheureuse créature errant sur les
bords du Styx, que celle d'un être mortel, aurait fait
fuir Ione au milieu des plus terribles rigueurs de l'orage ; mais Glaucus, quoiqu'il ne fût pas sans frayeur
lui-même, l'entraîna dans la caverne.
«Nous sommes des voyageurs de la cité voisine ; égarés sur la montagne, dit-il, nous avons
été attirés par cette flamme, et nous
demandons un abri à votre foyer.»
Pendant qu'il parlait, le renard se leva et s'approcha d'eux,
en montrant dans toute leur rangée ses dents blanches,
et en glapissant d'une façon menaçante.
«Paix, esclave ! » dit la sorcière ; et au
son de sa voix l'animal s'arrêta et se recoucha,
couvrant son museau de sa queue, et tenant seulement ses yeux
fixés d'un air plein de vigilance sur les
étrangers qui étaient venus troubler son repos.
«Approchez-vous du feu, si vous voulez, dit la vieille
à Glaucus et à ses compagnons. Je ne
reçois volontiers ici aucune créature vivante,
à l'exception du hibou, du renard, du crapaud et de la
vipère... Je ne puis donc vous faire bon accueil...
Mais asseyez-vous malgré cela auprès du feu...
sans autre cérémonie.»
Le langage dans lequel s'exprima la vieille femme
était un latin étrange et barbare,
entremêlé de mots d'un plus rude et plus ancien
dialecte. Elle ne se leva pas de son siège, mais elle
les regarda attentivement, pendant que Glaucus
débarrassait Ione de son manteau et la faisait asseoir
sur une poutre, le seul siège qu'il trouvât
à sa portée ; il se mit ensuite à
rallumer avec son haleine les restes du feu à
moitié éteint. L'esclave, encouragée par
la hardiesse de ses maîtres, se dépouilla
elle-même de sa longue palla et se glissa
timidement de l'autre côté du foyer.
«Nous vous gênons peut-être ? » dit
Ione d'une voix argentine, pour se concilier la
vieille.
La sorcière ne répondit pas. Elle ressemblait
à une femme réveillée un moment de la
tombe, mais qui avait repris après son éternel
sommeil.
«Dites-moi, s'écria-t-elle tout à coup
après un long silence, êtes-vous frère et
soeur ?
- Non, répondit Ione en rougissant.
- Etes-vous mariés ?
- Pas encore, reprit Glaucus.
- Ha ! des amants...ha ! ha ! ha ! » et la
sorcière fit retentir la caverne d'un éclat de
rire prolongé.
Le cœur d'Ione se glaça à cet étrange
accès de gaieté. Glaucus se hâta de
murmurer quelques paroles auxquelles il attribuait le pouvoir
de conjurer un mauvais présage, et l'esclave, dans son
coin, devint aussi pâle que la sorcière
elle-même.
«Pourquoi ris-tu ainsi, vieille femme ? dit Glaucus
avec rudesse, après qu'il eut achevé son
invocation.
- Ai-je ri ? demanda la sorcière d'un air
distrait.
- Elle est en enfance, reprit Glaucus, et tout en parlant il
rencontra les yeux de la sorcière fixés sur les
siens avec un regard plein de malice et de
vivacité.
- Tu mens, dit-elle brusquement.
- Tu es une hôtesse bien peu aimable, dit
Glaucus.
- Oh ! cher Glaucus, dit Ione, ne l'irrite pas.
- Je veux te dire pourquoi j'ai ri lorsque j'ai appris que
vous n'étiez que des amants, dit la vieille femme.
C'était parce qu'il y a du plaisir pour les personnes
vieilles et flétries à voir de jeunes amants
comme vous, et à savoir en même temps que dans
peu vous vous haïrez l'un l'autre... vous vous
haïrez... ha ! ha ! ha ! »
Cette fois, ce fut le tour d'Ione à prier pour
détourner la funeste prophétie.
«Que les dieux empêchent ce malheur ! dit-elle ; pauvre vieille femme, tu connais peu le véritable
amour, sans quoi tu saurais qu'il ne change jamais.
- N'ai-je pas été jeune, selon vous ? reprit
vivement la vieille ; et ne suis-je pas maintenant vieille,
hideuse, morte ? Telle est la forme, tel est le
cœur.»
En prononçant ces mots, elle retomba dans un profond
silence, comme si la vie eut cessé en elle.
«Y a-t-il longtemps que tu habites ici ? dit Glaucus
après une pause, car ce silence effrayant était
comme un poids sur son cœur.
- Oh ! oui, bien longtemps.
- C'est une lugubre demeure.
- Ah ! tu peux le dire avec raison ; l'enfer est sous nos
pieds, répondit la sorcière en montrant la
terre de son doigt osseux, et je veux bien te dire un secret.
Les êtres ténébreux d'ici-bas vous
menacent de leur colère, vous qui habitez
là-haut... vous tous, jeunes, imprévoyants et
beaux.
- Tu n'as que de mauvaises paroles, peu convenables à
l'hospitalité, reprit Glaucus, et à l'avenir
j'affronterai l'orage plutôt que ta
présence.
- Tu feras bien. Nul ne devrait entrer chez moi,
excepté les malheureux.
- Et pourquoi les malheureux ? demanda
l'Athénien.
- Je suis la magicienne de la montagne, répliqua la
sorcière avec un terrible sourire ; mon métier
est de donner de l'espérance à qui n'en a plus ; j'ai des philtres pour les gens contrariés dans
leurs amours ; des promesses de trésors pour les
avaricieux ; des potions vengeresses pour les méchants ; pour les heureux et les bons, je n'ai que ce que la vie a
elle-même, des malédictions. Ne me trouble pas
davantage.»
Après cela, la terrible hôtesse de la caverne
reprit son attitude silencieuse, sans que Glaucus pût
l'engager dans une plus ample conversation. Aucune
altération de ses traits rigides et immobiles
n'indiquait même qu'elle l'entendît. Par bonheur,
l'orage, aussi calme qu'il avait été violent,
commençait à passer, la pluie tombait avec
moins de force ; et, à mesure que les nuages se
dissipaient, la lune se montrait dans le ciel en flamme, et
jetait une claire lumière dans cette demeure sinistre
: jamais peut-être elle n'avait éclairé
un groupe plus digne d'être reproduit par l'art du
peintre. La jeune, la toute belle Ione, était assise
près du foyer grossier ; son amant, qui avait
déjà oublié la présence de la
sorcière, était couché à ses
pieds, les yeux tournés vers elle et lui murmurant de
douces paroles ; l'esclave, pâle et effrayée, se
tenait à peu de distance, et la sorcière, au
formidable aspect, les surveillait du regard. Cependant, ces
deux êtres si beaux avaient repris leur
sérénité (car tel est le pouvoir de
l'amour). Ils paraissaient sans inquiétude, et on les
aurait pris pour des êtres d'un ordre supérieur,
descendus dans cette mystérieuse et sombre caverne. Le
renard les contemplait de son coin, avec des yeux
perçants et sauvages ; Glaucus, en se retournant vers
la sorcière, aperçut pour la première
fois, sur le siège qu'elle occupait, le regard
étincelant et la tête courroucée d'un
large serpent ; il se peut que les vives couleurs du manteau
de l'Athénien, jeté sur les épaules
d'Ione, eussent attiré la colère du reptile ; sa tête se dressa, il sembla se préparer
à s'élancer sur la Napolitaine. Glaucus
s'empara sur-le-champ d'un tison du foyer, et, comme si cette
action augmentait la fureur du serpent, il sortit de sa
retraite et se dressa sur sa queue jusqu'à la hauteur
du Grec.
«Sorcière, s'écria Glaucus, rappelle ce
serpent à toi, ou tu vas le voir tomber mort.
- Il a été dépouillé de son
venin, dit la sorcière, réveillée par
cette menace ; mais avant que ces paroles fussent
échappées de ses lèvres, le serpent
s'était élancé sur Glaucus. L'agile
Grec, qui était sur ses gardes, se jeta
précipitamment de côté, et frappa un coup
si violent et avec tant d'adresse sur la tête du
serpent, que l'animal tomba sans force, parmi les cendres
brûlantes du foyer.
La sorcière bondit et se plaça en face de
Glaucus, avec un visage qui aurait convenu à la plus
horrible des Furies, tant il y avait de colère et de
rancune dans son expression, quoiqu'elle conservât,
même dans son horreur et dans son redoutable aspect,
des contours et des traces de beauté. Elle n'offrait
rien, en effet, comme nous l'avons dit, de cette laideur
ridicule et grotesque dans laquelle les imaginations du Nord
ont cherché la source de la terreur.
«Tu as, dit-elle
d'une voix lente et ferme, qui contrastait par son calme avec
l'expression de son visage, tu as trouvé un abri sous
mon toit, tu t'es réchauffé à mon foyer,
tu m'as rendu le mal pour le bien ; tu as frappé et
peut-être tué l'être qui m'aimait et qui
m'appartenait, bien plus, la créature consacrée
entre toutes aux dieux, et que les hommes regardent comme
vénérable (3) ; sache quelle punition
t'attend. Par la Lune, qui est la protectrice de la
magicienne, par Orcus, qui est le trésorier de la
Colère, je te maudis. Tu es maudit. Puisse ton amour
être flétri, ton nom être
déshonoré... puissent les dieux infernaux te
poursuivre... puisse ton cœur brûler à petit
feu... puisse ta dernière heure te faire souvenir de
la voix prophétique de la sorcière du
Vésuve ! Et toi..., ajouta-t-elle, en se retournant
avec la même rage vers Ione, et en agitant sa main
droite...
- Arrête, sorcière ! s'écria Glaucus en
l'interrompant avec impétuosité. Tu m'as
maudit, et je confie mon sort aux dieux. Je te brave et te
méprise. Mais ne profère pas une parole contre
cette jeune fille, ou la malédiction qui sortira de ta
bouche sera ton dernier soupir. Prends garde !
- J'ai fini, reprit la sorcière avec un sauvage
éclat de rire, car la destinée de la femme que
tu aimes est attachée à la tienne, et ta
destinée est d'autant plus certaine, que j'ai entendu
ses lèvres prononcer ton nom, et je sais par quelle
parole te dévouer aux dieux infernaux. Glaucus, tu es
maudit ! »
En parlant ainsi, la sorcière se détourna de
l'Athénien, et s'agenouillant à
côté du reptile blessé, qu'elle retira du
foyer, elle ne releva plus le regard sur les
assistants.
«O Glaucus ! s'écria Ione terrifiée,
qu'avez-vous fait ? Sortons vite de ce lieu. L'orage a
cessé... Bonne hôtesse, pardonne-lui...
rétracte tes malédictions... il n'avait pas
d'autre dessein que de se défendre... Accepte ce gage
de paix pour revenir sur ce que tu as dit.»
Et Ione, en se baissant, déposa sa bourse sur les
genoux de la sorcière.
«Dehors, dehors, dit-elle amèrement ; l'imprécation est lancée, les Parques seules
peuvent dénouer un pareil noeud...
- Viens, ma bien-aimée, dit Glaucus avec impatience...
Penses-tu que les dieux du ciel ou des enfers écoutent
le radotage d'une vieille folle ? Viens.»
Les échos de la caverne retentirent longtemps encore
des éclats de rire de la saga. Elle ne fit pas d'autre
réponse.
Les amants respirèrent plus librement lorsqu'ils
furent en plein air ; mais la scène dont ils venaient
d'être témoins, les paroles et les éclats
de rire de la sorcière, pesaient encore sur le cœur
d'Ione ; Glaucus lui-même avait peine à se
remettre de l'émotion qu'il avait
éprouvée. L'orage avait passé, on
n'entendait plus qu'un coup de tonnerre de temps à
autre à distance, dans les nuages sombres, ou bien un
éclair égaré venait protester contre la
lune victorieuse. Ils regagnèrent le chemin avec
quelque difficulté, et retrouvèrent la voiture
suffisamment réparée pour qu'ils pussent
reprendre leur route. Le carrucarius invoquait
à grands cris Hercule pour lui demander ce que ses
maîtres étaient devenus.
Glaucus essaya vraiment de ranimer les esprits
épuisés d'Ione ; il ne réussit pas
davantage à reprendre lui-même
l'élasticité de sa gaieté naturelle. Ils
parvinrent bientôt à la porte de la ville. Comme
on la leur ouvrait, ils rencontrèrent une
litière portée par des esclaves et qui barrait
le chemin.
«Il est trop tard pour sortir, cria la sentinelle
à la personne placée dans la
litière.
- Pas du tout, répondit une voix que les amants
n'entendirent pas sans effroi, car ils la reconnurent
immédiatement. Je suis attendu à la maison de
campagne de Marcus Polybius. Je reviendrai dans peu
d'instants. Je suis Arbacès, l'Egyptien.»
Les scrupules du gardien s'évanouirent, et la
litière passa à côté de la voiture
qui ramenait les amants.
«Arbacès à cette heure et à peine
rétabli, ce me semble ! ... Où va-t-il, et pour
quel motif quitte-t-il la ville ? dit Glaucus. - Hélas ! répondit Ione en fondant en larmes, mon âme
pressent de plus en plus quelque prochain malheur.
Préservez-nous, ô dieux ! ou du moins,
ajouta-t-elle intérieurement, préservez Glaucus ! »
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(1) Dans
les fêtes publiques et dans les jeux, il y
en avait de plus somptueuses et de plus
coûteuses, à quatre roues, et qu'on
nommait pilentum.
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(2) Ils
avaient aussi la sella, où ils
étaient assis comme nous.
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(3) Une
idée toute particulière de
sainteté était attachée par
les Romains aux serpents, de même que chez
les anciens peuples ; ils en avaient
d'apprivoisés dans leurs maisons et ils
les admettaient même à leur
table.
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