Livre II, chapitre 2 |
Deux illustres personnages
Dans les premiers temps de Rome, la profession de
prêtre n'était pas une profession de gain, mais
d'honneur. Elle était embrassée par les
citoyens les plus nobles, et interdite aux
plébéiens. Plus tard, et longtemps avant
l'époque dont il est question, elle était
ouverte à tous les rangs ; du moins cette partie de la
profession qui comprenait les flamines, les prêtres,
non de la religion en général, mais des dieux
particuliers. On avait remis au choix du peuple la
dignité réservée d'abord aux patriciens
du prêtre de Jupiter (flamen dialis) que
précédait un licteur, et dont la place donnait
entrée au sénat. Les divinités moins
nationales, moins honorées, étaient desservies
ordinairement par des ministres plébéiens :
beaucoup d'entre eux choisissaient cet état, moins par
impulsion religieuse que par calcul pour échapper
à la pauvreté. Ainsi, Calénus,
prêtre d'Isis, était de la plus basse origine.
Sa famille, à l'exception de son père et de sa
mère, était une famille d'affranchis. Il avait
reçu d'eux une éducation convenable, et de son
père un petit patrimoine qu'il avait bien vite
dévoré. Il embrassa la prêtrise comme une
dernière ressource dans son malheur. Quels que fussent
les émoluments de cette profession sacrée, qui,
à cette époque, n'étaient pas
probablement considérables, les ministres du temple
populaire n'avaient pas à se plaindre du casuel de
leur vocation. Il n'y en a pas de plus lucrative que celle
qui repose sur les superstitions de la multitude.
Calénus n'avait plus qu'un seul parent vivant à
Pompéi : c'était Burbo. Divers liens obscurs et
honteux, plus forts que ceux du sang, unissaient leurs cœurs
et leurs intérêts ; et souvent le ministre
d'Isis, déguisé, s'échappait furtivement
du temple, où il était supposé en
dévotion, et se glissant par la porte de
derrière du gladiateur retiré, homme
infâme à la fois par ses vices et par son
métier, se réjouissait de jeter le masque de
l'hypocrisie ; masque qui, malgré son avarice, sa
passion dominante, lui semblait trop lourd à porter.
Une nature aussi brutale que la sienne s'accommodait mal de
ces singeries de la vertu.
Enveloppé dans un de ces larges manteaux que les
Romains adoptèrent, à mesure qu'ils
abandonnèrent la toge, et dont les amples plis
cachaient la taille, pendant qu'une sorte de capuchon qui y
était attaché pouvait également cacher
les traits, Calénus s'assit dans la petite chambre
particulière du marchand de vin, laquelle communiquait
par un petit passage avec l'entrée
dérobée, habituelle à presque toutes les
maisons de Pompéi.
En face de lui, le majestueux Burbo comptait avec soin, sur
une table qui était placée entre eux, une
petite pile de monnaie que le prêtre venait de tirer de
sa bourse : car les bourses étaient aussi communes
à cette époque qu'à la nôtre, avec
cette différence qu'elles étaient ordinairement
mieux garnies.
«Tu vois, dit Calénus, que nous te payons
grandement, et tu devrais me remercier de t'avoir
procuré un pareil profit.
- Ainsi fais-je, cher Calénus, ainsi fais-je»,
répondit Burbo d'une manière affectueuse en
plaçant la monnaie dans une bourse de cuir, puis la
bourse dans sa ceinture, dont il serra la boucle autour de sa
vaste taille, plus soigneusement qu'il n'avait coutume de le
faire lorsqu'il vaquait à ses occupations domestiques.
«Par Isis, Pisis et Nisis ! ou toute autre
divinité qui puisse exister en Egypte, ma petite Nydia
est une véritable Hespéride, un jardin d'or
pour moi.
- Elle chante bien et joue de la cithare comme une Muse,
reprit Calénus, ce sont là des talents que
celui qui m'emploie paye toujours
généreusement.
- C'est un dieu ! s'écria Burbo avec enthousiasme.
Tout homme riche qui est généreux mérite
des autels ! Mais allons, mon vieil ami, une coupe de vin.
Dis-moi un peu ce qui en est. Qu'a-t-elle fait ? Elle est
tout effrayée, elle parle de son serment et ne veut
rien révéler.
- Je ne parlerai pas davantage ; j'ai fait aussi le voeu
terrible de garder le secret.
- Des serments ! est-ce qu'il y a des serments pour nous
autres ?
- C'est bien pour les serments ordinaires ; mais
celui-ci...» Et le prêtre hardi frémit
à ces paroles. «Cependant, ajouta-t-il en
remplissant une large coupe de vin pur, je t'avouerai que ce
n'est pas tant le serment que je crains de rompre, mais c'est
la vengeance de l'homme qui me l'a imposé que je
crains. Par les dieux ! c'est un puissant magicien, il
saurait tirer ma confidence de la lune, si j'avais eu la
faiblesse de la prendre pour confidente. N'en parlons plus.
Par Pollux ! quelque divins que soient les banquets auxquels
j'assiste chez lui, je n'y suis jamais à mon aise. Je
préfère une heure joyeusement passée
avec toi, et avec une de ces bonnes filles, simples et
rieuses, que je rencontre dans cette chambre, tout
enfumée qu'elle est, oui je préfère une
heure pareille à une nuit de ces magnifiques
débauches.
- S'il en est ainsi, demain, plaise aux dieux, nous aurons
une petite fête ici.
- A la bonne heure ! » dit le prêtre en se
frottant les mains et en se rapprochant de la table.
Dans ce moment, ils entendirent un léger bruit
à la porte, comme si l'on cherchait à entrer.
Le prêtre mit son capuchon sur sa tête.
«Inutile précaution ! dit l'hôte ; ce ne
peut-être que la jeune aveugle.»
Nydia ouvrit, en effet, la porte en entrant dans la
chambre.
«Ah ! fillette, comment te portes-tu ? Tu es
pâle, tu as veillé tard à ce banquet.
N'importe ; la jeunesse est toujours la jeunesse», dit
Burbo d'un ton encourageant.
La jeune fille ne répondit pas, mais elle se laissa
tomber sur un des sièges avec un air de lassitude. Son
visage changea plusieurs foisde couleur. Elle frappait
impatiemment le pavé avec ses petits pieds. Elle
éleva subitement la tête, et dit d'une voix
fermement accentuée :
«Maître, vous pouvez me laisser mourir de faim,
si vous voulez ; vous pouvez me battre, vous pouvez me
menacer de la mort ; mais je n'irai plus dans cette maison
infâme.
- Qu'est-ce là, sotte ? » s'écria Burbo
d'une voix sauvage, et ses épais sourcils se
hérissèrent sur ses yeux courroucés et
rouges. «Tu te révoltes, je crois ? prends
garde.
- Je l'ai dit, reprit la jeune fille en croisant ses bras sur
sa poitrine.
- Alors, ma douce, ma modeste Vestale, si tu ne veux pas y
aller, c'est bien, c'est très bien ; on t'y
portera.
- Je remplirai la ville entière de mes cris,
s'écria l'enfant d'un ton passionné, et une
vive rougeur colora son front.
- Nous y veillerons ; tu iras avec un bâillon.
- Que les dieux aient pitié de moi, alors ! dit Nydia
en se levant ; je porterai plainte aux magistrats.
- Souviens-toi de ton serment», répliqua une
voix caverneuse, celle de Calénus, qui prenait part
pour la première fois au dialogue.
A ces mots, un tremblement nerveux agita la jeune aveugle ; elle joignit les mains comme si elle priait.
«Malheureuse que je suis ! »
s'écria-t-elle, et elle laissa éclater de
violents sanglots. Soit que le bruit de ce chagrin
véhément eût attiré l'aimable
Stratonice, soit qu'elle vînt par hasard, sa figure
décharnée se montra en ce moment dans la
chambre.
«Qu'est-ce donc ? que faites-vous à mon esclave,
brute ? dit-elle avec aigreur à Burbo.
- Calme-toi, femme, répondit-il d'un ton moitié
bourru, moitié timide. Tu veux des ceintures neuves et
de beaux habits, n'est-ce pas ? Eh bien ! fais attention
à tes esclaves, ou tu n'en auras pas de longtemps.
Vae capiti tuo ! Vengeance sur ta tête,
misérable fille !
- Qu'y a-t-il donc ? » reprit la sorcière, en
regardant tantôt l'un, tantôt l'autre.
Nydia, par un bond soudain, s'élança du mur
près duquel elle s'appuyait, et se jeta aux pieds de
Stratonice ; elle embrassa ses genoux, et, levant vers elle
ses yeux si doux quoique sans regard.
«O ma maîtresse, dit-elle en pleurant, vous
êtes une femme, vous avez eu des soeurs, vous avez
été jeune comme moi... ayez pitié de
moi... sauvez-moi... je ne veux plus aller à ces
horribles festins...
- Paix ! » dit la sorcière en secouant durement
une des mains de la jeune fille, mains délicates,
auxquelles on n'aurait pas dû imposer de tâche
plus pénible que celle de tresser en guirlandes les
fleurs qu'elle vendait : «Paix ! Ces beaux scrupules ne
sont pas faits pour des esclaves !
- Ecoutez, dit Burbo, tirant sa bourse et montrant ce qu'elle
contenait. Ecoutez cette musique, femme ; par Pollux ! si
vous ne savez pas brider comme il faut cette pouliche, vous
ne l'entendrez plus.
- La jeune fille est fatiguée, dit Stratonice en
s'adressant à Calénus. Elle sera plus docile la
première fois que vous en aurez besoin.
- Vous ! vous ! Qui est donc ici ? » s'écria
Nydia, roulant les yeux autour de l'appartement avec une
expression si épouvantée et si
désespérée, que Calénus se leva
de son siège.
«Il faut qu'elle voye avec ces yeux-là,
murmura-t-il.
- Qui est ici ? parlez, au nom du ciel ! Ah ! si vous
étiez aveugle comme moi, vous seriez moins cruel ! dit-elle ; et de nouveau elle versa des larmes.
- Emmenez-la, s'écria Burbo ; je hais les
pleurnicheries.
- Viens», dit Stratonice, en poussant l'enfant dehors
par les épaules.
Nydia s'éloigna vivement d'elle, avec un air auquel la
résolution donnait de la dignité.
«Ecoutez-moi, dit-elle ; je vous ai servie
fidèlement. Moi qui avais été
élevée... oh ! ma mère... ma pauvre
mère, auriez-vous pu penser que j'en serais venue
à ce degré de misère ? » Elle
essuya les larmes de ses yeux et continua :
«Commandez-moi tout autre chose et j'obéirai ; mais je vous le dis maintenant, ferme, résolue,
inexorable comme vous ; je vous répète que je
n'irai plus dans ce lieu, ou que, si j'y suis forcée,
j'implorerai la protection du préteur
lui-même... Soyez-en certains. Ecoutez-moi, grands
dieux, je le jure.»
Les yeux de la sorcière étaient flamboyants :
elle saisit l'enfant par les cheveux d'une main, et leva
l'autre sur elle ; cette formidable main droite, dont le
moindre coup était capable d'écraser la
frêle et délicate créature qui tremblait
sous son étreinte. Cette considération parut
frapper Stratonice, car elle suspendit le coup. Changeant de
dessein, et attirant Nydia près du mur, elle
détacha d'un crochet une corde, qui avait servi
plusieurs fois à l'usage qu'elle en voulait faire. Les
cris de la pauvre aveugle retentirent bientôt dans
toute la maison.