Livre II, chapitre 3 |
Glaucus fait un marché qui plus tard lui coûte cher
«Holà, mes braves compagnons, dit
Lépidus en baissant la tête pour entrer par la
porte basse de la maison de Burbo ; nous sommes venus voir
qui de vous fera plus d'honneur à notre
laniste.»
Les gladiateurs se levèrent de la table avec respect
en voyant entrer trois jeunes gens connus pour être des
meilleurs vivants et des plus riches de Pompéi, et
dont les voix dispensaient la réputation à
l'amphithéâtre.
«Quels beaux animaux ! dit Claudius à Glaucus ; vraiment dignes d'être gladiateurs !
- C'est une pitié qu'ils ne soient pas soldats»,
dit Glaucus.
C'était une chose singulière, de voir
l'efféminé et l'ennuyé Lépidus,
que, dans un banquet, un rayon de lumière semblait
aveugler, que, dans un bain, le moindre courant d'air
semblait anéantir, en qui tout instinct naturel
paraissait perverti, devenu en quelque sorte une
créature équivoque et artificielle ; c'était une singulière chose, disons-nous, de
le voir à cette heure, tout empressé, tout
énergique, tout vivant, tâter les vastes
épaules des gladiateurs d'une main blanche,
féminine, éprouver d'une touche
légère leurs muscles de fer, en un mot, plein
d'admiration pour cette force qu'il avait passé toute
sa vie à détruire en lui.
C'est ainsi que nous avons vu, de nos jours, les fashionables
sans barbe des salons de Londres tourner autour des
héros de Firescourt. C'est ainsi que nous les avons
vus souvent contempler, admirer ces hommes en calculant un
pari. C'est ainsi que nous avons trouvé réunis,
dans un assemblage plaisant et triste, les deux
extrêmes de la société civilisée,
les patrons du plaisir et ses esclaves ; les plus vils de ses
esclaves, à la fois féroces et mercenaires,
prostitués mâles, qui vendent leurs forces comme
les femmes leur beauté ; bêtes brutes dans leurs
actes, mais plus que des bêtes dans le motif qui les
fait agir car les autres, du moins, ne se dévorent pas
pour de l'argent.
«Ah ! Niger, dit Lépidus, comment vous
battez-vous, et avec qui ?
- Sporus m'a défié, répondit le
géant, et ce sera, j'espère, un combat à
mort.
- Certainement, reprit Sporus en clignant ses petits yeux. Il
prend l'épée, moi le noeud et le trident : ce
sera un rare divertissement. J'espère que le survivant
aura de quoi soutenir la dignité de la couronne.
- Ne crains rien, nous remplirons ta bourse, mon Hector, dit
Claudius ; voyons, vous vous battez avec Niger. Glaucus, un
pari ; je prends Niger.
- Je vous le disais, s'écria Niger d'un air triomphant ; le noble Claudius me connaît. Compte que tu es
déjà mort, Sporus.»
Claudius tira ses tablettes. «Je parie dix sestertia.
Cela vous va-t-il ?
- Soit, dit Glaucus ; mais qui donc avons-nous ici ? Je n'ai
jamais vu ce brave, auparavant.»
Et il jeta un regard sur Lydon, dont les membres
étaient plus élégants que ceux de ses
compagnons ; un reste de grâce et de noblesse brillait
encore dans ses traits ; sa nouvelle profession n'avait pas
dépouillé sa personne de tout charme.
«C'est Lydon, le plus jeune d'entre nous, qui ne s'est
encore servi que d'une épée de bois, dit Niger ; mais il a du bon sang dans les veines, il a
déjà provoqué Tetraidès.
- C'est lui qui m'a défié, dit Lydon ; j'ai
accepté son défi.
- Et comment combattrez-vous ? demanda Lépidus.
Cependant, mon enfant, attendez encore un peu, croyez-moi,
avant de vous commettre avec Tetraidès.»
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Lydon sourit dédaigneusement. |
- Avec le ceste ? s'écria Glaucus ; vous avez tort,
Lydon. Le ceste est en usage chez les Grecs. Je le connais
bien. Vous auriez dû vous engraisser pour un pareil
combat. Vous êtes trop maigre ; vraiment, évitez
le ceste.
- Je ne le puis, répondit Lydon.
- Et pourquoi ? Je vous l'ai dit, parce qu'il m'a
défié.
- Mais il ne vous forcera pas à prendre une arme
désignée.
- Mon honneur m'y force, dit Lydon avec orgueil.
- Je mets sur Tetraidès deux contre un au ceste,
reprit Claudius, au pair à l'épée ; est-ce dit, Lépidus ?
- Quand vous m'offririez trois contre un, je n'accepterais
pas, répliqua Lépidus. Lydon n'en viendra
jamais à l'épée. Vous êtes mille
fois trop bon.
- Et vous, Glaucus, qu'en
pensez-vous ? dit Claudius.
- J'accepte trois contre un... dix sestertia (1) contre trente. - Oui.
Claudius écrivit le pari sur ses tablettes.
«Pardonnez-moi, noble patron, dit Lydon à voix
basse à Glaucus ; combien pensez-vous que le vainqueur
gagnera ?
- Combien ? peut-être sept sestertia.
- Autant que cela ! en êtes-vous sûr ?
- Au moins. Mais honte à toi ! Un Grec aurait
songé à l'honneur, non à l'argent. O
Italiens, vous serez toujours Italiens ! » Une rougeur
couvrit la joue bronzée du gladiateur.
«Ne me jugez pas mal, noble Glaucus, je songe au deux ; mais je ne me serais jamais fait gladiateur si je n'avais
manqué d'argent.
- Puisses-tu tomber dans l'arène ! Un avare ne sera
jamais un héros.
- Je ne suis pas un avare», dit Lydon avec
fierté, et il se retira dans un coin de
l'appartement.
«Mais je ne vois pas Burbo ; où est Burbo ? s'écria Claudius ; je veux parler à
Burbo.
- Il est là», dit Niger en montrant la chambre
qui se trouvait à l'extrémité de la
salle.
- Et Stratonice, la toute gracieuse Stratonice, où
est-elle ? demanda Lépidus.
- Elle était ici quelques instants avant votre
arrivée ; mais elle a entendu je ne sais quel bruit
qui lui déplaisait, et elle a disparu. Pollux ! le
vieux Burbo avait peut-être caché une jeune
fille dans sa chambre. J'ai entendu, ce me semble, une voix
de femme qui exhalait une plainte. La vieille dame est
jalouse comme Junon.»
En ce moment, un grand cri d'angoisse et de terreur fit
tressaillir toute la compagnie.
«Excellent ! s'écria Lépidus en riant ; venez, Claudius, parta-geons avec Jupiter, il a
peut-être rencontré une Léda.
- Oh ! épargnez-moi ! épargnez-moi ! je ne suis
qu'une enfant, je suis aveugle ! ... N'est-ce pas assez de ce
châtiment pour moi ?
- Par Pallas ! je reconnais cette voix, c'est la voix de ma
pauvre bouquetière», s'écria Glaucus, et
il s'élança aussitôt vers l'endroit
d'où partaient ces cris.
Il ouvrit vivement la porte ; il vit Nydia se tordant sous
l'étreinte de la vieille irritée ; la corde,
déjà teinte de sang, tournoyait en l'air. Il
s'en empara d'une main.
«Furie ! dit Glaucus, et, de son autre main, il arracha
Nydia à la vieille. Comment osez-vous maltraiter ainsi
une jeune fille, une personne de votre sexe, une enfant ? ...
Ma Nydia, ma pauvre enfant.
- Oh ! est-ce vous ? est-ce Glaucus ? » s'écria
la bouquetière avec un indicible transport. Les larmes
s'arrêtèrent sur ses joues ; elle sourit, se
pressa sur son sein, et baisa sa robe en s'y attachant.
«Et comment osez-vous, insolent étranger, vous
interposer entre une femme libre et son esclave ? Par les
dieux ! en dépit de votre belle tunique et de vos
affreux parfums, je doute que vous soyez un citoyen romain,
mon petit homme !
- Parlons mieux, maîtresse, parlons mieux, dit Claudius
qui entra avec Lépidus. C'est mon ami et mon
frère juré, il doit être à l'abri
de votre langue, ma colombe ; il pleut des pierres.
- Rendez-moi mon esclave ! » s'écria la virago en
mettant sa forte main sur la poitrine du Grec.
«Non pas ; quand toutes les furies vos soeurs vous
assisteraient, répondit Glaucus. Ne crains rien, ma
douce Nydia ; un Athénien n'a jamais abandonné
les malheureux.
- Holà ! dit Burbo en se levant, quoique à
regret. Pourquoi tout ce bruit à propos d'une esclave ?
Laissez tranquille ce jeune patricien, femme ; qu'il s'en
aille. A cause de lui, faites grâce pour cette fois
à cette impertinente.»
En parlant ainsi, il éloigna ou plutôt il
entraîna sa féroce compagne.
«Il me semble que, lorsque nous sommes entrés,
il y avait un autre homme ici, dit Claudius. Il est
parti.»
Car le prêtre d'Isis avait pensé qu'il
était pour lui grand temps de disparaître.
«Oh ! un de mes amis, un camarade, un chien tranquille,
qui n'aime pas les querelles, dit Burbo négligemment.
Mais retirez-vous, enfant ; vous allez déchirer la
tunique de ce noble jeune homme, si vous vous y cramponnez
ainsi ; retirez-vous, on vous a pardonné.
- Oh ! ne m'abandonnez pas», s'écria Nydia en
s'attachant davantage à l'Athénien.
Emu de sa situation, de l'appel qu'elle faisait à sa
générosité, non moins que de sa
grâce touchante et inexprimable, le Grec s'assit sur un
des rudes sièges de la chambre et prit Nydia sur ses
genoux ; il essuya avec ses longs cheveux le sang qui coulait
sur les épaules de la jeune fille, et avec ses
baisers, les larmes qu'elle avait sur les joues ; il lui dit
ces mille et mille tendres mots dont on se sert pour calmer
le chagrin d'un enfant ; il parut si beau dans cette douce
oeuvre de consolation, que le cœur féroce de
Stratonice en fut lui-même ému ; la
présence de l'étranger semblait répandre
une lumière dans cet antre obscur et obscène.
Jeune, magnifique, glorieux, il offrait l'emblème du
bonheur le plus parfait de la terre, qui relève le
malheur le plus désespéré.
«Qui aurait pu penser que notre Nydia aurait
été honorée à ce point ? »
dit la virago, en essuyant la sueur de son front. Glaucus
regarda Burbo.
«Brave homme, dit-il, c'est votre esclave ; elle chante
bien ; elle a l'habitude de soigner les fleurs. Je veux faire
présent d'une esclave pareille à une dame.
Voulez-vous me la vendre ? »
Pendant qu'il parlait, il sentit tout le corps de la pauvre
fille trembler de plaisir ; elle se leva, elle écarta
de son visage ses cheveux en désordre ; elle jeta les
yeux autour d'elle comme si elle pouvait voir.
«Vendre notre Nydia ! non pas», dit Stratonice
brusquement. Nydia se laissa retomber avec un profond soupir,
et s'attacha de nouveau à la robe de son
protecteur.
«Imbéciles ! dit Claudius d'un ton important.
Vous devez faire cela pour moi. Allons, l'homme et la femme,
si vous m'offensez, votre état est perdu. Burbo
n'est-il pas le client de mon cousin Pansa ? Ne suis-je pas
l'oracle de l'amphithéâtre et de ses champions ? Je n'ai qu'à dire un mot pour que vous brisiez toutes
vos cruches : vous ne vendrez plus rien. Glaucus, l'esclave
est à vous.»
Burbo, évidemment embarrassé, grattait sa large
tête.
«La fille vaut son pesant d'or pour moi, dit-il.
- Dites votre prix ; je suis riche», répondit
Glaucus.
Les anciens Italiens étaient comme les modernes ; il
n'y avait rien qu'ils ne fussent prêts à vendre,
à plus forte raison une pauvre fille aveugle.
«J'ai payé six sestertia pour elle, elle en vaut
douze maintenant, murmura Stratonice.
- Je vous en donne vingt ; accompagnez-moi chez les
magistrats, et de là à ma demeure, où
vous recevrez votre argent.
- Je n'aurais pas vendu cette chère enfant pour cent,
dit Burbo adroitement ; je ne vous la cède que pour
faire plaisir au noble Claudius. Vous me recommanderez
à Pansa pour la place de designator à
l'amphithéâtre, noble Claudius ! elle me
conviendrait beaucoup.
- Vous l'aurez, dit Claudius, en ajoutant avec un sourire :
Ce Grec peut faire votre fortune ; l'argent coule dans ses
doigts comme l'eau dans un crible : marquez le jour avec de
la craie, mon Priam.
- An dabis ? dit Glaucus, employant la formule
habituelle des ventes et achats.
- Dabitur, répondit Burbo.
- Alors, alors, je vais aller avec vous... avec vous. O quel
bonheur ! murmura Nydia.
- Oui, ma belle, et ta tâche la plus rude sera
désormais de chanter les hymnes de la Grèce
à la plus aimable dame de Pompéi.» La
jeune fille se dégagea de son étreinte ; un
changement s'opéra sur ses traits si pleins de joie
tout à l'heure ; elle soupira profondément, et
prenant encore une fois sa main, elle dit : «Je croyais
que j'allais chez vous.
- Oui, pour le moment... Viens... Nous perdons du
temps.»
(1) Le lecteur ne confondra pas les sestertii (pluriel de sestercius) avec les sestertia (pluriel de sestertium). Le sestertium qui était, en fait la multiplication de l'unité monétaire sestertius, en avait mille fois la valeur. |