Livre IV, chapitre 10

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Ce que devient Nydia dans la maison d'Arbacès. - L'Egyptien éprouve de la compassion pour Glaucus. - La compassion est souvent une visiteuse bien inutile au coupable

On se souviendra que, sur l'ordre d'Arbacès, Nydia avait suivi l'Egyptien dans sa demeure ; là, en conversant avec elle, il avait appris de son désespoir et de ses remords que c'était sa main, et non celle de Julia, qui avait versé à Glaucus le funeste breuvage. Dans un autre moment, l'Egyptien aurait pris un philosophique intérêt à sonder les profondeurs et l'origine de l'étrange et dévorante passion que cette singulière fille avait osé nourrir dans sa cécité et dans son esclavage ; mais, dans cette circonstance, il ne pensait qu'à lui. Après son aveu, la pauvre Nydia se jeta à ses pieds en le suppliant de rendre la santé au Grec et de lui sauver la vie : car, dans sa jeunesse et dans son ignorance, elle s'imaginait que le sombre magicien pouvait faire l'un et l'autre. Arbacès, sans l'écouter, n'en comprit que mieux la nécessité de retenir Nydia prisonnière jusqu'à ce que le procès eût décidé du sort de Glaucus. Or, lorsqu'il ne la croyait la complice de Julia que pour aller à la recherche du philtre, il avait senti qu'il serait dangereux pour le plein succès de sa vengeance de laisser la jeune fille en liberté, de peur qu'elle ne parût comme témoin, et, en avouant la manière dont les esprits de Glaucus avaient été égarés, ne fournît une excuse à l'indulgence ; combien, à plus forte raison, ne devait-il pas redouter qu'elle ne courût de son plein gré confesser qu'elle avait administré la potion, et qu'inspirée par l'amour, elle n'essayât de racheter sa faute et de sauver celui qu'elle aimait, même au péril de sa propre honte ? En outre, combien n'aurait-il pas été indigne du rang et de la réputation d'Arbacès de se voir impliqué dans une affaire d'amour où il aurait flatté la passion de Julia, et assisté aux rites impies de la saga du Vésuve ! Son désir de persuader à Glaucus d'avouer le meurtre d'Apaecidès, politique qu'il regardait comme la meilleure pour sa sûreté et le succès de son amour, avait pu seul le faire songer à un aveu de la part de la fille de Diomède.

Quant à Nydia, qui était nécessairement privée, par sa cécité, de la connaissance de la vie active, et qui, esclave et étrangère, ignorait naturellement les sévérités de la loi romaine, elle songeait bien plus à la maladie et au délire de son Athénien qu'à son crime, dont elle avait entendu vaguement parler, et aux dangers dont le procès le menaçait. Pauvre malheureuse qu'elle était, à qui personne n'adressait la parole et ne s'intéressait, que savait-elle du sénat et de ses sentences, des hasards de la loi, de la férocité du peuple, des arènes et du lion ? Elle était accoutumée à associer à la pensée de Glaucus tout ce qui était grand et prospère. Elle en pouvait penser qu'un autre péril que la folie fût suspendu sur cette tête sacrée. Il lui semblait que c'était un être mis à part pour les félicités de la vie. Elle seule avait troublé le cours de ce bonheur ; elle ne savait pas que ces flots, jadis si brillants, se précipitaient vers les ténèbres et vers la mort. C'était uniquement pour lui rendre la raison qu'elle lui avait ravie, pour sauver l'existence qu'elle avait mise en danger, qu'elle implorait l'assistance du grand Egyptien.

«Ma fille, dit Arbacès en s'éveillant de sa rêverie, tu dois rester ici : il ne te convient pas d'errer dans les rues et d'être foulée aux pieds des esclaves sur le seuil des maisons. J'ai pitié de la faute où l'amour t'a entraînée ; je ferai tout pour y porter remède. Attends patiemment quelques jours, et Glaucus reviendra à la santé.»

Il dit, et, sans attendre sa réponse, sortit de la chambre, qu'il ferma avec une barre de fer, en donnant ordre à l'esclave chargé de l'entretien de cette partie de la maison de veiller sur sa prisonnière et de fournir à ses besoins.

Seul et plongé dans ses réflexions, il attendit alors les premières lueurs du jour, et, lorsqu'elles parurent, il sortit pour s'emparer, comme nous l'avons vu, de la personne d'Ione.

Son premier projet à l'égard de l'infortunée Napolitaine était celui qu'il avait franchement avoué à Claudius, c'est-à-dire d'empêcher qu'elle ne témoignât trop d'intérêt à Glaucus pendant son procès, et qu'elle ne l'accusât lui-même (ce qu'elle n'aurait pas manqué de faire) de l'acte de perfidie et de violence dont il s'était précédemment rendu coupable envers elle. Ione eût révélé aussi les motifs de vengeance qu'il avait contre Glaucus, et l'hypocrisie de son caractère dévoilée aurait rendu la véracité d'un rival suspecte dans sa déposition contre l'Athénien. Ce ne fut qu'après l'avoir rencontrée le matin et avoir entendu ses dénonciations, qu'il comprit qu'il avait couru un autre danger par suite des soupçons qu'elle avait conçus. Il se flatta de l'idée que tous ces périls étaient écartés, du moment qu'il vit en son pouvoir l'objet de sa passion et de sa crainte. Il ajouta plus que jamais foi aux promesses favorables des astres ; et, lorsqu'il alla retrouver Ione dans la chambre la plus reculée de sa mystérieuse maison où il l'avait fait porter ; lorsqu'il la vit, accablée par tant de coups successifs, passer, avec des secousses répétées et de vives attaques de nerfs, de la violence à la stupeur, il songea plus à sa beauté, victorieuse de toutes ces épreuves, qu'aux chagrins qu'il avait attirés sur elle. Cette impitoyable vanité, commune à tous les hommes qui n'ont eu que des chances heureuses dans la vie en fortune ou en amour, lui persuadait qu'après la mort de Glaucus, dont le nom serait solennellement flétri par un jugement légal, le Grec perdrait, par sa condamnation comme meurtrier du frère, tout droit à la tendresse de la soeur, et que son zèle et son amour, assistés des artifices au moyen desquels il savait éblouir l'imagination des femmes, ramèneraient à lui un cœur d'où la pensée de son rival aurait enfin été bannie : telle était son espérance. Mais dût-elle lui manquer, sa passion ardente et impie lui disait tout bas : «Au pis aller, la voilà toujours en ton pouvoir.»

Cependant, avec tout cela, il éprouvait ce malaise et cette appréhension qui accompagnent le risque d'être découvert, même lorsque le criminel est insensible à la voix de la conscience, cette vague terreur des conséquences du crime, qui sont prises quelquefois pour le remords même. L'air léger de la Campanie semblait trop pesant pour sa poitrine. Il aspirait à quitter des lieux où le danger ne dormirait peut-être pas toujours avec les morts ; et maintenant qu'Ione était en sa possession, il résolut en lui-même, aussitôt qu'il aurait été témoin de l'agonie de son rival, de transporter sur quelque rivage lointain toutes ses richesses, avec elle, le plus précieux de ses trésors.

«Oui, dit-il en marchant à grands pas dans sa chambre solitaire, oui, la loi qui me donne la personne de ma pupille à garder m'accorde la possession d'une épouse. Nous traverserons les profondes mers, nous irons à la recherche de nouveaux plaisirs, de voluptés inconnues. Encouragés par les astres, soutenus par les présages de mon âme, nous pénétrerons dans ces vastes et glorieux mondes qui, si j'en crois ma science, demeurent cachés au sein de l'Océan qui nous entoure. Là, ce cœur que l'amour possède à présent tout entier s'éveillera peut-être à l'ambition ; là, parmi des nations qui n'auront pas plié sous le joug romain, auxquelles même le nom de Rome est inconnu, je puis fonder un empire et transporter les croyances de mes aïeux ; je puis remuer les cendres de l'antique royaume de Thèbes ; continuer, sur des rivages plus étendus, la dynastie de mes ancêtres couronnés, et faire naître dans le noble cœur d'Ione la douce pensée qu'elle partage le sort d'un homme dont l'énergie, loin de la vieille corruption d'une civilisation d'esclaves, ressaisit les premiers éléments de sa grandeur, et unit dans une âme puissante les qualités du prophète et du roi.»

Après ce monologue triomphant, Arbacès sortit pour assister au procès de l'Athénien.

Les joues pâles et flétries de sa victime le touchèrent moins que la fermeté de son âme et l'intrépidité de son front ; car Arbacès était de ceux qui ont peu de pitié pour le malheur, mais qu'une forte sympathie attache aux courageux. Nous sommes entraînés vers les autres par les secrets rapports de notre nature. Le héros pleure moins sur l'adversité de son ennemi que sur la fierté avec laquelle il la supporte. Nous sommes tous des hommes, et Arbacès, si criminel qu'il fût, avait sa part des sentiments de l'humanité. S'il avait pu obtenir de Glaucus la confession écrite du crime qu'on lui imputait, confession qui l'aurait perdu aux yeux d'Ione plus que le jugement des autres, et aurait éloigné du vrai coupable tout risque d'être découvert, l'Egyptien eût fait tout au monde pour sauver son rival ; maintenant même sa haine était passée ; son désir de vengeance était apaisé ; il foulait aux pieds sa victime, non comme un ennemi, mais comme un obstacle à son bonheur. Il ne s'en montra pas moins résolu, par moins rusé ni moins persévérant dans la volonté de détruire un homme dont la perte était nécessaire à ses desseins. Tandis qu'il mettait une répugnance et une compassion apparentes à rendre témoignage contre Glaucus, il fomentait secrètement, à l'aide des prêtres d'Isis, une indignation populaire assez forte pour empêcher la clémence du sénat. Il avait vu Julia ; il lui avait appris les détails qu'il tenait de Nydia ; il avait facilement, par conséquent, endormi les scrupules de conscience qui auraient pu la conduire à atténuer le crime de Glaucus, en avouant la part qu'elle croyait avoir à son délire ; il y avait d'autant mieux réussi que cette beauté vaine aimait plus la renommée, la prospérité de Glaucus, que Glaucus lui-même ; elle ne ressentait plus d'affection pour un homme tombé dans une telle disgrâce ; elle se réjouissait presque d'un malheur qui humiliait Ione, objet constant de sa haine. Si Glaucus ne pouvait être son esclave, il ne serait pas du moins l'adorateur de sa rivale. C'était une consolation suffisante pour tous les regrets que son sort pouvait lui inspirer. Légère et inconstante, elle commençait à se sentir flattée de la cour empressée de Claudius ; elle n'était pas femme à hasarder la perte d'une alliance avec ce patricien, vil de caractère, mais illustre par sa naissance, en exposant devant le public sa faiblesse et l'égarement de sa passion pour un autre. Tout souriait donc à Arbacès ; tout était menaçant pour l'Athénien.


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