Livre IV, chapitre 12 |
Une guêpe s'aventure dans la toile de l'araignée
La seconde nuit du procès avait commencé, et
c'était justement l'heure où Sosie
s'apprêtait à braver le grand inconnu, lorsque,
par cette même porte du jardin que l'esclave avait
laissée entrouverte, pénétra, non pas un
des mystérieux esprits de la terre ou de l'air, mais
le pesant et grossier Calénus, le prêtre d'Isis.
Il fit à peine attention à l'humble offrande de
fruits médiocres et de vin plus médiocre
encore, que le pieux Sosie avait jugée suffisante pour
l'invisible étranger qu'il s'agissait d'attirer.
«C'est sans doute, se dit Calénus, quelque
tribut offert au dieu des jardins. Par la tête de mon
père ! si cette divinité n'a jamais
été mieux servie, elle ferait bien de renoncer
à sa céleste profession. Oh ! si nous
n'étions pas là, nous autres prêtres, les
dieux ne seraient pas tous bien traités. Cherchons
toujours Arbacès. Je sais que je marche sur un
abîme ; mais il peut se changer en mine d'or. Je tiens
la vie de l'Egyptien en mon pouvoir ; que m'en donnera-t-il ? »
En faisant ce monologue, il traversait la cour et entrait
dans le péristyle, où quelques lampes
disputaient çà et là l'empire de la nuit
aux étoiles. Il se trouva en présence
d'Arbacès, qui sortait d'une chambre attenante
à la colonnade.
Joseph M. Gleeson, 1891 |
«Oh ! Calénus, dit l'Egyptien, me
cherchez-vous ? et sa voix trahit un peu
d'embarras. |
- De tout mon cœur», répondit le
prêtre ; et les deux amis se dirigèrent vers une
des terrasses qui, bordées de vases de marbre et de
fleurs assoupies, coupaient çà et là le
jardin.
«Quelle délicieuse nuit ! dit Arbacès ; bleue et magnifique, comme celle où, il y a vingt ans,
j'abordai pour la première fois sur les rivages de
l'Italie. Mon cher Calénus, l'âge nous pousse ; rappelons-nous du moins que nous avons vécu.
- Quant à vous, vous pouvez vous en vanter», dit
Calénus, qui cherchait une occasion de communiquer le
secret dont il était oppressé, et qui sentait
la crainte respectueuse que lui inspirait Arbacès
augmentée encore par le ton calme et la noble
familiarité de l'Egyptien : «oui, vous pouvez
vous en vanter ; vous possédez des richesses immenses,
une constitution dont les fibres résistent à la
maladie ; vous avez à votre disposition les
prospérités de l'amour, toutes les fantaisies
du plaisir, et, dans ce moment même, les joies de la
vengeance.
- Vous faites allusion à l'Athénien ; le jour
de demain éclairera son arrêt. Le sénat
ne s'adoucit pas. Mais vous vous trompez. Sa perte ne me
cause pas d'autre satisfaction que de me délivrer d'un
rival près d'Ione. Je n'ai aucun sentiment
d'animosité contre ce malheureux homicide.
- Homicide ! » reprit Calénus, lentement et avec
intention ; et, s'interrompant, il fixa ses yeux sur
Arbacès. Les étoiles illuminaient la figure
pâle, quoique tranquille, de leur prophète ; aucune altération n'y parut ; les yeux de
Calénus furent désappointés et se
baissèrent. Il continua rapidement :
«Homicide ! que vous l'accusiez, à la bonne
heure, mais personne ne peut savoir mieux que vous qu'il est
innocent.
- Expliquez-vous», dit Arbacès froidement ; car
il s'était préparé à la
déclaration qu'il redoutait.
«Arbacès, répondit Calénus d'une
voix à peine distincte, j'étais dans le bosquet
sacré, caché par la chapelle et par le
feuillage des arbres ; j'ai vu, j'ai entendu tout ce qui
s'est passé ! Je ne blâme point l'action ; elle
a détruit un ennemi, un apostat...
- Vous savez tout ? reprit Arbacès sans
s'émouvoir ; je le pensais ; vous étiez seul ?
- Seul, répliqua Calénus, surpris de la
tranquillité de l'Egyptien.
- Et pourquoi vous étiez-vous caché
derrière la chapelle à cette heure ?
- Parce que, j'avais appris la conversion d'Apaecidès
à la foi chrétienne... parce que je savais
qu'il devait rencontrer dans ce lieu le farouche Olynthus...
parce qu'ils se proposaient de discuter ensemble les moyens
de dévoiler au peuple les mystères
sacrés de notre déesse, et que j'avais
intérêt à découvrir leurs projets
afin de les combattre.
- Avez-vous dit à quelque oreille vivante ce que vous
avez vu ?
- Non, mon maître ; le secret est resté dans le
sein de votre serviteur.
- Quoi ! le cousin Burbo ne s'en doute même pas ? Est-ce la vérité ?
- Par les dieux !
- Paix ! nous nous connaissons. A quoi bon parler des dieux
entre nous ?
- Par la crainte de votre vengeance, alors !
- Et pourquoi m'avoir jusqu'à ce moment caché
ce secret ? Pourquoi avoir attendu la veille de la
condamnation de l'Athénien pour oser me dire
qu'Arbacès est un meurtrier ? Enfin, après
avoir tardé si longtemps, pourquoi me faire à
présent cette révélation ?
- Parce que, parce que..., murmura Calénus, le visage
rouge de confusion.
- Parce que, interrompit Arbacès en souriant et en
donnant un petit coup sur l'épaule du prêtre
d'une façon amicale, parce que, Calénus (vous
allez voir comme je sais lire dans votre cœur et en
expliquer les pensées), parce que vous vouliez me
laisser engager dans le procès de manière que
je ne pusse revenir sur mes pas ; vous vouliez que j'eusse
donné des gages au parjure, ainsi qu'à
l'homicide ; vous attendiez que j'eusse excité la soif
du sang dans la populace, de façon que mes richesses
ni mon crédit ne pussent m'empêcher de devenir
sa victime ; vous me faites cette révélation
maintenant, avant que le procès soit terminé et
que l'ennemi soit condamné, pour me faire bien
comprendre qu'un seul mot de vous, demain, pourrait renverser
le projet le mieux ourdi ; vous prétendez
enchérir le prix de votre silence dans ce fatal moment ; vous tenez à me montrer que les artifices dont je me
suis servi pour éveiller la colère du peuple
retomberaient sur moi, et que les dents du lion sont
là pour me dévorer à la place de
Glaucus. N'est-ce pas cela ?
- Arbacès, reprit Calénus en oubliant la
vulgaire audace de son caractère naturel, vous
êtes vraiment un grand magicien ; vous lisez dans le
cœur comme dans un papyrus.
- C'est ma vocation, reprit l'Egyptien en riant. Eh bien,
gardez-moi le secret ; quand tout sera terminé, je
vous enrichirai.
- Pardonnez-moi, dit le prêtre, dont l'avarice, sa
passion dominante, ne se contentait pas des chances d'une
générosité future ; pardonnez-moi, vous
avez raison, nous nous connaissons l'un et l'autre. Si vous
voulez que je garde le silence, donnez-moi d'abord quelques
arrhes, comme une offrande à Harpocrate. Pour que la
rose, doux emblème de la discrétion, prenne de
vigoureuses racines, arrosez-la ce soir d'un flot d'or.
- Prudence et poésie, dit Arbacès d'une voix
toujours douce et encourageante, qui aurait dû alarmer
davantage son avide compagnon ; ne pouvez-vous attendre
jusqu'à demain ?
- Pourquoi ce délai ? Peut-être, lorsque je ne
pourrais plus apporter sans honte mon témoignage,
après la condamnation de l'innocent, vous
négligeriez ma demande ; votre hésitation,
à cette heure, n'est pas de bon augure pour
l'avenir.
- Eh bien, Calénus, à quel prix mettez-vous
votre silence ?
- Votre vie est bien précieuse, et votre fortune est
considérable, reprit le prêtre.
- De mieux en mieux ! Que de sagesse et d'esprit ! Mais
parlons clairement. Quelle somme demandez-vous ?
- Arbacès, j'ai entendu dire que, dans votre
trésor secret, sous les voûtes qui soutiennent
votre superbe demeure, vous conservez des piles d'or, de
vases et de joyaux, qui auraient pu rivaliser avec les
richesses enfouies par le divin Néron : vous pouvez
aisément distraire de cet amas de quoi rendre
Calénus le plus opulent des prêtres de
Pompéi, sans vous apercevoir même de votre
sacrifice.
- Venez donc, Calénus, reprit Arbacès d'un air
franc et généreux. Vous êtes un ancien
ami : vous avez été un fidèle serviteur ; vous ne pouvez avoir le désir de m'ôter la
vie, ni moi celui de vous marchander la récompense qui
vous est due ; votre vue sera réjouie de l'aspect de
cet or infini et de l'éclat de ces bijoux, et vous
emporterez, cette nuit même, comme marque de ma
gratitude, tout ce que vous pourrez cacher sous votre robe.
Quand vous aurez contemplé tout ce que votre ami
possède, vous comprendrez que ce serait folie de faire
injure à un homme qui peut tant donner. Après
l'exécution de Glaucus, je vous conduirai une autre
fois encore à mon trésor. Est-ce parler
franchement et en ami ?
- O le plus grand, le meilleur des hommes ! s'écria
Calénus, pleurant presque de joie, pourrez-vous
oublier jamais les soupçons que j'avais formés
sur votre justice, votre générosité ?
- Silence ; un tour encore, et nous voilà descendus
sous les voûtes.»