Livre IV, chapitre 15

Chapitre 14 Sommaire Chapitre 16

Arbacès et Ione. - Nydia dans le jardin. - Echappera-t-elle et sauvera-t-elle l'Athénien ?

Lorsque Arbacès eut réchauffé ses veines glacées à l'aide de quelques coupes d'un vin épicé et parfumé, cher aux voluptueux, il se sentit le cœur triomphant et plein de joie. Il y a, pour tout succès ingénieusement obtenu, une satisfaction orgueilleuse, même lorsque le but est criminel. Notre nature vaniteuse s'enorgueillit d'abord de sa supériorité et de son adresse. Plus tard seulement arrive la terrible réaction du remords.

Mais le remords n'était pas un sentiment que le destin du misérable Calénus fût capable d'inspirer à Arbacès. Il bannit de son souvenir la pensée de l'agonie du prêtre et de sa mort cruelle. Il sentit qu'un affreux danger était passé pour lui, qu'un ennemi possible se trouvait réduit au silence ; il ne lui restait plus qu'à expliquer la disparition de Calénus au corps des prêtres, et cela ne lui semblait pas bien difficile. Calénus avait été employé par lui à diverses missions dans les villes voisines. Il affirmerait encore qu'il l'avait envoyé porter aux autels d'Isis, à Herculanum et à Néapolis, des offrandes pour apaiser la déesse irritée du meurtre récent d'Apaecidès. Calénus une fois mort, son corps pourrait être jeté, avant le départ de l'Egyptien, dans le courant profond du Sarnus ; et, s'il venait à être découvert, le soupçon tomberait sans doute sur les Nazaréens athées, qui seraient censés avoir vengé sur lui la mort d'Olynthus aux arènes. Ces divers plans combinés pour sa sûreté personnelle, Arbacès éloigna de sa pensée tout souvenir de l'infortuné prêtre, et, excité par le succès qui avait jusque alors couronné ses projets, il tourna ses pensées du côté d'Ione. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle l'avait chassé de sa présence par des reproches et un amer mépris qu'il lui était impossible de supporter. Il se trouva assez sûr de lui-même pour tenter une nouvelle entrevue, car sa passion pour elle ressemblait à celle qu'éprouvent les autres hommes : elle lui faisait désirer sa présence, quoique devant elle il fût exaspéré et humilié. Par égard pour sa douleur, il ne quitta point ses sombres vêtements ; mais, parfumant ses noirs cheveux et arrangeant gracieusement les plis de sa tunique, il se dirigea vers la chambre de la Napolitaine. Il demanda à l'esclave qui veillait à sa porte si Ione s'était couchée, et, apprenant qu'elle était encore levée et plus tranquille qu'elle n'avait encore été jusqu'alors, il se hasarda à paraître devant elle. Il trouva sa belle pupille assis auprès d'une petite table et la figure appuyée sur ses deux mains, dans l'attitude de la méditation. Cependant sa physiono-mie n'était pas animée comme à l'ordinaire par cette brillante expression de douce intelligence qui la faisait ressembler à Psyché ; ses lèvres étaient entrouvertes, ses regards vagues et incertains, et ses longs cheveux noirs, tombant négligemment sur son cou, ajoutaient à la pâleur de ses joues, qui avaient déjà perdu la rondeur de leurs contours.

Arbacès la contempla un moment avant de s'avancer. Elle leva les yeux, et, lorsqu'elle reconnut son visiteur, elle les détourna avec une expression de douleur, mais elle ne bougea pas.

«Ah ! dit Arbacès à voix basse et d'un air plein d'intérêt, en s'approchant et en s'asseyant respectueusement à quelque distance de la table ; ah ! si mon amour pouvait conjurer ta haine, je mourrais avec joie. Tu me juges mal, Ione ; mais je supporterai l'injure que tu me fais sans murmurer, pourvu que tu me laisses te voir quelquefois. Fais-moi mille reproches, accable-moi de tes mépris, si tu le veux ; je m'efforcerai de les souffrir. Les plus amères paroles de ta bouche me sont plus douces encore que le son du luth le plus harmonieux. Dans ton silence, le monde semble pour moi s'arrêter... une cruelle stagnation engourdit les veines de la terre... il n'y a plus ni terre ni vie, sans la lumière de ton visage et la mélodie de ta voix.

- Rends-moi mon frère et mon fiancé ! » dit Ione d'un ton de voix calme, mais suppliant, et quelques larmes glissèrent le long de ses joues.

«Plût aux dieux que je pusse te rendre l'un et sauver l'autre ! reprit Arbacès avec une apparente émotion. Ione, pour te voir heureuse, je renoncerais à mon amour fatal et je joindrais ta main à celle de l'Athénien. Peut-être sortira-t-il triomphant du procès. (Arbacès avait empêché qu'on ne l'instruisît que le procès était commencé). S'il en est ainsi, tu es libre de le juger et de le condamner toi-même, et ne pense plus, Ione, que je veuille te prier plus longtemps de m'aimer. Je reconnais que mon espoir est vain. Laisse-moi seulement pleurer, gémir avec toi. Pardonne une violence dont je me repens sincèrement et que tu n'as plus à craindre. Laisse-moi redevenir ce que j'étais pour toi, un ami, un père, un protecteur. Ah ! Ione, épargne-moi, accorde-moi ton pardon !

- Je vous pardonne ; sauvez Glaucus, et je renoncerai à lui. O grand Arbacès, vous êtes puissant dans le bien comme dans le mal ; sauvez l'Athénien, et la pauvre Ione ne le verra plus.»

A ces mots, elle se leva, faible et tremblante, se soutenant à peine, tomba à ses genoux et les embrassa.

«Oh ! si tu m'aimes réellement, si tu es humain, souviens-toi des cendres de mon père ; souviens-toi de mon enfance, songe à ces heures que nous avons passées ensemble, et sauve mon Glaucus.»

D'étranges convulsions agitèrent tout le corps de l'Egyptien ; ses traits bouleversés exprimèrent son trouble ; il détourna sa figure et répondit d'une voix creuse :

«Si je pouvais le sauver encore, je le ferais ; mais les lois romaines sont très sévères : cependant, si je réussissais, si je le rendais à la liberté, m'appartiendrais-tu, serais-tu à moi ?

- A toi ! répéra Ione en se levant ; à toi ! ton épouse ! ... Le sang de mon frère n'est pas vengé ! Qui l'a tué ? O Némésis, puissé-je échanger pour le salut de Glaucus ta divine mission ? A toi jamais !

- Ione, Ione, s'écria Arbacès avec passion, pourquoi ces mots mystérieux ? Pourquoi unis-tu mon nom avec la pensée de la mort de ton frère ?

- Mes songes unissent ces deux choses, et les songes viennent des dieux.

- Vaines fantaisies alors. C'est pour des songes que tu fais tort à un innocent, et que tu hasardes de perdre la seule chance que tu aies de sauver ton amant.

- Ecoute-moi, dit Ione en parlant avec fermeté et d'une voix solennelle autant que résolue ; si Glaucus est sauvé par toi, je jure de n'entrer jamais dans sa maison comme épouse. Mais je ne puis surmonter l'horreur que m'inspireraient d'autres noces. Je ne puis t'épouser... Ne m'interromps pas. Ecoute, Arbacès. Si Glaucus meurt, le même jour je défie tous tes artifices. Je ne laisse que ma poussière à ton amour. Oui, tu peux éloigner de moi le poignard, le poison... tu peux m'enchaîner ; mais l'âme courageuse et décidée à quitter la vie n'est jamais sans moyens de le faire. Ces mains, nues et sans armes, déchireront les liens qui m'attachent à l'existence. Enchaîne-les, et mes lèvres se refuseront à respirer l'air. Tu es savant... tu as vu dans l'histoire plus d'une femme préférer la mort au déshonneur. Si Glaucus périt, je n'aurai pas l'indignité de lui survivre... Par tous les dieux du ciel, de l'Océan et de la terre, je me dévoue moi-même au trépas. J'ai dit.»

Ione, en parlant ainsi, était noble, fière, elle redressait sa taille, elle avait l'air d'une inspirée ; son visage et sa voix remplirent de respect et d'effroi celui qui l'écoutait.

«Brave cœur ! dit-il après un court silence ; tu es vraiment digne d'être à moi. Oh ! faut-il que j'aie cherché si longtemps celle qui devait partager mes destinées, et que je ne l'ai trouvée qu'en toi ! Ione, continua-t-il rapidement, ne vois-tu pas que nous étions nés l'un pour l'autre ? Comment ne reconnais-tu pas une sainte sympathie, avec ton énergie, avec ton courage, dans mon âme hardie et indépendante ? Nous avons été formés pour unir nos sentiments, formés pour animer d'un nouvel esprit ce monde usé et grossier, formés pour les puissantes fins que mon esprit, s'élançant au-dessus de l'obscurité des temps, aperçoit par une vision prophéti-que. Plein d'une résolution égale à la tienne ; je défie toutes les menaces de suicide. Je te salue comme mon épouse. Reine de climats que les ailes de l'aigle n'obscurcissent pas, que son bec n'a pas ravagés, je m'incline devant toi ; je te rends hommage, mais je te réclame pour l'adoration et pour l'amour. Nous traverserons l'Océan ; nous y trouverons notre royaume, et les âges futurs les plus lointains reconnaîtront une longue race de rois nés du mariage d'Arbacès et d'Ione.

- Tu es dans le délire. Ces mystiques déclamations conviendraient mieux à quelque vieille paralytique vendant des philtres sur la place du marché qu'au sage Arbacès. Tu as entendu ma résolution ; elle est aussi irrévocable que les destinées. Orcus a entendu mon voeu, et il est écrit dans le livre de Pluton, dont la mémoire est sûre. Répare donc, Arbacès, répare le passé. Change la haine en respect, la vengeance en gratitude ; épargne un homme qui ne sera jamais ton rival. Ce sont là des actes convenables à ta nature première, qui a montré des étincelles de noblesse et de grandeur. Ces actes-là pèsent dans la balance des Rois de la mort ; ils la font pencher le jour où l'âme, dépouillée du corps, se tient tremblante et éperdue entre le Tartare et l'Elysée ; ils réjouissent le cœur de la vie bien mieux et plus longtemps que le vain prix d'une passion qui ne dure qu'un moment. O Arbacès, écoute-moi et laisse-toi attendrir.

- C'est assez, Ione. Tout ce que je pourrai faire pour Glaucus, je le ferai. Mais si j'échoue, ne m'en fais pas porter la peine. Tu demanderas à mes ennemis eux-mêmes si je n'ai pas songé, si je n'ai pas cherché à détourner toute condamnation de sa tête. Juge-moi d'après ce qu'ils te diront. Prends du repos, Ione ; la nuit va faire place au jour, je te laisse, et puissent tes rêves être plus favorables à quelqu'un qui ne vit que pour toi ! »

Sans attendre de réponse, Arbacès sortit précipitamment, effrayé peut-être de subir plus longtemps les prières passionnées d'Ione, qui excitaient en même temps que sa compassion toutes les rages de sa jalousie. Mais la compassion venait trop tard. Alors même qu'Ion lui eût promis sa main pour récompense, il ne pouvait plus maintenant, sa déposition faite et le peuple excité, sauver l'Athénien. Son ardeur s'augmentait encore de l'énergie de cette lutte, il se livrait aux chances de l'avenir ; il ne doutait plus de triompher d'une femme dont il était si fortement épris.

Pendant que ses esclaves lui ôtaient sa robe, l'idée de Nydia lui revint. Il comprit qu'il était nécessaire qu'Ione ignorât l'égarement qui s'était emparé de Glaucus, afin qu'elle n'eût aucun motif d'excuser le crime qui lui était imputé ; il était possible que son esclave l'eût informée que Nydia était sous le même toit qu'elle, et qu'elle demandât à la voir. Aussitôt que cette idée traversa son esprit, il dit à l'un de ses affranchis :

«Va, Callias, va trouver Sosie, et dis-lui que sous aucun prétexte il ne permette que l'esclave aveugle, Nydia, quitte sa chambre. Mais attends... Va d'abord trouver les femmes de garde auprès de ma pupille, et recommande-leur de ne pas lui dire que l'esclave aveugle est dans cette demeure. Va vite.»

L'affranchi se hâta d'obéir. Après avoir rempli sa commission près des femmes qui veillaient sur Ione, il chercha le digne Sosie. Il ne le trouva pas dans la petite cellule qui lui servait de cubiculum ; il l'appela à haute voix, et l'entendit répondre de la chambre de Nydia, où il était :

«O Callias, est-ce vous que j'entends ? Que les dieux soient bénis ! Ouvrez-moi la porte, je vous en prie.»

Callias ôta la barre de la porte, et vit devant lui la triste figure de Sosie.

«Quoi ! dans la chambre même de la jeune fille, avec elle, Sosie ? Proh pudor ! Comme s'il n'y avait pas assez de fruits mûrs, sans aller cueillir les boutons ?

- Ne parle pas de cette petite sorcière, interrompit Sosie avec impatience ; elle causera ma perte» ; et il conta à Callias l'histoire du démon de l'air et la fuite de la Thessalienne.

«Pends-toi donc, malheureux Sosie ; je viens justement de la part d'Arbacès avec un message pour t'annoncer que tu ne dois pas, pour un moment même, la laisser sortir de sa chambre.

- Me miserum ! s'écria l'esclave. Que puis-je faire ? Elle a eu le temps de visiter la moitié de Pompéi. Mais demain j'essayerai de la rattraper dans ses vieux gîtes. Garde-moi seulement le secret, mon cher Callias.

- Je ferai, par amitié pour toi, tout ce qui pourra se concilier avec ma propre sûreté. Mais es-tu sûr qu'elle ait quitté la maison ? Elle peut y être encore cachée.

- Cela n'est pas possible. Elle aura gagné aisément la porte du jardin, porte ouverte, comme tu le sais.

- Peut-être pas : car, à l'heure dont tu parles, Arbacès était dans le jardin avec le prêtre Calénus. Je suis allé chercher quelques herbes pour le bain que mon maître doit prendre demain matin. J'ai vu la table que tu avais mise, mais la porte était fermée. J'en suis sûr. Calénus est entré dans le jardin ; il aura fermé la porte après lui.

- Mais elle n'était pas fermée à clef.

- Elle l'était : car moi-même, contrarié d'une négligence qui pouvait exposer les bronzes du péristyle à la tentative de quelque voleur, j'ai tourné la clef et je l'ai emportée ; et, comme je n'ai pas rencontré l'esclave chargé de ce soin pour la lui remettre et le gronder comme il faut, je l'ai gardée, et la voilà à ma ceinture.

- O généreux Bacchus, je ne t'ai pas adressé une vaine prière. Ne perdons pas un moment. Parcourons le jardin sur-le-champ ; elle doit y être encore.»

Callias, d'un bon naturel, consentit à suivre l'esclave, et, après maintes recherches dans toutes les chambres voisines et dans tous les coins du péristyle, ils entrèrent dans le jardin.

C'était à peu près le moment où Nydia s'était décidée à quitter sa cachette et à chercher son chemin. Légère et tremblante, retenant sa respiration qui, de temps à autre, se révélait par de petits soupirs convulsifs, tantôt se glissant à travers les colonnes entourées de guirlandes de fleurs qui bordaient le péristyle, tantôt faisant ombre aux rayons de la lune qui tombaient sur le pavé de mosaïque, tantôt montant la terrasse du jardin, ou passant à travers les branches des arbres, elle arriva à la fatale porte pour la trouver fermée. Nous avons tous été témoins de l'impression de douleur, d'incertitude et de crainte qui se peint sur la physionomie d'un aveugle, lorsqu'en voulant toucher quelque chose sa main éprouve un désappointement, si je puis m'exprimer ainsi. Mais quelles paroles pourraient donner une idée de l'intolérable angoisse, de la douleur d'un cœur entier qui se brise, du désespoir de la Thessalienne ? Ses petites mains tremblantes parcouraient dans tous les sens la porte inexorable. Elle y revenait sans cesse. Pauvre créature ! ... en vain ton noble courage, ton innocente ruse avaient espéré échapper aux chiens et aux chasseurs. A peu de distance de toi, riant de tes efforts, de ton désespoir, sachant que tu ne peux leur échapper, ils attendent avec une joie cruelle le moment de saisir leur proie ; tu n'as d'autre bonheur que celui de ne pas les voir.

«Silence, Callias ! Avançons... voyons ce qu'elle fera lorsqu'elle sera convaincue que la porte est une honnête porte.

- Regarde : elle lève ses yeux au ciel... elle murmure quelques mots... elle se laisse tomber sur le sol. Non, par Pollux ! elle forme quelque nouveau plan et elle ne veut pas se résigner. Par Jupiter ! elle a de la persévérance... Vois, la voilà qui se relève ! ... Elle revient sur ses pas... elle espère trouver quelque autre expédient... Je te donne le conseil, Sosie, de ne pas attendre plus longtemps... Empare-toi d'elle avant qu'elle sorte du jardin... maintenant.

- Ah ! fugitive ! je te tiens ! » s'écria Sosie en saisissant la malheureuse Nydia.

On pourrait comparer au dernier cri humain d'un lièvre sous la dent du chien, ou à celui que jette le somnambule éveillé tout à coup, le cri de douleur que poussa la jeune aveugle lorsqu'elle sentit l'étreinte de son géôlier. Ce cri funeste exprimait tant de détresse et de désespoir, que, si vous l'eussiez entendu, il aurait pour toujours résonné à vos oreilles. Elle crut sentir la dernière planche de salut pour Glaucus s'échapper de sa main. Il y avait eu lutte entre la vie et la mort, et c'est la mort qui avait gagné la partie.

«Dieux ! elle va réveiller la maison. Arbacès a le sommeil si léger ! Bâillonne-la, dit Callias. - Ah ! voici justement la serviette avec laquelle cette jeune sorcière m'a privé de la vue et de la raison. Allons, c'est juste. La voilà à présent muette aussi bien qu'aveugle.»

Et, saisissant ce léger fardeau dans ses bras, Sosie regagna la maison et la chambre d'où Nydia s'était échappée. Là, après l'avoir délivrée de son bâillon, il l'abandonna à une solitude si terrible et si douloureuse, qu'en dehors des enfers on ne peut guère imaginer pareils tourments.


Chapitre 14 Haut de la page Chapitre 16