Le chagrin de nos bons camarades pendant nos afflictions.
Le cachot et ses victimes
La troisième et dernière journée du
procès de Glaucus et d'Olynthus allait s'achever ; quelques heures après que la sentence eut
été rendue, plusieurs des
élégants de Pompéi étaient
réunis à la table du délicat
Lépidus.
«Ainsi Glaucus a nié son crime jusqu'à la
fin ? dit Claudius.
- Oui ; mais le témoignage d'Arbacès
était convaincant ; il a vu porter le coup,
répondit Lépidus.
- Mais quel peut avoir été le motif du meurtre ?
- Le prêtre était d'un caractère morose
et singulier. Il aura probablement réprimandé
Glaucus sur sa vie joyeuse, sa passion pour le jeu, et enfin
refusé son consentement au mariage de
l'Athénien avec Ione. Une querelle aura eu lieu.
Glaucus, qui avait sans doute trop sacrifié à
Bacchus, dieu terrible, aura frappé le prêtre
dans un moment de colère. L'excitation du vin, le
désespoir du remords lui auront donné le
délire qu'il a conservé quelques jours, et je
gagerais bien que le pauvre garçon, dont ce
délire a si fort troublé les esprits, s'imagine
réellement qu'il n'a pas commis ce crime. Telle est du
moins l'opinion d'Arbacès, qui paraît avoir
été plein de bienveillance et de
modération dans son témoignage.
- Oui, il s'est rendu populaire par sa conduite en cette
affaire ; mais, en considération de ces circonstances
atténuantes, le sénat aurait dû se
relâcher de sa sévérité.
- Il l'aurait fait aussi, s'il n'avait fallu donner
satisfaction au peuple, véritablement furieux. Les
prêtres n'avaient rien épargné pour
l'irriter. Le peuple, cette bête féroce,
s'imaginait que Glaucus échapperait à la
condamnation parce qu'il est riche et de noble rang : c'est
là ce qui a motivé un si dur arrêt. I1
paraît aussi que, par je ne sais quel accident, il n'a
jamais été naturalisé citoyen romain ; le sénat s'est trouvé ainsi privé du
droit de résister au peuple, quoique après tout
il n'y ait eu contre lui qu'une majorité de trois
voix. Holà du vin de Chio !
- Il est bien changé ; mais son air est
intrépide et calme.
- Nous verrons si cette
fermeté durera demain. Mais quel mérite y
a-t-il dans le courage, lorsqu'on voit ce chien
d'athée, Olynthus, manifester le même sang-froid ?
- Le blasphémateur ! Oui, dit Lépidus avec une
pieuse colère ; je ne m'étonne plus que,
l'autre jour, un décurion ait été
frappé par la foudre, par un ciel serein (1). Les dieux sont
irrités contre Pompéi, qui possède un
pareil impie dans ses murs.
- Cependant le sénat s'est montré si
accommodant que, si cet homme avait seulement montré
un peu de repentir et consenti à brûler un peu
d'encens sur l'autel de Cybèle, on l'aurait
acquitté. Je doute fort que ces Nazaréens,
s'ils venaient à établir leur religion, fussent
aussi tolérants pour nous, en supposant que nous
irions renverser l'image de leur dieu, blasphémer
leurs cérémonies et nier leur foi.
- On laisse à Glaucus une chance, en faveur des
circonstances atténuantes : on lui permettra de faire
usage, pour se défendre contre le lion, du style avec
lequel il a tué le prêtre.
- Avez-vous vu le lion ? Avez-vous remarqué ses dents
et ses griffes ? Peut-on appeler une chance la faculté
de se défendre contre lui avec le style ? Une
épée et une cuirasse ne seraient qu'un roseau
et du papyrus contre une si puissante bête. Je trouve
que la meilleure grâce qu'on ait faite à
Glaucus, c'est de ne pas le laisser longtemps en suspens ; c'est heureux pour lui que nos bénignes lois, si
lentes à prononcer, soient promptes
d'exécution, et que les jeux de
l'amphi-théâtre se trouvent, par une sorte de
providence, fixés à après-demain ! Celui
qui attend sa mort meurt deux fois.
- Quant à l'athée, dit Claudius, il n'aura pour
armes contre le tigre que ses bras nus ; par malheur, ces
combats ne se prêtent guère aux paris. Si
quelqu'un pourtant veut tenter l'aventure ? ...»
Un éclat de rire général démontra
le ridicule de la question.
«Pauvre Claudius, dit l'hôte ; perdre un ami,
c'est fâcheux ; mais ne trouver personne qui veuille
parier pour son salut, c'est encore pis.
- C'est contrariant ; c'eût été une
consolation pour lui comme pour moi de penser qu'il avait
été utile jusqu'à la fin.
- Le peuple, dit le grave Pansa, est enchanté du
résultat. Il avait si grand'peur que les jeux de
l'amphithéâtre n'eussent lieu sans que l'on
eût trouvé un criminel à livrer aux
bêtes ! En trouver deux, et de cette espèce,
n'est-ce pas du bonheur ? Le peuple travaille, il a besoin de
distraction.
- Voilà un discours digne du grave Pansa, qui ne
marche jamais sans une suite de clients aussi
considérable que le cortège d'un triomphateur
des Indes ! Il ne s'occupe que du peuple. Vous verrez qu'il
finira par être un Gracque !
- Certainement, on ne peut pas dire que je sois un patricien
insolent, reprit Pansa d'un air noble.
- Il y aurait eu vraiment du danger, observa Lépidus,
à se montrer trop généreux la veille
d'un combat d'animaux. Si jamais on me fait un procès,
à moi qui suis né Romain et qui ai
été élevé Romain, je prie Jupiter
ou qu'il n'y ait point de bêtes dans les vivaria, ou
qu'il y ait une quantité de criminels dans les
prisons.
- Mais, dit quelqu'un de la compagnie, qu'est devenue cette
pauvre fille que Glaucus devait épouser ? Etre veuve
sans avoir été femme, c'est cela qui est dur !
- Oh ! reprit Claudius, elle est en sûreté sous
la protection de son tuteur Arbacès. Il était
naturel qu'elle allât chez lui après avoir perdu
son amant et son frère.
- Par Vénus ! Glaucus était heureux
auprès des femmes ; on assure que la riche Julia
l'aime aussi.
- Pure fable, mon ami ! dit Claudius avec un air de
fatuité. Je l'ai vue aujourd'hui. Si elle a jamais
conçu un sentiment de ce genre, je me flatte de
l'avoir consolée.
- Paix, messieurs ! s'écria Pansa. Ne savez-vous pas
que Claudius s'occupe à souffler la torche dans la
maison de Diomède ? Elle commence à s'allumer,
et elle ne tardera pas à briller d'un vif éclat
sur l'autel de l'hymen.
- Est-ce vrai ? dit Lépidus. Claudius marié ! ... fi ! ...
- Ne craignez rien, reprit Claudius ; le vieux Diomède
est charmé de l'idée de marier sa fille
à un patricien ; il ne ménagera pas les
sesterces. Vous pouvez bien penser que je ne les renfermerai
pas dans l'atrium. Le jour où Claudius épousera
une héritière devra être marqué de
blanc par ses amis.
- Eh bien ! donc, s'écria Lépidus, buvons une
coupe remplie jusqu'au bord à la santé de la
belle Julia.»
Pendant cette conversation, sur le ton habituel des jeunes
gens de l'époque et qui, il y a un siècle,
aurait pu trouver de l'écho dans quelque cercle
parisien ; pendant cette conversation, dis-je, qui
pétillait dans le triclinium de Lépidus, il se
passait une scène bien différente dans le
cachot du jeune Athénien.
Après sa condamnation, Glaucus cessa d'être
confié à la garde obligeante de Salluste,
l'unique ami de son malheur ; il fut conduit le long du Forum
par des soldats, qui l'arrêtèrent près
d'une petite porte placée à côté
du temple de Jupiter. On en voit encore l'emplacement. Cette
porte s'ouvrait au centre d'une façon assez bizarre ; elle tournait sur ses gonds, comme nos tourniquets moder-nes,
de manière à ne jamais laisser ouverte que la
moitié du seuil. On fit entrer le prisonnier par cette
étroite ouverture ; on mit devant lui un pain et une
cruche d'eau ; on le laissa ensuite dans les
ténèbres, et, à ce qu'il croyait, dans
la solitude. Si subite avait été la
révolution de fortune qui l'avait
précipité des hauteurs de sa jeunesse et de ses
heureuses amours dans le plus profond abîme de
l'ignominie et dans l'horreur d'une prochaine mort où
tout son sang devait être répandu, qu'il avait
peine à se convaincre que son esprit n'était
pas le jouet d'un songe pénible. Son organisation
vigoureuse avait triomphé d'un breuvage dont, par
bonheur, il n'avait bu qu'une faible partie. Il avait
recouvré sa raison, la conscience de ses actions, mais
une sorte de dépression pesait encore sur ses nerfs et
sur son intelligence. Son courage naturel et l'orgueil grec
lui avaient donné la force de surmonter toute
appréhension indigne de son caractère, et de
faire bonne contenance devant le tribunal, où l'on
avait admiré son maintien noble et calme. Mais la
certitude de son innocence fut à peine suffisante pour
le soutenir, lorsqu'il se trouva loin des yeux humains, dans
l'isolement et le silence. Les vapeurs humides du cachot
glacèrent ses sens. Lui, le délicat, le
voluptueux, le raffiné Glaucus, lui qui n'avait
jusqu'alors connu ni adversité ni chagrin ! Noble
oiseau, pourquoi avait-il abandonné son pays lointain
et aimé du soleil, les bosquets d'oliviers et ses
collines natales, le murmure de ses ruisseaux divins ? Pourquoi avait-il aventuré son brillant plumage au
milieu de peuples inhospitaliers, éblouissant leurs
yeux de ses riches couleurs, charmant leurs oreilles de ses
accents délicieux ? fallait-il qu'il se vît
ainsi subitement arrêté, jeté dans une
sombre cage, leur victime et leur proie ? ... Plus de joyeux
essor ! ... Plus d'invitations à la gaieté ! ...
tout était fini. Le pauvre Athénien ! Ses
défauts n'étaient que l'exubérance d'une
heureuse nature ! Combien sa vie passée l'avait peu
préparé à de pareilles épreuves ! Cette multitude, dont les applaudissements avaient souvent
retenti à son oreille, lorsqu'il guidait au milieu
d'elle son char gracieux et ses coursiers bondissants,
l'accablait maintenant de sinistres huées. Les visages
de ses anciens amis (les convives de ses festins) s'offraient
froids et glacés à ses yeux. Il n'y avait plus
là personne pour consoler, soutenir l'étranger
qui avait été tant admiré et
adulé ! Ces murs ne s'ouvraient que sur la terrible
arène où il devait rencontrer une honteuse
mort. Et Ione ? Il n'avait rien appris sur son sort. Aucun
mot bienveillant, aucun message d'amitié,
n'étaient venus de sa part. L'avait-elle oublié
aussi ? Le croyait-elle coupable ? ... et de quel crime ? ...
Le meurtre de son frère ! Il grinçait des
dents, il gémissait à haute voix, et, de temps
à autre, une crainte affreuse lui traversait le cœur.
Si, dans ce délire qui s'était
irrésistiblement emparé de ses esprits, qui
avait porté un si grand trouble dans son cerveau,
où il avait perdu toute conscience de lui-même,
si le crime dont il était accusé avait
été réellement commis par lui ? ...
Cependant, il repoussait bien vite cette pensée
lorsqu'elle se présentait : car, au milieu de
l'obscurité du jour, il se rappelait assez
distinctement le bosquet de Cybèle, la pâle
figure du mort tournée de son côté, la
pause qu'il avait faite auprès du corps, et le choc
violent qui l'avait jeté la face contre terre. Il
restait convaincu de son innocence ; et pourtant, qui
croirait à son innocence, qui prendrait la
défense de son nom, même lorsque ses restes
mutilés seraient livrés aux
éléments ? Lorsqu'il se rappelait son entrevue
avec Arbacès, et les désirs de vengeance dont
le cœur de cet homme terrible devait être rempli, il
ne pouvait s'empêcher de croire qu'il était la
victime de quelque mystérieux complot
profondément ourdi, dont il cherchait en vain à
découvrir la trace : et Ione... Arbacès
l'aimait... Le succès de son rival pouvait être
fondé sur sa perte. Cette pensée l'affligeait
plus que toutes les autres. Son noble cœur était plus
tourmenté par la jalousie que par la crainte. Il
poussa quelques nouveaux gémissements.
Une voix s'éleva du fond de l'obscurité et
répondit à l'accent de sa douleur :
«Quel est mon compagnon dans cette heure terrible ? Athénien Glaucus, est-ce toi ?
- C'est ainsi qu'on m'appelait aux jours de ma fortune et de
mon bonheur. On m'appelle sans doute maintenant d'un autre
nom. Et quel est ton nom à toi, étranger ?
- Je suis chrétien : ton compagnon de
captivité, comme je l'ai été de ton
procès.
- Quoi ! celui qu'on appelle l'athée ? Est-ce
l'injustice des hommes qui t'a poussé à nier la
providence des dieux ?
- Hélas ! répondit Olynthus, c'est toi qui es
le véritable athée, car tu nies le seul vrai
Dieu... ce grand inconnu auquel tes pères les
Athéniens avaient érigé un autel. C'est
dans cette heure solennelle que je reconnais mon Dieu : il
est avec moi dans mon cachot. Un sourire
pénètre mes ténèbres ; à
la veille de la mort, mon cœur palpite d'immortalité,
et la terre ne s'éloigne de moi que pour rapprocher du
ciel mon âme fatiguée.
- Réponds-moi, dit Glaucus brusquement : le nom
d'Apaecidès n'a-t-il pas été
mêlé au tien pendant le cours du procès ? Me crois-tu coupable ?
- Dieu seul lit dans les cœurs. Mais mon soupçon ne
s'arrête pas sur toi.
- Sur qui, alors ?
- Sur ton accusateur, Arbacès.
- Ah ! tu me rends heureux ! Et pourquoi penses-tu ainsi ?
- Parce que je connais le cœur de ce méchant homme,
et qu'il avait des motifs de craindre celui qui est
mort.»
Olynthus informa alors Glaucus des détails que le
lecteur connaît déjà, de la conversation
d'Apaecidès, de leur projet de mettre au jour les
impostures des prêtres égyptiens, et des
séductions pratiquées par Arbacès sur la
faiblesse du jeune prosélyte.
«C'est pourquoi, continua Olynthus, si Apaecidès
a rencontré Arbacès, s'il lui a reproché
ses trahisons, s'il l'a menacé de les rendre
publiques, la place, l'heure ont paru propices à la
vengeance de l'Egyptien ; la colère et la ruse auront
guidé le coup.
- Les choses ont dû se passer ainsi ! s'écria
Glaucus avec joie. Je suis heureux.
- Cependant, ô infortuné ! à quoi te sert
maintenant cette découverte ? Tu es condamné ; ton sort est décidé ; tu périras dans
ton innocence.
- Je saurai du moins que je ne suis pas coupable ; dans ma
mystérieuse démence, il me venait des doutes
passagers, mais terribles. Mais dis-moi, homme d'une croyance
étrangère, penses-tu que, pour de
légères erreurs ou pour les fautes de tes
ancêtres, nous soyons abandonnés à jamais
et maudits par les puissances supérieures, quel que
soit le nom qu'on leur donne ?
- Dieu est juste et n'abandonne pas ses créatures
à cause de leur fragilité. Dieu est
miséricordieux, et il ne maudit que le méchant
qui ne se repent pas.
- Cependant, il me semble que, dans un moment de
colère divine, j'ai été frappé
d'un soudain délire, d'une frénésie
étrange et surnaturelle qui ne provenait point de
moyens humains.
- Il y a des démons sur la terre, répondit le
Nazaréen avec gravité, de même qu'il y a
Dieu et son fils dans le ciel ; et, puisque tu ne reconnais
pas ceux-ci, les démons peuvent avoir eu prise sur
toi.»
Glaucus ne répliqua pas. Ils gardèrent le
silence pendant quelques minutes. Enfin l'Athénien
reprit, d'un ton de voix ému et doux, avec un peu
d'hésitation :
«Chrétien, crois-tu, parmi les dogmes de ta foi,
que les morts vivent de nouveau, que ceux qui ont aimé
ici-bas soient unis ailleurs ; qu'au-delà du tombeau
notre âme sorte des vapeurs mortelles qui l'ont
obscurcie aux yeux grossiers de ce monde ; que les flots,
divisés par le désert et par le rocher, se
rencontrent dans le solennel Hadès, et coulent
ensemble pour toujours ?
- Si je crois cela, Athénien ? non, non, je ne le
crois pas, c'est trop peu dire ; je le sais, et c'est cette
magnifique et heureuse assurance qui me soutient maintenant.
O Cylène ! continua Olynthus d'un ton
passionné, épouse de mon cœur, qui m'a
été enlevée dans les premiers mois de
notre mariage, ne te verrai-je pas, et dans peu de jours ? Bien venue, bien venue est la mort, qui me conduit au ciel et
vers toi ! »
Le soudain élan d'une affection humaine remua toutes
les fibres sympathiques du cœur de l'Athénien. Il
sentit, pour la première fois, quelque chose de plus
tendre que le lien qui attache des compagnons d'infortune. Il
se rapprocha d'Olynthus. Car les Italiens, féroces
à certains égards, n'étaient pas
inutilement cruels ; ils ne séparaient pas les
cellules, n'accablaient pas les prisonniers de chaînes,
et permettaient aux victimes de l'arène la consolation
d'autant de liberté et de communauté que la
prison en pouvait offrir.
«Oui, continua le chrétien dans une sainte
ferveur, l'immortalité de l'âme, la
résurrection, la réunion des morts, tel est le
grand principe de notre foi, et c'est pour proclamer cette
grande et sublime vérité qu'un Dieu
lui-même a voulu mourir. Ce n'est point un fabuleux
Elysée, un poétique Orcus, mais un pur et
radieux héritage du ciel lui-même, qui
récompense l'homme juste et bon.
- Raconte-moi donc tes doctrines et expose-moi tes
espérances», dit Glaucus avec ardeur.
Olynthus s'empressa de faire droit à cette demande ; et, comme il arrivait souvent dans ces premiers âges de
la foi chrétienne, ce fut dans l'ombre d'un cachot, et
devant les approches de la mort, que le radieux Evangile jeta
ses rayons doux et sacrés.
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(1) Pline
raconte qu'immédiatement avant
l'éruption du Vésuve, l'un des
«decuriones municipales» fut, bien
que le ciel fût sans nuages, frappé
mortellement par la foudre.
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