Livre IV, chapitre 2

Chapitre 1 Sommaire Chapitre 3

L'amphitryon, le cuisinier, la cuisine classique. Apaecidès cherche Ione. - Leur conversation

Le jour fixé par Diomède pour le banquet donné à des amis de choix était arrivé. Le gracieux Glaucus, la belle Ione, le magistral Pansa, l'illustre Claudius, l'immortel Fulvius, l'élégant Lépidus, l'épicurien Salluste n'étaient pas les seuls convives destinés à honorer son festin de leur présence ; il attendait également un sénateur de Rome, d'une grande réputation et jouissant de beaucoup de crédit à la cour, qui était venu à Pompéi pour rétablir sa santé ; de plus un fameux capitaine d'Herculanum, qui avait combattu avec Titus contre les Juifs et s'était prodigieusement enrichi à la guerre, bien que ses amis prétendissent que sa patrie lui devait encore de la reconnaissance pour ses services désintéressés. La compagnie s'éten-dait à un plus grand nombre d'invités que ceux dont nous venons de parler. A cette époque, il n'était pas de bon goût, chez les Romains, comme on le sait, d'avoir à sa table moins de trois ou plus de neuf personnes ; on dérogeait quelquefois à cette règle par ostentation. L'histoire nous apprend que quelques riches amphitryons traitaient trois cents personnes de leur connaissance. Cependant, Diomède, plus modeste, s'était borné à doubler le nombre des Muses : il devait avoir à sa table dix-huit convives, nombre qui n'est pas extraordinaire de nos jours dans un monde distingué.

C'était le matin du banquet de Diomède ; et l'amphitryon lui-même, tout en se donnant des airs d'élégance littéraire et de somptuosité, conservait assez de son expérience commerciale pour savoir que l'aeil du maître rend le serviteur plus actif. En conséquence, laissant flotter sa tunique sur sa majestueuse poitrine, les pieds enveloppés dans de larges pantoufles, une petite baguette à la main, dirigeant tantôt avec elle les pas de ses esclaves, et tantôt leur appliquant sur le dos une légère correction, il allait de chambre en chambre, dans sa vaste maison de plaisance.

Il ne dédaigna pas de visiter cette pièce sacrée, dans laquelle les prêtres du festin préparaient leurs offrandes. En entrant dans la cuisine, ses oreilles furent agréablement séduites par le bruit des plats et des casseroles, des jurons des ordres donnés. Quelque petite que cette pièce indispensable paraisse avoir été dans les maisons de Pompéi, elle était néanmoins garnie de cette innombrable variété de fourneaux, de casseroles, de découpoirs, de moules, sans lesquels un cuisinier de génie, ancien ou moderne, déclare qu'il lui est impossible d'agir et de préparer le moindre mets. Comme le combustible était alors aussi rare et aussi cher dans ce pays qu'il l'est encore de nos jours, l'habileté consistait à opérer en grand avec le plus petit feu possible. On peut voir, dans le musée napolitain, une admirable invention de cette espèce, une cuisine portative de la grandeur à peu près d'un volume in-folio, contenant des fourneaux pour les plats et un appareil pour chauffer de l'eau ou d'autres boissons.

Dans cette cuisine s'agitaient plusieurs personnes qu'au premier coup d'oeil le maître de la maison ne reconnut pas.

«Oh ! oh ! murmura-t-il, ce maudit Congrio a appelé à son aide toute une légion de cuisiniers. Ils ne feront pas leur besogne pour rien, et ce sera un item à ajouter aux dépenses de ce jour. Par Bacchus ! je me considérerai encore comme trois fois heureux si ces gaillards-là ne jugent pas à propos d'emporter quelques pièces de ma vaisselle : leurs mains sont si subtiles et leurs tuniques si larges l... Me miserum ! »

Les cuisiniers continuèrent à s'occuper, sans paraître prendre garde à la présence de Diomède.

«Ho ! Euclio, votre poêle à frire les oeufs ! Quoi ! est-ce la plus grande de votre cuisine ? ... C'est tout au plus si elle peut contenir trente-trois oeufs... Dans les maisons où j'ai l'habitude de servir, les plus petites contiennent au besoin cinquante oeufs.

- Le misérable drôle ! pensa Diomède ; il en parle comme si une centaine d'oeufs ne coûtait qu'un sesterce.

- Par Mercure ! s'écria un jeune apprenti cuisinier qui commençait son noviciat, où a-t-on jamais vu des moules à confitures d'une forme aussi antique ? Il est impossible de briller dans son art avec des instruments si grossiers... Quoi ! les moules les plus communs de la maison de Salluste représentent toute la guerre de Troie : Hector, Pâris, Hélène, avec le petit Astyanax, et le cheval de bois par-dessus le marché.

- Silence, imbécile ! répondit Congrio, le cuisinier du logis, qui semblait traîtreusement abandonner à ses alliés le champ de bataille ; mon maître Diomède n'est pas un de ces prodigues écervelés qui prétendent tout avoir au dernier goût, coûte que coûte. - Tu mens, vil esclave ! s'écria Diomède en colère ; tu me coûtes déjà assez pour avoir ruiné Lucullus lui-même : sors de ta tanière ; j'ai à te parler.»

L'esclave obéit, après avoir jeté un regard significatif à ses confrères.

«Sot en trois lettres (1), dit Diomède avec une figure animée par le courroux, comment as-tu amené cette troupe de fripons chez moi ? ... Je vois le mot voleur écrit dans chaque ligne de leurs visages.

- Cependant, je vous assure, maître, que ce sont des gens du plus respectable caractère... les meilleurs cuisiniers de la ville... on a bien du mal à les avoir... si ce n'avait été en ma considération...

- En ta considération ! malheureux Congrio, interrompit Diomède ; et par quel argent dérobé, par quelle fraude sur les choses achetées au marché, par quelle bonne viande convertie en graisse que tu vendras dans les faubourgs, par quel compte de bronze bossué et de pots cassés, les payeras-tu pour te rendre service à toi ? ...

- Ah ! maître, n'attaquez pas ma probité... puissent les dieux m'abandonner si...

- Ne jure pas, interrompit de nouveau Diomède, toujours furieux, car les dieux se hâteraient de punir un parjure, et je perdrais mon cuisinier, au moment d'un dîner. Mais cela suffit pour l'heure ; veille attentivement sur ces aides de malheur, et fais attention à ne pas venir me rompre la tête demain matin de vases brisés, de coupes disparues d'une manière miraculeuse ou ton dos ne sera plus qu'une plaie. Ecoute-moi bien : tu sais que tu m'as fait payer ces attagens de Phrygie (2) assez cher, par Hercule ! pour nourrir un honnête homme pendant un an ; prends garde à ce que la chair n'en soit pas brûlée d'un iota. La dernière fois, Congrio, que j'ai réuni mes amis, ta vanité s'était flattée de faire rôtir à point une grue de Mélas... tu sais qu'elle arriva sur la table comme une pierre de l'Etna, comme si tous les feux du Phlégéthon avaient desséché son jus. Sois modeste, cette fois, Congrio, modeste et prudent ; la modestie est la mère des grandes actions ; et en toutes circonstances, non moins que dans celle-ci, si tu n'épargnes pas la bourse de ton. maître, songe au moins à sa gloire.

- On n'aura pas vu un tel repas à Pompéi depuis l'époque d'Hercule.

- Doucement, doucement, encore ton orgueil L.. Mais, réponds, Congrio, qu'est-ce que c'est que cet homunculus, ce pygmée qui se moque de ma vaisselle, cet impertinent néophyte en cuisine, qui ose insulter mes moules à confitures ? ... Je ne voudrais pas passer pour un homme qui n'entend rien à la mode...

- C'est un usage entre cuisiniers, répondit gravement Congrio, de ravaler les ustensiles, pour faire plus d'honneur à notre art. Ce moule à confitures est un beau et gracieux moule ; mais à la première occasion, maître, je vous recommande d'en acheter de nouveaux d'un...

- Cela suffit, répliqua Diomède, qui paraissait décidé à ne jamais souffrir que son esclave achevât ses phrases... Va, reprends tes fonctions... brille... surpasse-toi... qu'on envie à Diomède son cuisinier, que les esclaves de Pompéi te surnomment Congrio le grand, va... Attends un peu... tu n'as pas dépensé tout l'argent que je t'ai donné pour le marché ?

- Tout l'argent ! hélas ! les langues de rossignols et les tomacula (3) de Rome, et les huîtres de Bretagne, et une quantité d'autres choses trop nombreuses pour vous les citer, attendent encore leur payement. Mais n'importe, on a confiance dans l'archimagirus (4) du riche Diomède.

- Oh ! prodigue en délire... quelle extravagance ! quelle profusion ! je suis ruiné... mais, va... hâte-toi... inspecte, goûte... achève... encore une fois, surpasse-toi... que le sénateur romain ne méprise pas le pauvre Pompéien... A l'oeuvre, esclave, et souviens-toi des attagens de Phrygie.»

Le chef rentra dans son domaine naturel, et Diomède porta ses pas majestueux dans les appartements où sa compagnie devait se réunir. Il trouva tout à son gré ; les fleurs étaient fraîches, les fontaines lançaient brillamment leurs jets d'eau, les pavés de mosaïque étaient éclatants comme des miroirs.

«Où est ma fille Julia ? demanda-t-il.

- Au bain.

- Ah ! cela me fait souvenir, qu'il est grand temps... Je dois aussi aller au bain.»

Notre récit nous ramène vers Apaecidès. En se réveillant, ce jour-là, du sommeil fiévreux et fréquemment interrompu qui avait suivi son adoption dans une foi si différente de celle dans laquelle il avait été élevé, le jeune prêtre pouvait à peine se figurer qu'il ne faisait pas encore un songe ; il avait traversé la fatale rivière... le passé et l'avenir n'avaient plus rien de commun... les deux mondes... ce qui avait été, et ce qui devait être, se montrèrent distincts et séparés à jamais... A quelle hardie et aventureuse entreprise n'avait-il pas dévoué sa vie ? Dévoiler les mystères auxquels il avait été associé... avilir les autels qu'il avait servis, dénoncer la déesse dont il avait été le ministre, déchirer la robe qu'il portait encore ! Il ne se dissimulait pas la haine et l'horreur qu'il inspirerait aux personnes pieuses, alors même qu'il réussirait ; si le succès lui manquait, quel châtiment n'attirerait pas sur lui une offense jusqu'alors inconnue, et pour laquelle aucune loi pénale même n'existait, tant elle était imprévue... On chercherait sans doute dans l'arsenal de la vieille législation quelque loi cruelle, tombée en désuétude, pour lui faire expier son crime. Ses amis... sa soeur, sa compagne d'enfance... auraient peut-être pitié de lui ; mais lui rendraient-ils justice ? ... Cet acte brave et héroïque ne serait-il pas considéré par leurs yeux, que le paganisme aveuglait, comme une odieuse apostasie ?

Il oserait tout néanmoins ; il renoncerait à toute chose de ce monde, pour s'assurer l'éternité dans cet autre monde, qui lui avait été si soudainement révélé ! Pendant que ses pensées assaillaient d'un côté son cœur, de l'autre son courage, son orgueil, sa vertu, se mêlant au désir de se venger des indignes supercheries auxquelles il avait participé, au dégoût que lui inspirait la fraude, conspiraient ensemble pour l'élever et le soutenir.

Le conflit était dur et pénible ; mais ses nouveaux sentiments triomphaient des anciens. Un puissant argument en faveur de ceux qui rompent avec la consécration des anciennes idées, et des formes héréditaires, peut être tiré de l'exemple victorieux de ce jeune prêtre. Si les premiers chrétiens avaient été plus soumis à la solennelle autorité des coutumes, s'ils avaient été moins démocrates dans la plus pure acception de ce mot, dont on a si souvent perverti le sens, le christianisme aurait péri dans son berceau. Comme chaque prêtre devait passer à son tour plusieurs nuits dans le temple, le service d'Apaecidès n'était pas encore terminé, et lorsqu'il se fut levé de son lit, qu'il eut revêtu, comme d'habitude, sa robe de ministre d'Isis et quitté sa chambre, il se trouva seul devant les autels du temple.

Epuisé par ces dernières émotions, il avait dormi plus tard que d'habitude, et le soleil vertical lançait déjà ses plus chauds rayons dans l'enceinte sacrée.

«Salve, Apaecidès, dit une voix dont l'aspérité naturelle se déguisait sous un ton de douceur artificieuse et déplaisante ; tu parais tard ce matin. La déesse s'est-elle révélée à toi dans tes visions ?

- Que ne peut-elle se révéler telle qu'elle est au peuple, Calénus l'encens ne fumerait plus sur ces autels.

- Cela est peut-être vrai, répondit Calénus ; mais la déesse est assez sage pour ne se communiquer qu'aux prêtres.

- Un temps pourra venir où son voile lui sera ôté malgré elle.

- Cela n'est pas probable ; elle a triomphé durant des siècles sans nombre ; et ce qui a duré si longtemps succombe rarement à l'amour de la nouveauté ! Mais prends-y garde, jeune prêtre, ces paroles me paraissent bien indiscrètes.

- Ce n'est pas à toi de leur imposer silence, répondit Apaecidès avec hauteur.

- Voilà qui est bien vif... mais je ne veux pas me quereller avec toi... Comment, mon cher Apaecidès, l'Egyptien ne t'a-t-il pas convaincu de la nécessité de notre union à tous ? Ne t'a-t-il pas convaincu qu'il est sage de tromper le peuple et de jouir de la vie ? ... S'il ne l'a pas fait, frère, il n'est pas si grand magicien que je le présumais.

- Alors tu as écouté ses leçons, reprit Apaecidès avec un dédaigneux sourire.

- Oui ; mais j'en avais moins besoin que toi. La nature m'avait libéralement doué de l'amour du plaisir et de l'envie d'obtenir richesse et pouvoir. Le chemin qui conduit le voluptueux aux austérités de la vie est long, mais il n'y a qu'un pas des plaisirs du péché à une hypocrisie commode. Crains la vengeance de la déesse, si l'on vient à découvrir combien ce pas est court !

- Et toi, redoute le moment où la tombe sera ouverte et la corruption visible, répondit Apaecidès d'un air solennel. Vale.»

Après avoir prononcé ces paroles, il laissa le flamine à ses méditations. Lorsqu'il eut fait quelques pas, il retourna la tête. Calénus avait déjà disparu dans la salle d'entrée des prêtres, car l'heure du repas approchait, de ce repas appelé prandium, et dont l'heure correspondait à celle du déjeuner des modernes. Le blanc et gracieux temple brillait au soleil ; sur ses autels fumait l'encens et s'enlaçaient des guirlandes ; le prêtre jeta un long et triste regard sur cette scène : c'était la dernière fois qu'il la contemplait.

Il reprit son chemin et se dirigea vers la demeure d'Ione : car, avant que le dernier lien qui les unissait fût peut-être rompu, avant de se livrer au péril qui l'attendait le lendemain, il souhaitait de revoir encore la seule parente qui lui restât, sa plus tendre et sa première amie.

Il arriva chez elle et la trouva dans le jardin avec Nydia.

«C'est bien de ta part, dit Ione avec joie, d'être venu me trouver. Je désirais ta présence. Combien je te sais gré de ta visite ! ... Que tu as été maussade en ne répondant à aucune de mes lettres... et en refusant de venir recevoir l'expression de ma gratitude... Ah ! tu as contribué à me préserver du déshonneur ! Que peut te dire ta soeur maintenant pour te remercier ?

- Ma douce Ione, tu ne me dois aucune reconnaissance, car ta cause est la mienne. Evitons ce sujet ; ne parlons plus de cet homme impie, aussi odieux à l'un qu'à l'autre. J'aurai une prochaine occasion d'apprendre au monde la nature de sa prétendue sagesse et de sa sévérité hypocrite. Asseyons-nous, ma soeur. La chaleur du soleil m'a fatigué..., asseyons-nous à l'ombre, et, pour un peu de temps encore, soyons l'un pour l'autre ce que nous avons été jusqu'ici.»

Ils s'assirent sous un large platane, ayant autour d'eux le ciste et l'arbousier, les fontaines jaillissantes, et une verte pelouse à leurs pieds ; la cigale joyeuse, jadis si chère aux Athéniens, chantait gaiement dans le gazon ; le papillon, ce bel emblème de l'âme, dédié à Psyché, et qui a continué de fournir des images aux poètes chrétiens, riche des brillantes couleurs empruntées aux cieux de la Sicile (5), voltigeait sur les fleurs d'été, fleur ailée lui-même ; dans ce lieu et devant cette scène, le frère et la soeur se trouvaient réunis pour la dernière fois sur la terre. On peut fouler encore la même place ; mais le jardin n'existe plus. Les colonnes ont été brisées ; la fontaine a cessé de jaillir. Le voyageur pourra chercher parmi les ruines de Pompéi la maison d'lone. Elle est à peine visible ; je ne veux pas en indiquer les restes au touriste vulgaire. Celui qui aura plus de sensibilité que la foule, la découvrira aisément : quand il l'aura trouvée, qu'il garde comme moi le secret.

Nydia, les voyant assis ensemble, se retira à l'autre extrémité du jardin.

«Ione, ma soeur, s'écria le jeune converti, mets ta main sur mon front, elle en apaisera l'ardeur. Parle-moi aussi, car ta douce voix est comme la brise qui possède à la fois la fraîcheur et l'harmonie. Parle-moi, mais ne me bénis pas. Ne prononce aucune des formules que dans notre enfance nous considérions comme sacrées.

- Hélas ! que puis-je te dire alors ? le langage de l'affection est tellement uni pour nous à celui du culte, que les expressions deviennent froides et tristes, lorsqu'on en bannit toute allusion à nos dieux.

- Nos dieux, murmura Apaecidès avec un frisson. Tu oublies déjà ma requête.

- Ne faut-il te parler que d'Isis ?

- Du démon ! non, mieux vaudrait que tu fusses muette pour toujours, à moins que tu ne pusses... Mais cessons de parler ainsi... ne passons pas notre temps à nous disputer... ce n'est pas le moment de nous juger avec sévérité. Tu me regarderais comme un apostat, et moi, je serais plein de chagrin et de honte pour ton idolâtrie... Eloignons, ma soeur, de pareils sujets et de telles pensées. En ta douce présence, le calme se répand dans mes esprits. Je cède un instant à l'oubli lorsque mon front repose ainsi sur ton sein, lorsque je sens ton tendre bras autour de moi ; je crois que nous sommes encore enfants et que le ciel nous sourit à tous deux. Oh ! va, si j'échappe à n'importe quel danger, et qu'il me soit permis de te parler sur un sujet redoutable et sacré, puissé-je ne pas trouver ton oreille et ton cœur sourds à ma voix ! l'espérance que j'aurais pour moi-même ne balancerait pas le désespoir que j'éprouverais pour toi... Je vois en toi, ma soeur, une ressemblance de moi-même plus belle, plus noble, plus aimable... Mais le miroir vivra-t-il toujours, et la forme sera-t-elle brisée comme l'argile du potier ? Ah ! non, non, tu m'écouteras. Te souviens-tu des campagnes de Baïes, que nous parcourions ensemble, en nous tenant par la main, cueillant les fleurs du printemps ? Puissions-nous, nous tenant encore par la main, entrer dans le jardin éternel, et nous couronner de l'asphodèle qui ne meurt pas ! »

Etonnée et confuse des paroles qu'elle ne pouvait comprendre, mais émue en même temps des larmes et du ton plaintif de son frère, Ione écoutait ces effusions d'un cœur plein et oppressé. Apaecidès était attendri lui-même au-delà de son humeur ordinaire, qui était morose et impétueuse : car les plus nobles désirs sont d'une nature jalouse ; ils envahissent, ils absorbent l'âme, et laissent souvent à leur surface une sorte d'aspérité. Ne faisant aucune attention aux petites choses qui nous entourent, nous paraissons farouches, impatients, lorsque des interruptions terrestres nous dérangent de nos rêves divins : on croit que nous sommes irritables et susceptibles. Comme il n'y a pas de chimère plus vaine que d'espérer qu'un cœur trouvera dans un autre une sympathie complète, on ne nous rend pas justice, et personne, pas même nos plus proches et nos plus chers amis, ne nous accorde même de la commisération. Quand nous sommes morts et que le repentir arrive trop tard, amis et ennemis s'étonnent en pensant qu'il y avait si peu à pardonner en nous.

«Je te parlerai donc de mes jeunes années !, dit Ione. Cette jeune aveugle te dira une chanson sur les jours de l'enfance. Sa voix est harmonieuse et douce, et cette chanson ne renferme aucune allusion qui te soit pénible.

- T'en rappellerais-tu les paroles, ma soeur ? demanda Apaecidès.

- Je le crois : car l'air, qui est simple, a dû les graver dans ma mémoire.

- Chante donc cette chanson toi-même. Mon oreille n'est point à l'unisson de voix étrangères, et la tienne, Ione, qui me fait souvenir du temps où nous vivions ensemble, a toujours été plus douce pour moi que les mélodies mercenaires de Lycie ou de Crète. Chante toi-même.»

Ione fit signe à un esclave qui se tenait sous le portique de lui apporter son luth, et chanta, lorsqu'on le lui eut donné, sur un air tendre et simple, les vers suivants :

LE REGRET DE L'ENFANCE

I

Le printemps a ses matinées
Pleines de pluie et de soleil
L'enfance, aux heures fortunées,
N'a pas sans cesse un jour vermeil.
Mais l'espérance, fraîche éclose,
Dore tout triste souvenir ;
Des nuages couleur de rose
Promettent un doux avenir.

II

Jusqu'en nos dernières années,
La joie encor peut refleurir
Mais nos larmes, plus obstinées,
Ont bien plus de peine à tarir.
L'orage a plus de violence,
L'arc-en-ciel est moins irisé
Avec les jouets de l'enfance,
Notre prisme, hélas ! est brisé.

Ione avait choisi ce morceau avant autant de goût que de délicatesse, bien que le motif en fût mélancolique : car, lorsque nous sommes profondément tristes, l'accent de la gaieté offre un désaccord insupportable pour nous ; le charme le plus convenable est celui qu'on emprunte à la mélancolie elle-même ; les pensées sombres qu'on ne peut égayer peuvent du moins être adoucies ; elles perdent ainsi les couleurs trop crues de la vérité, et se fondent dans l'idéal. De même que la sangsue guérit un mal intérieur par une irritation extérieure, tirant à elle un venin dangereux, de même, dans les plaies de l'âme, on appelle à la surface le mal qui s'enfonce trop avant, et l'on change en une douce tristesse ses intimes douleurs. Apaecidès, cédant alors à l'influence de cette voix argentine qui lui rappelait le passé, et qui voilait à demi les douleurs du présent, oublia la source immédiate de ses inquiètes pensées. Il passa quelques heures à entendre chanter Ione et à causer avec elle ; et, lorsqu'il se leva pour la quitter, son esprit, doucement bercé, était devenu plus calme.

«Ione, dit-il en lui pressant la main, si tu entendais noircir et calomnier mon nom, croirais-tu au mal qu'on te dirait de moi ?

- Jamais, mon frère, jamais.

- Ne crois-tu pas, d'après ta foi même, que le méchant est puni après la mort, et que le bon est récompensé ?

- Peux-tu en douter ?

- Ne penses-tu pas alors que celui qui est réellement bon a raison de sacrifier son propre intérêt à son zèle pour la vertu ?

- Celui qui le fait s'égale aux dieux.

- Et tu penses aussi que le peu de bonheur qu'il obtiendra au-delà du tombeau sera proportionné à la pureté et au courage de ses actes ?

- On nous instruit à l'espérer.

- Embrasse-moi, ma soeur. Une question encore : tu es sur le point d'épouser Glaucus ; ce mariage peut nous séparer d'une façon plus irrévocable encore... mais je ne veux pas parler de cela... tu vas te marier avec Glaucus, l'aimes-tu ? Allons, ma soeur, réponds-moi par de franches paroles.

- Oui, murmura Ione en rougissant.

- Ne sens-tu pas que, pour l'amour de lui, tu renoncerais à toute vanité, tu braverais le déshonneur, tu affronterais la mort ? ... J'ai entendu dire que, lorsque les femmes aiment, c'est toujours avec excès.

- Mon frère, je ferais tout cela pour Glaucus, et je ne croirais pas faire un sacrifice. Il n'y a pas de sacrifice, quand on aime, à souffrir pour celui qu'on aime.

- Assez : une femme aurait cette bonne volonté pour un homme, et un homme montrerait moins de zèle pour son Dieu ! »

Il cessa de parler. Sur sa figure animée brillait comme l'inspiration d'une vie divine ; sa poitrine se gonflait avec orgueil ; ses yeux étincelaient, son front était empreint de la majesté d'un homme qui se propose quelque noble action. Il se retourna pour chercher une fois encore les yeux d'Ione, empressés, attentifs, effrayés ; il l'embrassa tendrement, la pressa vivement sur son sein, et, un moment après, s'éloigna de la maison.

Ione demeura longtemps à la même place, muette et sans pensée.

Ses suivantes vinrent plusieurs fois lui rappeler que la journée avançait, et qu'elle avait promis d'assister au banquet de Diomède ; elle s'éveilla enfin de sa rêverie, et s'habilla pour le festin, non pas avec l'orgueil de la beauté, mais avec tristesse et mélancolie : la seule chose qui la réconciliât avec cette solennité, c'est qu'elle devait y rencontrer Glaucus, et qu'elle pourrait lui confier toutes ses alarmes, toutes ses inquiétudes au sujet de son frère.


Chapitre 1 Haut de la page Chapitre 3

(1)  Plaisante et courante apostrophe pour le mot latin en trois lettres : «Fur» (voleur).

(2)  L'attagen de Phrygie ou d'Ionie était un oiseau un peu plus gros qu'une perdrix, et particulièrement estimé des Romains. (Attagen carnis suavissimae), Athénée, liv. IX, chap. 8 et 9.)

(3)  Candiduli divin tomacula porci. Juvénal, X, 1315. Délicate espèce de saucisse.

(4)  Titre pompeux du chef de cuisine.

(5)  On trouve, peut-être, en Sicile la plus belle espèce de papillons.