L'amphitryon, le cuisinier, la cuisine classique.
Apaecidès cherche Ione. - Leur conversation
Le jour fixé par Diomède pour le banquet
donné à des amis de choix était
arrivé. Le gracieux Glaucus, la belle Ione, le
magistral Pansa, l'illustre Claudius, l'immortel Fulvius,
l'élégant Lépidus, l'épicurien
Salluste n'étaient pas les seuls convives
destinés à honorer son festin de leur
présence ; il attendait également un
sénateur de Rome, d'une grande réputation et
jouissant de beaucoup de crédit à la cour, qui
était venu à Pompéi pour rétablir
sa santé ; de plus un fameux capitaine d'Herculanum,
qui avait combattu avec Titus contre les Juifs et
s'était prodigieusement enrichi à la guerre,
bien que ses amis prétendissent que sa patrie lui
devait encore de la reconnaissance pour ses services
désintéressés. La compagnie
s'éten-dait à un plus grand nombre
d'invités que ceux dont nous venons de parler. A cette
époque, il n'était pas de bon goût, chez
les Romains, comme on le sait, d'avoir à sa table
moins de trois ou plus de neuf personnes ; on
dérogeait quelquefois à cette règle par
ostentation. L'histoire nous apprend que quelques riches
amphitryons traitaient trois cents personnes de leur
connaissance. Cependant, Diomède, plus modeste,
s'était borné à doubler le nombre des
Muses : il devait avoir à sa table dix-huit convives,
nombre qui n'est pas extraordinaire de nos jours dans un
monde distingué.
C'était le matin du banquet de Diomède ; et
l'amphitryon lui-même, tout en se donnant des airs
d'élégance littéraire et de
somptuosité, conservait assez de son expérience
commerciale pour savoir que l'aeil du maître rend le
serviteur plus actif. En conséquence, laissant flotter
sa tunique sur sa majestueuse poitrine, les pieds
enveloppés dans de larges pantoufles, une petite
baguette à la main, dirigeant tantôt avec elle
les pas de ses esclaves, et tantôt leur appliquant sur
le dos une légère correction, il allait de
chambre en chambre, dans sa vaste maison de plaisance.
Il ne dédaigna pas de visiter cette pièce
sacrée, dans laquelle les prêtres du festin
préparaient leurs offrandes. En entrant dans la
cuisine, ses oreilles furent agréablement
séduites par le bruit des plats et des casseroles, des
jurons des ordres donnés. Quelque petite que cette
pièce indispensable paraisse avoir été
dans les maisons de Pompéi, elle était
néanmoins garnie de cette innombrable
variété de fourneaux, de casseroles, de
découpoirs, de moules, sans lesquels un cuisinier de
génie, ancien ou moderne, déclare qu'il lui est
impossible d'agir et de préparer le moindre mets.
Comme le combustible était alors aussi rare et aussi
cher dans ce pays qu'il l'est encore de nos jours,
l'habileté consistait à opérer en grand
avec le plus petit feu possible. On peut voir, dans le
musée napolitain, une admirable invention de cette
espèce, une cuisine portative de la grandeur à
peu près d'un volume in-folio, contenant des fourneaux
pour les plats et un appareil pour chauffer de l'eau ou
d'autres boissons.
Dans cette cuisine s'agitaient plusieurs personnes qu'au
premier coup d'oeil le maître de la maison ne reconnut
pas.
«Oh ! oh ! murmura-t-il, ce maudit Congrio a
appelé à son aide toute une légion de
cuisiniers. Ils ne feront pas leur besogne pour rien, et ce
sera un item à ajouter aux dépenses de ce jour.
Par Bacchus ! je me considérerai encore comme trois
fois heureux si ces gaillards-là ne jugent pas
à propos d'emporter quelques pièces de ma
vaisselle : leurs mains sont si subtiles et leurs tuniques si
larges l... Me miserum ! »
Les cuisiniers continuèrent à s'occuper, sans
paraître prendre garde à la présence de
Diomède.
«Ho ! Euclio, votre poêle à frire les
oeufs ! Quoi ! est-ce la plus grande de votre cuisine ? ...
C'est tout au plus si elle peut contenir trente-trois
oeufs... Dans les maisons où j'ai l'habitude de
servir, les plus petites contiennent au besoin cinquante
oeufs.
- Le misérable drôle ! pensa Diomède ; il
en parle comme si une centaine d'oeufs ne coûtait qu'un
sesterce.
- Par Mercure ! s'écria un jeune apprenti cuisinier
qui commençait son noviciat, où a-t-on jamais
vu des moules à confitures d'une forme aussi antique ? Il est impossible de briller dans son art avec des
instruments si grossiers... Quoi ! les moules les plus
communs de la maison de Salluste représentent toute la
guerre de Troie : Hector, Pâris, Hélène,
avec le petit Astyanax, et le cheval de bois par-dessus le
marché.
- Silence, imbécile ! répondit Congrio, le
cuisinier du logis, qui semblait traîtreusement
abandonner à ses alliés le champ de bataille ; mon maître Diomède n'est pas un de ces prodigues
écervelés qui prétendent tout avoir au
dernier goût, coûte que coûte. - Tu mens,
vil esclave ! s'écria Diomède en colère ; tu me coûtes déjà assez pour avoir
ruiné Lucullus lui-même : sors de ta
tanière ; j'ai à te parler.»
L'esclave obéit,
après avoir jeté un regard significatif
à ses confrères.
«Sot en trois lettres (1), dit Diomède avec une
figure animée par le courroux, comment as-tu
amené cette troupe de fripons chez moi ? ... Je vois le
mot voleur écrit dans chaque ligne de leurs
visages.
- Cependant, je vous assure, maître, que ce sont des
gens du plus respectable caractère... les meilleurs
cuisiniers de la ville... on a bien du mal à les
avoir... si ce n'avait été en ma
considération...
- En ta considération ! malheureux Congrio,
interrompit Diomède ; et par quel argent
dérobé, par quelle fraude sur les choses
achetées au marché, par quelle bonne viande
convertie en graisse que tu vendras dans les faubourgs, par
quel compte de bronze bossué et de pots cassés,
les payeras-tu pour te rendre service à toi ? ...
- Ah ! maître, n'attaquez pas ma probité...
puissent les dieux m'abandonner si...
- Ne jure pas, interrompit
de nouveau Diomède, toujours furieux, car les dieux se
hâteraient de punir un parjure, et je perdrais mon
cuisinier, au moment d'un dîner. Mais cela suffit pour
l'heure ; veille attentivement sur ces aides de malheur, et
fais attention à ne pas venir me rompre la tête
demain matin de vases brisés, de coupes disparues
d'une manière miraculeuse ou ton dos ne sera plus
qu'une plaie. Ecoute-moi bien : tu sais que tu m'as fait
payer ces attagens de Phrygie (2) assez cher, par Hercule ! pour nourrir un honnête homme pendant un an ; prends
garde à ce que la chair n'en soit pas
brûlée d'un iota. La dernière fois,
Congrio, que j'ai réuni mes amis, ta vanité
s'était flattée de faire rôtir à
point une grue de Mélas... tu sais qu'elle arriva sur
la table comme une pierre de l'Etna, comme si tous les feux
du Phlégéthon avaient desséché
son jus. Sois modeste, cette fois, Congrio, modeste et
prudent ; la modestie est la mère des grandes actions ; et en toutes circonstances, non moins que dans celle-ci, si
tu n'épargnes pas la bourse de ton. maître,
songe au moins à sa gloire.
- On n'aura pas vu un tel repas à Pompéi depuis
l'époque d'Hercule.
- Doucement, doucement, encore ton orgueil L.. Mais,
réponds, Congrio, qu'est-ce que c'est que cet
homunculus, ce pygmée qui se moque de ma vaisselle,
cet impertinent néophyte en cuisine, qui ose insulter
mes moules à confitures ? ... Je ne voudrais pas passer
pour un homme qui n'entend rien à la mode...
- C'est un usage entre cuisiniers, répondit gravement
Congrio, de ravaler les ustensiles, pour faire plus d'honneur
à notre art. Ce moule à confitures est un beau
et gracieux moule ; mais à la première
occasion, maître, je vous recommande d'en acheter de
nouveaux d'un...
- Cela suffit, répliqua Diomède, qui paraissait
décidé à ne jamais souffrir que son
esclave achevât ses phrases... Va, reprends tes
fonctions... brille... surpasse-toi... qu'on envie à
Diomède son cuisinier, que les esclaves de
Pompéi te surnomment Congrio le grand, va... Attends
un peu... tu n'as pas dépensé tout l'argent que
je t'ai donné pour le marché ?
- Tout l'argent ! hélas ! les langues de rossignols et
les tomacula (3)
de Rome, et les huîtres de Bretagne, et une
quantité d'autres choses trop nombreuses pour vous les
citer, attendent encore leur payement. Mais n'importe, on a
confiance dans l'archimagirus (4) du riche
Diomède.
- Oh ! prodigue en délire... quelle extravagance ! quelle profusion ! je suis ruiné... mais, va...
hâte-toi... inspecte, goûte... achève...
encore une fois, surpasse-toi... que le sénateur
romain ne méprise pas le pauvre Pompéien... A
l'oeuvre, esclave, et souviens-toi des attagens de
Phrygie.»
Le chef rentra dans son domaine naturel, et Diomède
porta ses pas majestueux dans les appartements où sa
compagnie devait se réunir. Il trouva tout à
son gré ; les fleurs étaient fraîches,
les fontaines lançaient brillamment leurs jets d'eau,
les pavés de mosaïque étaient
éclatants comme des miroirs.
«Où est ma fille Julia ? demanda-t-il.
- Au bain.
- Ah ! cela me fait souvenir, qu'il est grand temps... Je
dois aussi aller au bain.»
Notre récit nous ramène vers Apaecidès.
En se réveillant, ce jour-là, du sommeil
fiévreux et fréquemment interrompu qui avait
suivi son adoption dans une foi si différente de celle
dans laquelle il avait été élevé,
le jeune prêtre pouvait à peine se figurer qu'il
ne faisait pas encore un songe ; il avait traversé la
fatale rivière... le passé et l'avenir
n'avaient plus rien de commun... les deux mondes... ce qui
avait été, et ce qui devait être, se
montrèrent distincts et séparés à
jamais... A quelle hardie et aventureuse entreprise
n'avait-il pas dévoué sa vie ? Dévoiler
les mystères auxquels il avait été
associé... avilir les autels qu'il avait servis,
dénoncer la déesse dont il avait
été le ministre, déchirer la robe qu'il
portait encore ! Il ne se dissimulait pas la haine et
l'horreur qu'il inspirerait aux personnes pieuses, alors
même qu'il réussirait ; si le succès lui
manquait, quel châtiment n'attirerait pas sur lui une
offense jusqu'alors inconnue, et pour laquelle aucune loi
pénale même n'existait, tant elle était
imprévue... On chercherait sans doute dans l'arsenal
de la vieille législation quelque loi cruelle,
tombée en désuétude, pour lui faire
expier son crime. Ses amis... sa soeur, sa compagne
d'enfance... auraient peut-être pitié de lui ; mais lui rendraient-ils justice ? ... Cet acte brave et
héroïque ne serait-il pas considéré
par leurs yeux, que le paganisme aveuglait, comme une odieuse
apostasie ?
Il oserait tout néanmoins ; il renoncerait à
toute chose de ce monde, pour s'assurer
l'éternité dans cet autre monde, qui lui avait
été si soudainement révélé ! Pendant que ses pensées assaillaient d'un
côté son cœur, de l'autre son courage, son
orgueil, sa vertu, se mêlant au désir de se
venger des indignes supercheries auxquelles il avait
participé, au dégoût que lui inspirait la
fraude, conspiraient ensemble pour l'élever et le
soutenir.
Le conflit était dur et pénible ; mais ses
nouveaux sentiments triomphaient des anciens. Un puissant
argument en faveur de ceux qui rompent avec la
consécration des anciennes idées, et des formes
héréditaires, peut être tiré de
l'exemple victorieux de ce jeune prêtre. Si les
premiers chrétiens avaient été plus
soumis à la solennelle autorité des coutumes,
s'ils avaient été moins démocrates dans
la plus pure acception de ce mot, dont on a si souvent
perverti le sens, le christianisme aurait péri dans
son berceau. Comme chaque prêtre devait passer à
son tour plusieurs nuits dans le temple, le service
d'Apaecidès n'était pas encore terminé,
et lorsqu'il se fut levé de son lit, qu'il eut
revêtu, comme d'habitude, sa robe de ministre d'Isis et
quitté sa chambre, il se trouva seul devant les autels
du temple.
Epuisé par ces dernières émotions, il
avait dormi plus tard que d'habitude, et le soleil vertical
lançait déjà ses plus chauds rayons dans
l'enceinte sacrée.
«Salve, Apaecidès, dit une voix dont
l'aspérité naturelle se déguisait sous
un ton de douceur artificieuse et déplaisante ; tu
parais tard ce matin. La déesse s'est-elle
révélée à toi dans tes visions ?
- Que ne peut-elle se révéler telle qu'elle est
au peuple, Calénus l'encens ne fumerait plus sur ces
autels.
- Cela est peut-être vrai, répondit
Calénus ; mais la déesse est assez sage pour ne
se communiquer qu'aux prêtres.
- Un temps pourra venir où son voile lui sera
ôté malgré elle.
- Cela n'est pas probable ; elle a triomphé durant des
siècles sans nombre ; et ce qui a duré si
longtemps succombe rarement à l'amour de la
nouveauté ! Mais prends-y garde, jeune prêtre,
ces paroles me paraissent bien indiscrètes.
- Ce n'est pas à toi de leur imposer silence,
répondit Apaecidès avec hauteur.
- Voilà qui est bien vif... mais je ne veux pas me
quereller avec toi... Comment, mon cher Apaecidès,
l'Egyptien ne t'a-t-il pas convaincu de la
nécessité de notre union à tous ? Ne
t'a-t-il pas convaincu qu'il est sage de tromper le peuple et
de jouir de la vie ? ... S'il ne l'a pas fait, frère,
il n'est pas si grand magicien que je le
présumais.
- Alors tu as écouté ses leçons, reprit
Apaecidès avec un dédaigneux sourire.
- Oui ; mais j'en avais moins besoin que toi. La nature
m'avait libéralement doué de l'amour du plaisir
et de l'envie d'obtenir richesse et pouvoir. Le chemin qui
conduit le voluptueux aux austérités de la vie
est long, mais il n'y a qu'un pas des plaisirs du
péché à une hypocrisie commode. Crains
la vengeance de la déesse, si l'on vient à
découvrir combien ce pas est court !
- Et toi, redoute le moment où la tombe sera ouverte
et la corruption visible, répondit Apaecidès
d'un air solennel. Vale.»
Après avoir prononcé ces paroles, il laissa le
flamine à ses méditations. Lorsqu'il eut fait
quelques pas, il retourna la tête. Calénus avait
déjà disparu dans la salle d'entrée des
prêtres, car l'heure du repas approchait, de ce repas
appelé prandium, et dont l'heure correspondait
à celle du déjeuner des modernes. Le blanc et
gracieux temple brillait au soleil ; sur ses autels fumait
l'encens et s'enlaçaient des guirlandes ; le
prêtre jeta un long et triste regard sur cette
scène : c'était la dernière fois qu'il
la contemplait.
Il reprit son chemin et se dirigea vers la demeure d'Ione :
car, avant que le dernier lien qui les unissait fût
peut-être rompu, avant de se livrer au péril qui
l'attendait le lendemain, il souhaitait de revoir encore la
seule parente qui lui restât, sa plus tendre et sa
première amie.
Il arriva chez elle et la trouva dans le jardin avec
Nydia.
«C'est bien de ta part, dit Ione avec joie,
d'être venu me trouver. Je désirais ta
présence. Combien je te sais gré de ta visite ! ... Que tu as été maussade en ne
répondant à aucune de mes lettres... et en
refusant de venir recevoir l'expression de ma gratitude... Ah ! tu as contribué à me préserver du
déshonneur ! Que peut te dire ta soeur maintenant pour
te remercier ?
- Ma douce Ione, tu ne me dois aucune reconnaissance, car ta
cause est la mienne. Evitons ce sujet ; ne parlons plus de
cet homme impie, aussi odieux à l'un qu'à
l'autre. J'aurai une prochaine occasion d'apprendre au monde
la nature de sa prétendue sagesse et de sa
sévérité hypocrite. Asseyons-nous, ma
soeur. La chaleur du soleil m'a fatigué...,
asseyons-nous à l'ombre, et, pour un peu de temps
encore, soyons l'un pour l'autre ce que nous avons
été jusqu'ici.»
Ils s'assirent sous un
large platane, ayant autour d'eux le ciste et l'arbousier,
les fontaines jaillissantes, et une verte pelouse à
leurs pieds ; la cigale joyeuse, jadis si chère aux
Athéniens, chantait gaiement dans le gazon ; le
papillon, ce bel emblème de l'âme,
dédié à Psyché, et qui a
continué de fournir des images aux poètes
chrétiens, riche des brillantes couleurs
empruntées aux cieux de la Sicile (5), voltigeait sur les fleurs
d'été, fleur ailée lui-même ; dans
ce lieu et devant cette scène, le frère et la
soeur se trouvaient réunis pour la dernière
fois sur la terre. On peut fouler encore la même place ; mais le jardin n'existe plus. Les colonnes ont
été brisées ; la fontaine a cessé
de jaillir. Le voyageur pourra chercher parmi les ruines de
Pompéi la maison d'lone. Elle est à peine
visible ; je ne veux pas en indiquer les restes au touriste
vulgaire. Celui qui aura plus de sensibilité que la
foule, la découvrira aisément : quand il l'aura
trouvée, qu'il garde comme moi le secret.
Nydia, les voyant assis ensemble, se retira à l'autre
extrémité du jardin.
«Ione, ma soeur, s'écria le jeune converti, mets
ta main sur mon front, elle en apaisera l'ardeur. Parle-moi
aussi, car ta douce voix est comme la brise qui
possède à la fois la fraîcheur et
l'harmonie. Parle-moi, mais ne me bénis pas. Ne
prononce aucune des formules que dans notre enfance nous
considérions comme sacrées.
- Hélas ! que puis-je te dire alors ? le langage de
l'affection est tellement uni pour nous à celui du
culte, que les expressions deviennent froides et tristes,
lorsqu'on en bannit toute allusion à nos dieux.
- Nos dieux, murmura Apaecidès avec un frisson. Tu
oublies déjà ma requête.
- Ne faut-il te parler que d'Isis ?
- Du démon ! non, mieux vaudrait que tu fusses muette
pour toujours, à moins que tu ne pusses... Mais
cessons de parler ainsi... ne passons pas notre temps
à nous disputer... ce n'est pas le moment de nous
juger avec sévérité. Tu me regarderais
comme un apostat, et moi, je serais plein de chagrin et de
honte pour ton idolâtrie... Eloignons, ma soeur, de
pareils sujets et de telles pensées. En ta douce
présence, le calme se répand dans mes esprits.
Je cède un instant à l'oubli lorsque mon front
repose ainsi sur ton sein, lorsque je sens ton tendre bras
autour de moi ; je crois que nous sommes encore enfants et
que le ciel nous sourit à tous deux. Oh ! va, si
j'échappe à n'importe quel danger, et qu'il me
soit permis de te parler sur un sujet redoutable et
sacré, puissé-je ne pas trouver ton oreille et
ton cœur sourds à ma voix ! l'espérance que
j'aurais pour moi-même ne balancerait pas le
désespoir que j'éprouverais pour toi... Je vois
en toi, ma soeur, une ressemblance de moi-même plus
belle, plus noble, plus aimable... Mais le miroir vivra-t-il
toujours, et la forme sera-t-elle brisée comme
l'argile du potier ? Ah ! non, non, tu m'écouteras. Te
souviens-tu des campagnes de Baïes, que nous parcourions
ensemble, en nous tenant par la main, cueillant les fleurs du
printemps ? Puissions-nous, nous tenant encore par la main,
entrer dans le jardin éternel, et nous couronner de
l'asphodèle qui ne meurt pas ! »
Etonnée et confuse des paroles qu'elle ne pouvait
comprendre, mais émue en même temps des larmes
et du ton plaintif de son frère, Ione écoutait
ces effusions d'un cœur plein et oppressé.
Apaecidès était attendri lui-même
au-delà de son humeur ordinaire, qui était
morose et impétueuse : car les plus nobles
désirs sont d'une nature jalouse ; ils envahissent,
ils absorbent l'âme, et laissent souvent à leur
surface une sorte d'aspérité. Ne faisant aucune
attention aux petites choses qui nous entourent, nous
paraissons farouches, impatients, lorsque des interruptions
terrestres nous dérangent de nos rêves divins :
on croit que nous sommes irritables et susceptibles. Comme il
n'y a pas de chimère plus vaine que d'espérer
qu'un cœur trouvera dans un autre une sympathie
complète, on ne nous rend pas justice, et personne,
pas même nos plus proches et nos plus chers amis, ne
nous accorde même de la commisération. Quand
nous sommes morts et que le repentir arrive trop tard, amis
et ennemis s'étonnent en pensant qu'il y avait si peu
à pardonner en nous.
«Je te parlerai donc de mes jeunes années !, dit
Ione. Cette jeune aveugle te dira une chanson sur les jours
de l'enfance. Sa voix est harmonieuse et douce, et cette
chanson ne renferme aucune allusion qui te soit
pénible.
- T'en rappellerais-tu les paroles, ma soeur ? demanda
Apaecidès.
- Je le crois : car l'air, qui est simple, a dû les
graver dans ma mémoire.
- Chante donc cette chanson toi-même. Mon oreille n'est
point à l'unisson de voix étrangères, et
la tienne, Ione, qui me fait souvenir du temps où nous
vivions ensemble, a toujours été plus douce
pour moi que les mélodies mercenaires de Lycie ou de
Crète. Chante toi-même.»
Ione fit signe à un esclave qui se tenait sous le
portique de lui apporter son luth, et chanta, lorsqu'on le
lui eut donné, sur un air tendre et simple, les vers
suivants :
LE REGRET DE L'ENFANCE
I
Le printemps a ses matinées
Pleines de pluie et de soleil
L'enfance, aux heures fortunées,
N'a pas sans cesse un jour vermeil.
Mais l'espérance, fraîche
éclose,
Dore tout triste souvenir ;
Des nuages couleur de rose
Promettent un doux avenir.
II
Jusqu'en nos dernières années,
La joie encor peut refleurir
Mais nos larmes, plus obstinées,
Ont bien plus de peine à tarir.
L'orage a plus de violence,
L'arc-en-ciel est moins irisé
Avec les jouets de l'enfance,
Notre prisme, hélas ! est brisé.
|
Ione avait choisi ce morceau avant autant de goût
que de délicatesse, bien que le motif en fût
mélancolique : car, lorsque nous sommes
profondément tristes, l'accent de la gaieté
offre un désaccord insupportable pour nous ; le charme
le plus convenable est celui qu'on emprunte à la
mélancolie elle-même ; les pensées
sombres qu'on ne peut égayer peuvent du moins
être adoucies ; elles perdent ainsi les couleurs trop
crues de la vérité, et se fondent dans
l'idéal. De même que la sangsue guérit un
mal intérieur par une irritation extérieure,
tirant à elle un venin dangereux, de même, dans
les plaies de l'âme, on appelle à la surface le
mal qui s'enfonce trop avant, et l'on change en une douce
tristesse ses intimes douleurs. Apaecidès,
cédant alors à l'influence de cette voix
argentine qui lui rappelait le passé, et qui voilait
à demi les douleurs du présent, oublia la
source immédiate de ses inquiètes
pensées. Il passa quelques heures à entendre
chanter Ione et à causer avec elle ; et, lorsqu'il se
leva pour la quitter, son esprit, doucement bercé,
était devenu plus calme.
«Ione, dit-il en lui pressant la main, si tu entendais
noircir et calomnier mon nom, croirais-tu au mal qu'on te
dirait de moi ?
- Jamais, mon frère, jamais.
- Ne crois-tu pas, d'après ta foi même, que le
méchant est puni après la mort, et que le bon
est récompensé ?
- Peux-tu en douter ?
- Ne penses-tu pas alors que celui qui est réellement
bon a raison de sacrifier son propre intérêt
à son zèle pour la vertu ?
- Celui qui le fait s'égale aux dieux.
- Et tu penses aussi que le peu de bonheur qu'il obtiendra
au-delà du tombeau sera proportionné à
la pureté et au courage de ses actes ?
- On nous instruit à l'espérer.
- Embrasse-moi, ma soeur. Une question encore : tu es sur le
point d'épouser Glaucus ; ce mariage peut nous
séparer d'une façon plus irrévocable
encore... mais je ne veux pas parler de cela... tu vas te
marier avec Glaucus, l'aimes-tu ? Allons, ma soeur,
réponds-moi par de franches paroles.
- Oui, murmura Ione en rougissant.
- Ne sens-tu pas que, pour l'amour de lui, tu renoncerais
à toute vanité, tu braverais le
déshonneur, tu affronterais la mort ? ... J'ai entendu
dire que, lorsque les femmes aiment, c'est toujours avec
excès.
- Mon frère, je ferais tout cela pour Glaucus, et je
ne croirais pas faire un sacrifice. Il n'y a pas de
sacrifice, quand on aime, à souffrir pour celui qu'on
aime.
- Assez : une femme aurait cette bonne volonté pour un
homme, et un homme montrerait moins de zèle pour son
Dieu ! »
Il cessa de parler. Sur sa figure animée brillait
comme l'inspiration d'une vie divine ; sa poitrine se
gonflait avec orgueil ; ses yeux étincelaient, son
front était empreint de la majesté d'un homme
qui se propose quelque noble action. Il se retourna pour
chercher une fois encore les yeux d'Ione, empressés,
attentifs, effrayés ; il l'embrassa tendrement, la
pressa vivement sur son sein, et, un moment après,
s'éloigna de la maison.
Ione demeura longtemps à la même place, muette
et sans pensée.
Ses suivantes vinrent plusieurs fois lui rappeler que la
journée avançait, et qu'elle avait promis
d'assister au banquet de Diomède ; elle
s'éveilla enfin de sa rêverie, et s'habilla pour
le festin, non pas avec l'orgueil de la beauté, mais
avec tristesse et mélancolie : la seule chose qui la
réconciliât avec cette solennité, c'est
qu'elle devait y rencontrer Glaucus, et qu'elle pourrait lui
confier toutes ses alarmes, toutes ses inquiétudes au
sujet de son frère.
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(1) Plaisante
et courante apostrophe pour le mot latin en trois
lettres : «Fur» (voleur).
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(2) L'attagen
de Phrygie ou d'Ionie était un oiseau un
peu plus gros qu'une perdrix, et
particulièrement estimé des
Romains. (Attagen carnis suavissimae),
Athénée, liv. IX, chap. 8 et
9.)
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(3) Candiduli
divin tomacula porci. Juvénal, X,
1315. Délicate espèce de
saucisse.
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(4) Titre
pompeux du chef de cuisine.
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(5) On
trouve, peut-être, en Sicile la plus belle
espèce de papillons.
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