Livre IV, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

Le philtre. - Ses effets

Lorsque Glaucus arriva chez lui, il trouva Nydia assise sous le portique du jardin. Elle était accourue à sa maison dans l'espérance qu'il reviendrait de bonne heure ; inquiète, craintive, rêveuse, elle s'était décidée à profiter de la première occasion qu'elle pourrait saisir pour éprouver la vertu du philtre, quoique en même temps elle désirât que cette occasion fût encore différée.

C'était dans cette disposition d'esprit, mêlée de désir et de crainte, le cœur palpitant, les joues en feu, que Nydia attendait la possibilité du retour de Glaucus avant la nuit... Il traversa le portique juste au moment où les premières étoiles se levaient, et où le ciel se revêtait de sa robe de pourpre.

«Ah ! mon enfant, est-ce que tu m'attends ?

- Non ; je venais d'arroser les fleurs, et je me reposais un moment.

- Il a fait chaud, dit Glaucus en s'asseyant sur un des sièges adossés à la colonnade.

- Très chaud.

- Veux-tu appeler Dave ? le vin que j'ai bu m'altère, et je désirerais prendre quelque boisson rafraîchissante.»

Ainsi donc se présentait soudainement et d'une façon inattendue l'occasion recherchée par Nydia ; de lui-même, de son propre mouvement, il venait au-devant de ses souhaits. Comme elle respirait vite ! ... «Je veux vous préparer moi-même, dit-elle, le breuvage d'été qu'Ione affectionne ; un breuvage composé de miel et d'un peu de vin rafraîchis dans la neige.

- Merci, répondit Glaucus, loin de se douter de ce qui se passait dans l'âme de Nydia : Si Ione l'aime, cela suffit ; je l'accepterai avec joie, fût-ce un poison.»

Nydia fronça le sourcil et sourit : elle disparut quelques instants et revint avec une coupe qui contenait le breuvage ; Glaucus le prit de sa main. Que n'aurait pas donné Nydia en ce moment pour sortir de sa cécité pendant une heure, afin de voir ses espérances se réaliser ; de distinguer les premières lueurs de cet amour qu'elle rêvait ; d'adorer, avec toute la ferveur des Perses le lever de ce soleil qui devait, selon son âme crédule, illuminer à jamais les ténèbres de sa nuit terrible ! Il y avait une grande différence entre les émotions de la fille aveugle et celles qui avaient agité l'orgueilleuse Pompéienne, dans une semblable attente. Combien de frivoles passions occupaient celles-ci ! Que de petitesse et de dépit, quel misérable sentiment de vengeance, quel désir d'un sot triomphe, profanaient le culte qu'elle honorait du nom d'amour ! Dans le cœur de la Thessalienne tout était passion, passion pure, que rien ne contrôlait, ne modifiait ; passion, il est vrai, aveugle, insensée, sauvage, mais à laquelle ne se mêlait aucun élément vil et bas. La vie et l'amour se confondaient en elle ; comment aurait-elle pu résister à l'occasion de conquérir l'amour de Glaucus en retour du sien ?

Elle s'appuya pour se soutenir contre le mur, et sa figure de pourpre tout à l'heure, était à présent blanche comme la neige ; ses mains délicates étaient convulsivement serrées : et les lèvres entrouvertes, les yeux à terre, elle attendait avec anxiété les premiers mots que Glaucus allait prononcer.

Il avait déjà porté la coupe à ses lèvres, il avait bu à peu près le quart de ce qu'elle contenait, lorsque son regard tomba sur la figure de Nydia et en remarqua l'altération. Cette expression d'attente d'effroi était si étrange, qu'il cessa de boire tout à coup, et, tenant encore la coupe près de ses lèvres, s'écria :

«Mais Nydia, pauvre Nydia, tu es malade. Il faut que tu souffres de quelque mal violent, ta figure ne l'indique que trop. Qu'as-tu donc, ma pauvre enfant ? »

En prononçant ces mots, il posa la coupe à terre et se leva de son siège pour s'approcher d'elle, lorsqu'il sentit tout à coup une douleur soudaine glacer son cœur, et une sensation confuse, vertigineuse, ébranler son cerveau. Le pavé sembla se dérober sous lui, comme si son pied ne frappait que l'air... Une gaieté irrésistible et surnaturelle s'empara de son esprit ; il était trop léger pour la terre ; il eût voulu avoir des ailes ; on eût dit même que, dans cette nouvelle existence, il croyait en avoir déjà. Il poussa involontairement un long et bruyant éclat de rire. Il battit des mains, il bondit, il avait l'air d'une pythonisse inspirée. Ce transport singulier cessa presque aussitôt, mais en partie seulement... Son sang courait rapidement dans ses veines, s'élançant avec la vivacité d'un ruisseau qui a rompu un obstacle et qui se précipite vers l'Océan. Son oreille en saisissait le murmure, il le sentait monter à son front ; il sentait les veines de ses tempes s'étendre et se gonfler, comme si elles ne pouvaient plus contenir cette marée impétueuse et croissante ; alors une demi-obscurité se répandit sur ses yeux ; il apercevait au travers de cette ombre les murs opposés, dont les figures lui paraissaient s'animer et marcher ainsi que des fantômes. Ce qu'il y avait de plus étrange, c'est qu'il ne souffrait plus ; la nouveauté de ses sensations avait quelque chose d'heureux et de brillant ; une jeunesse nouvelle paraissait lui avoir infusé sa vigueur ; il était tout près de la folie, et il n'en avait pas conscience.

Nydia n'avait pas répondu à sa première question ; elle n'était pas en état de répondre. L'inconcevable éclat de rire de Glaucus l'avait tirée de ses incertitudes passionnées ; elle ne pouvait voir l'altération de ses traits ; elle ne pouvait remarquer ses pas chancelants, ses allées et venues, dont il ne se doutait pas lui-même ; mais elle entendit les mots interrompus, incohérents, insensés, qui sortirent de ses lèvres. Elle fut terrifiée et effrayée ; elle courut à lui, le cherchant avec ses bras, jusqu'à ce qu'elle eût rencontré ses genoux, et, tombant à terre, elle les embrassa en pleurant d'émotion et d'effroi.

«Oh ! parle-moi, parle-moi, dit-elle ; tu ne me hais pas : parle ! parle ! ...

- Par la déesse de la beauté, c'est une île magnifique que cette île de Cypre ! on y remplit nos veines de vin à la place du sang. Ah ! voilà qu'on ouvre celles d'un faune là-bas, pour nous faire voir comme il bouillonne et brûle. Viens ici, vieux dieu de la joie. Tu es monté sur un bouc... Ah ! comme il a les crins soyeux ! Il vaut tous les coursiers parthes. Mais, un mot ! Ton vin est trop fort pour nous autres mortels. Oh ! que tout cela est beau ! Les rameaux sont en repos. Les vertes vagues de la forêt ont pris le Zéphyre et l'ont noyé. Pas un souffle ne remue les feuilles, et je vois les songes endormis, les ailes ployées, sous l'ormeau immobile ; et, plus loin, je vois une onde bleue étinceler sous les flammes du midi silencieux ; une fontaine... une fontaine jaillit dans les airs. Ah ! fontaine tu ne saurais éteindre les rayons de mon soleil grec, quoique tu puisses faire avec tes agiles bras d'argent. Tiens ! maintenant, quelle forme se dessine là-bas, à travers les branches ? Elle glisse comme un rayon de la lune... Elle porte sur la tête une guirlande de feuilles de chêne ! Elle a dans la main un vase renversé d'où elle fait couler de petits coquillages rares et des eaux étincelantes. Oh ! regardez cette figure... Aucun homme n'en a vu de pareille ! Regardez. Nous sommes seuls... Il n'y a qu'elle et moi dans la vaste forêt. Aucun sourire sur ses joues... Elle marche gravement, doucement, mélancoliquement. Ah ! fuyez... C'est une nymphe, une des sauvages Napaerae (1). Qui les voit devient fou ! ... Fuyez... elle m'a découvert.

- Oh ! Glaucus, ne me reconnais-tu pas ? Ne délire pas ainsi, ou tes paroles vont me donner la mort ! »

Un nouveau changement sembla s'opérer dans l'esprit éperdu, bouleversé, de l'infortuné Athénien. Il posa ses mains sur la soyeuse chevelure de Nydia ; il en caressa les boucles ; il la regarda attentivement, et comme, dans la chaîne rompue de ses idées, se tenaient encore deux ou trois anneaux, sa figure parut lui rappeler le souvenir d'Ione ; et cette vague image rendit sa démence plus forte encore ; en y joignant toute l'impétuosité de la passion.

«Je jure, s'écria-t-il, par Vénus, par Diane ou par Junon, que, bien que j'aie en ce moment le monde sur mes épaules, comme autrefois mon compatriote Hercule... Ah ! oui, stupides Romains, tout ce qui a été grand a été grec ; et sans nous vous n'auriez pas de dieux... Qu'est-ce que je disais ? ... Comme mon compatriote Hercule l'avait avant moi, ce monde... je le laisserais tomber dans le chaos pour un sourire d'Ione. Ah ! beauté adorée, ajouta-t-il avec une plaintive douceur d'un caractère inexprimable, tu ne m'aimes pas ! tu n'es pas bonne pour moi. L'Egyptien m'a calomnié près de toi, tu ignores combien d'heures j'ai passées à errer autour de ta maison... tu ne sais pas combien de fois j'ai veillé en compagnie des étoiles, attendant que toi, mon soleil, tu parusses à la fin ; et tu ne m'aimes pas, tu m'abandonnes... Oh ! ne me quitte pas maintenant ! je sens bien que je n'ai que peu de temps à vivre ; laisse-moi te contempler jusqu'au dernier moment ! ... Ne suis-je pas né dans la brillante contrée de tes pères ? ... J'ai gravi les hauteurs de Phyle, j'ai cueilli l'hyacinthe et la rose parmi les bouquets d'oliviers de l'Ilyssus. Tu ne dois pas m'abandonner, toi, car tes ancêtres étaient les frères des miens : ah ! l'on dit que cette terre est belle, que ces climats sont purs ; mais je veux t'emmener avec moi... Oh ! noire vision, pourquoi jeter ton image entre elle et moi ? ... La mort est empreinte, calme et terrible, sur ton front... J'aperçois sur ta lèvre un sourire qui tue... Ton nom est Orcus, mais sur terre les hommes t'appellent Arbacès... tu vois, je te connais... fuis... ombre fatale, tes enchantements ne te serviront à rien.

- Glaucus, Glaucus ! » murmura Nydia, en cessant de le retenir et en tombant sans connaissance sur le pavé, oppressée par le remords, l'épouvante et la douleur.

«Qui m'appelle ? s'écria-t-il. Ione, est-ce toi ? ils l'ont emportée... sauvons-la. Où est mon style ? ... ah ! je l'ai... Ione, je viens à ton secours, je viens, je viens...»

Joseph M. Gleeson, 1891

A ces mots, l'Athénien franchit le portique d'un bond, traversa la maison, et sortit d'un pas rapide et chancelant, en se parlant à lui-même, le long des rues éclairées par les étoiles. La funeste potion brûlait comme du feu dans ses veines, car ses effets augmentaient encore de la disposition où le banquet avait mis ses esprits. Accoutumés aux excès qui suivaient les repas nocturnes, les citoyens souriaient, et se rangeaient pour le laisser passer, en se faisant des signes d'intelligence ; ils s'imaginaient que Glaucus ressentait l'influence de Bacchus, fort honoré à Pompéi ; mais ceux qui attachèrent deux fois les yeux sur son visage tressaillirent d'un effroi sans nom, et le sourire quitta leurs lèvres. Il parcourut les rues les plus populeuses ; il se dirigeait instinctivement vers la maison d'lone, lorsque, arrivé à un quartier plus solitaire, il entra dans le solitaire bosquet de Cybèle, où Apaecidès avait rencontré Olynthus.


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(1)  Elles président aux bois et aux montagnes.