Le philtre. - Ses effets
Lorsque Glaucus arriva chez lui, il trouva Nydia assise
sous le portique du jardin. Elle était accourue
à sa maison dans l'espérance qu'il reviendrait
de bonne heure ; inquiète, craintive, rêveuse,
elle s'était décidée à profiter
de la première occasion qu'elle pourrait saisir pour
éprouver la vertu du philtre, quoique en même
temps elle désirât que cette occasion fût
encore différée.
C'était dans cette disposition d'esprit,
mêlée de désir et de crainte, le cœur
palpitant, les joues en feu, que Nydia attendait la
possibilité du retour de Glaucus avant la nuit... Il
traversa le portique juste au moment où les
premières étoiles se levaient, et où le
ciel se revêtait de sa robe de pourpre.
«Ah ! mon enfant, est-ce que tu m'attends ?
- Non ; je venais d'arroser les fleurs, et je me reposais un
moment.
- Il a fait chaud, dit Glaucus en s'asseyant sur un des
sièges adossés à la colonnade.
- Très chaud.
- Veux-tu appeler Dave ? le vin que j'ai bu m'altère,
et je désirerais prendre quelque boisson
rafraîchissante.»
Ainsi donc se présentait soudainement et d'une
façon inattendue l'occasion recherchée par
Nydia ; de lui-même, de son propre mouvement, il venait
au-devant de ses souhaits. Comme elle respirait vite ! ...
«Je veux vous préparer moi-même, dit-elle,
le breuvage d'été qu'Ione affectionne ; un
breuvage composé de miel et d'un peu de vin
rafraîchis dans la neige.
- Merci, répondit Glaucus, loin de se douter de ce qui
se passait dans l'âme de Nydia : Si Ione l'aime, cela
suffit ; je l'accepterai avec joie, fût-ce un
poison.»
Nydia fronça le sourcil et sourit : elle disparut
quelques instants et revint avec une coupe qui contenait le
breuvage ; Glaucus le prit de sa main. Que n'aurait pas
donné Nydia en ce moment pour sortir de sa
cécité pendant une heure, afin de voir ses
espérances se réaliser ; de distinguer les
premières lueurs de cet amour qu'elle rêvait ; d'adorer, avec toute la ferveur des Perses le lever de ce
soleil qui devait, selon son âme crédule,
illuminer à jamais les ténèbres de sa
nuit terrible ! Il y avait une grande différence entre
les émotions de la fille aveugle et celles qui avaient
agité l'orgueilleuse Pompéienne, dans une
semblable attente. Combien de frivoles passions occupaient
celles-ci ! Que de petitesse et de dépit, quel
misérable sentiment de vengeance, quel désir
d'un sot triomphe, profanaient le culte qu'elle honorait du
nom d'amour ! Dans le cœur de la Thessalienne tout
était passion, passion pure, que rien ne
contrôlait, ne modifiait ; passion, il est vrai,
aveugle, insensée, sauvage, mais à laquelle ne
se mêlait aucun élément vil et bas. La
vie et l'amour se confondaient en elle ; comment aurait-elle
pu résister à l'occasion de conquérir
l'amour de Glaucus en retour du sien ?
Elle s'appuya pour se soutenir contre le mur, et sa figure de
pourpre tout à l'heure, était à
présent blanche comme la neige ; ses mains
délicates étaient convulsivement serrées
: et les lèvres entrouvertes, les yeux à terre,
elle attendait avec anxiété les premiers mots
que Glaucus allait prononcer.
Il avait déjà porté la coupe à
ses lèvres, il avait bu à peu près le
quart de ce qu'elle contenait, lorsque son regard tomba sur
la figure de Nydia et en remarqua l'altération. Cette
expression d'attente d'effroi était si étrange,
qu'il cessa de boire tout à coup, et, tenant encore la
coupe près de ses lèvres, s'écria
:
«Mais Nydia, pauvre Nydia, tu es malade. Il faut que tu
souffres de quelque mal violent, ta figure ne l'indique que
trop. Qu'as-tu donc, ma pauvre enfant ? »
En prononçant ces mots, il posa la coupe à
terre et se leva de son siège pour s'approcher d'elle,
lorsqu'il sentit tout à coup une douleur soudaine
glacer son cœur, et une sensation confuse, vertigineuse,
ébranler son cerveau. Le pavé sembla se
dérober sous lui, comme si son pied ne frappait que
l'air... Une gaieté irrésistible et
surnaturelle s'empara de son esprit ; il était trop
léger pour la terre ; il eût voulu avoir des
ailes ; on eût dit même que, dans cette nouvelle
existence, il croyait en avoir déjà. Il poussa
involontairement un long et bruyant éclat de rire. Il
battit des mains, il bondit, il avait l'air d'une pythonisse
inspirée. Ce transport singulier cessa presque
aussitôt, mais en partie seulement... Son sang courait
rapidement dans ses veines, s'élançant avec la
vivacité d'un ruisseau qui a rompu un obstacle et qui
se précipite vers l'Océan. Son oreille en
saisissait le murmure, il le sentait monter à son
front ; il sentait les veines de ses tempes s'étendre
et se gonfler, comme si elles ne pouvaient plus contenir
cette marée impétueuse et croissante ; alors
une demi-obscurité se répandit sur ses yeux ; il apercevait au travers de cette ombre les murs
opposés, dont les figures lui paraissaient s'animer et
marcher ainsi que des fantômes. Ce qu'il y avait de
plus étrange, c'est qu'il ne souffrait plus ; la
nouveauté de ses sensations avait quelque chose
d'heureux et de brillant ; une jeunesse nouvelle paraissait
lui avoir infusé sa vigueur ; il était tout
près de la folie, et il n'en avait pas
conscience.
Nydia n'avait pas répondu à sa première
question ; elle n'était pas en état de
répondre. L'inconcevable éclat de rire de
Glaucus l'avait tirée de ses incertitudes
passionnées ; elle ne pouvait voir l'altération
de ses traits ; elle ne pouvait remarquer ses pas
chancelants, ses allées et venues, dont il ne se
doutait pas lui-même ; mais elle entendit les mots
interrompus, incohérents, insensés, qui
sortirent de ses lèvres. Elle fut terrifiée et
effrayée ; elle courut à lui, le cherchant avec
ses bras, jusqu'à ce qu'elle eût
rencontré ses genoux, et, tombant à terre, elle
les embrassa en pleurant d'émotion et d'effroi.
«Oh ! parle-moi,
parle-moi, dit-elle ; tu ne me hais pas : parle ! parle ! ...
- Par la déesse de la beauté, c'est une
île magnifique que cette île de Cypre ! on y
remplit nos veines de vin à la place du sang. Ah ! voilà qu'on ouvre celles d'un faune là-bas,
pour nous faire voir comme il bouillonne et brûle.
Viens ici, vieux dieu de la joie. Tu es monté sur un
bouc... Ah ! comme il a les crins soyeux ! Il vaut tous les
coursiers parthes. Mais, un mot ! Ton vin est trop fort pour
nous autres mortels. Oh ! que tout cela est beau ! Les
rameaux sont en repos. Les vertes vagues de la forêt
ont pris le Zéphyre et l'ont noyé. Pas un
souffle ne remue les feuilles, et je vois les songes
endormis, les ailes ployées, sous l'ormeau immobile ; et, plus loin, je vois une onde bleue étinceler sous
les flammes du midi silencieux ; une fontaine... une fontaine
jaillit dans les airs. Ah ! fontaine tu ne saurais
éteindre les rayons de mon soleil grec, quoique tu
puisses faire avec tes agiles bras d'argent. Tiens ! maintenant, quelle forme se dessine là-bas, à
travers les branches ? Elle glisse comme un rayon de la
lune... Elle porte sur la tête une guirlande de
feuilles de chêne ! Elle a dans la main un vase
renversé d'où elle fait couler de petits
coquillages rares et des eaux étincelantes. Oh ! regardez cette figure... Aucun homme n'en a vu de pareille ! Regardez. Nous sommes seuls... Il n'y a qu'elle et moi dans
la vaste forêt. Aucun sourire sur ses joues... Elle
marche gravement, doucement, mélancoliquement. Ah ! fuyez... C'est une nymphe, une des sauvages Napaerae
(1). Qui les voit
devient fou ! ... Fuyez... elle m'a découvert.
- Oh ! Glaucus, ne me reconnais-tu pas ? Ne délire pas
ainsi, ou tes paroles vont me donner la mort ! »
Un nouveau changement sembla s'opérer dans l'esprit
éperdu, bouleversé, de l'infortuné
Athénien. Il posa ses mains sur la soyeuse chevelure
de Nydia ; il en caressa les boucles ; il la regarda
attentivement, et comme, dans la chaîne rompue de ses
idées, se tenaient encore deux ou trois anneaux, sa
figure parut lui rappeler le souvenir d'Ione ; et cette vague
image rendit sa démence plus forte encore ; en y
joignant toute l'impétuosité de la
passion.
«Je jure, s'écria-t-il, par Vénus, par
Diane ou par Junon, que, bien que j'aie en ce moment le monde
sur mes épaules, comme autrefois mon compatriote
Hercule... Ah ! oui, stupides Romains, tout ce qui a
été grand a été grec ; et sans
nous vous n'auriez pas de dieux... Qu'est-ce que je disais ? ... Comme mon compatriote Hercule l'avait avant moi, ce
monde... je le laisserais tomber dans le chaos pour un
sourire d'Ione. Ah ! beauté adorée, ajouta-t-il
avec une plaintive douceur d'un caractère
inexprimable, tu ne m'aimes pas ! tu n'es pas bonne pour moi.
L'Egyptien m'a calomnié près de toi, tu ignores
combien d'heures j'ai passées à errer autour de
ta maison... tu ne sais pas combien de fois j'ai
veillé en compagnie des étoiles, attendant que
toi, mon soleil, tu parusses à la fin ; et tu ne
m'aimes pas, tu m'abandonnes... Oh ! ne me quitte pas
maintenant ! je sens bien que je n'ai que peu de temps
à vivre ; laisse-moi te contempler jusqu'au dernier
moment ! ... Ne suis-je pas né dans la brillante
contrée de tes pères ? ... J'ai gravi les
hauteurs de Phyle, j'ai cueilli l'hyacinthe et la rose parmi
les bouquets d'oliviers de l'Ilyssus. Tu ne dois pas
m'abandonner, toi, car tes ancêtres étaient les
frères des miens : ah ! l'on dit que cette terre est
belle, que ces climats sont purs ; mais je veux t'emmener
avec moi... Oh ! noire vision, pourquoi jeter ton image entre
elle et moi ? ... La mort est empreinte, calme et terrible,
sur ton front... J'aperçois sur ta lèvre un
sourire qui tue... Ton nom est Orcus, mais sur terre les
hommes t'appellent Arbacès... tu vois, je te
connais... fuis... ombre fatale, tes enchantements ne te
serviront à rien.
- Glaucus, Glaucus ! » murmura Nydia, en cessant de le
retenir et en tombant sans connaissance sur le pavé,
oppressée par le remords, l'épouvante et la
douleur.
«Qui m'appelle ? s'écria-t-il. Ione, est-ce toi ? ils l'ont emportée... sauvons-la. Où est mon
style ? ... ah ! je l'ai... Ione, je viens à ton
secours, je viens, je viens...»
Joseph M. Gleeson, 1891
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A ces mots, l'Athénien franchit le portique
d'un bond, traversa la maison, et sortit d'un pas
rapide et chancelant, en se parlant à
lui-même, le long des rues
éclairées par les étoiles. La
funeste potion brûlait comme du feu dans ses
veines, car ses effets augmentaient encore de la
disposition où le banquet avait mis ses esprits.
Accoutumés aux excès qui suivaient les
repas nocturnes, les citoyens souriaient, et se
rangeaient pour le laisser passer, en se faisant des
signes d'intelligence ; ils s'imaginaient que Glaucus
ressentait l'influence de Bacchus, fort honoré
à Pompéi ; mais ceux qui
attachèrent deux fois les yeux sur son visage
tressaillirent d'un effroi sans nom, et le sourire
quitta leurs lèvres. Il parcourut les rues les
plus populeuses ; il se dirigeait instinctivement vers
la maison d'lone, lorsque, arrivé à un
quartier plus solitaire, il entra dans le solitaire
bosquet de Cybèle, où Apaecidès
avait rencontré Olynthus.
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(1) Elles
président aux bois et aux
montagnes.
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