Livre IV, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

Réunion de différents personnages.
Des fleuves qui, en apparence, coulaient séparément, unissent leurs eaux dans le même golfe

Impatient de savoir si la potion fatale avait été administrée et quel effet elle avait pu produire, Arbacès résolut, ce soir-là même, de se rendre chez Julia, pour satisfaire sa curiosité. Il était d'usage, je l'ai déjà fait remarquer, que les hommes sortissent à cette époque avec leurs tablettes et leur style attachés à leur ceinture ; ils ne les déposaient que dans leur intérieur. En réalité, sous la forme d'un instrument qui servait à écrire, ils portaient avec eux dans ce style une arme aiguë et formidable (1)... Ce fut avec le style que Cassius frappa César dans le sénat. Prenant donc sa ceinture et son manteau, Arbacès sortit de sa maison, en maintenant avec un long bâton ses pas encore faibles, quoique l'espoir et la vengeance eussent conspiré, avec ses profondes connaissances médicales, à rétablir ses forces naturelles. Il prit le chemin de la maison de campagne de Diomède.

Quel beau clair de lune que celui des pays du Sud ! dans ces climats, la nuit et le jour se confondaient si rapidement, que le crépuscule met à peine un intervalle entre la venue de l'une et le départ de l'autre. Un instant de pourpre plus foncé dans les nues, mille teintes roses sur les eaux ! ... une ombre à moitié victorieuse de la lumière ! ... Et les étoiles innombrables éclatent aussitôt dans les cieux... la lune monte d'un prompt essor... la nuit a recommencé son règne.

L'astre de la nuit éclairait d'une lumière douce et brillante l'antique bosquet consacré à Cybèle... Les arbres majestueux dont l'âge remontait au-delà même de la tradition jetaient leurs longues ombres sur la terre, tandis qu'à travers les ouvertures de leurs branches, scintillaient les étoiles. La blancheur du sacellum situé au milieu du bosquet, et environné d'un sombre feuillage, présentait quelque chose d'abrupt et de frappant ; il rappelait l'intention qui avait fait consacrer le bosquet, sa sainteté et sa solennité.

D'un pas furtif et léger, Calénus, se glissant sous l'ombre des arbres, s'approcha de la chapelle, et, repoussant les branches qui se joignaient complètement autour de lui, s'arrangea dans sa cachette ; elle était si bien close, avec le temple devant lui et les arbres derrière, qu'aucun passant ne pouvait l'y découvrir : il aurait fallu savoir qu'il était là. Tout était en apparence solitaire dans le bosquet ; de loin on entendait faiblement résonner les voix joyeuses de quelques convives qui s'en retournaient chez eux, ou bien de la musique écoutée par les groupes des promeneurs, qui, dès ce temps-là, comme aujourd'hui dans ces climats, se plaisaient à passer les nuits d'été dans les rues, et à jouir de la fraîcheur de l'air et des douceurs des clairs de lune, après l'éclat trop ardent du jour.

Des hauteurs où le bosquet était situé, on pouvait voir, à travers les intervalles des arbres, la mer vaste et pourprée qui grondait au loin, les blanches maisons de Stabies sur la pente du rivage, et les obscures collines Lectiariennes confondues dans un ciel délicieux ; en ce moment, Arbacès, qui se rendait chez Diomède, montra sa grande figure à l'entrée du bosquet ; et il arriva qu'Apaecidès, qui venait rejoindre Olynthus, passât devant lui.

«Hem, Apaecidès, dit Arbacès, en reconnaissant le jeune prêtre du premier coup d'oeil, lorsque nous nous sommes rencontrés la dernière fois, vous étiez mon ennemi. J'ai désiré depuis vous revoir, car je souhaite que vous restiez toujours mon disciple et mon ami.»

Apaecidès tressaillit à la voix de l'Egyptien et, s'arrêtant brusquement, le regarda avec un air de profond mépris et de violente émotion.

«Scélérat et imposteur, s'écria-t-il enfin, tu es donc sorti des étreintes du tombeau ; mais n'espère plus jeter sur moi tes sacrilèges filets... rétiaire. Je suis armé contre toi.

- Paix ! » répondit Arbacès à voix basse ; mais l'orgueil si fier chez ce descendant des rois trahit la blessure que lui causaient les épithètes insultants du jeune prêtre dans le tremblement de ses lèvres, et dans la rougeur subite de son front basané... «Paix ! parle plus bas ; tu pourrais être entendu, et, si d'autres oreilles que les miennes avaient surpris tes paroles...

- Me menaces-tu ? Ah ! je voudrais que la ville entière pût m'entendre...

- ... les mânes de mes ancêtres ne me permettraient pas de te pardonner. Mais écoute, tu es courroucé parce que j'ai voulu faire violence à ta soeur... Calme-toi un instant... un seul instant, je te prie... tu es dans ton droit. Ce fut le délire de l'amour et de la jalousie... Je me suis repenti amèrement de ma folie... pardonne-moi. Je n'ai jamais imploré le pardon d'un être vivant, je te prie de pardonner, oui, je réparerai l'insulte ; je demande ta soeur en mariage ; ne frémis pas... réfléchis... Qu'est-ce que l'alliance de ce Grec frivole à côté de la mienne ? Une fortune incalculable... une naissance telle que les noms grecs ou romains ne sont que d'hier auprès de son ancienneté ; la science... mais tu sais tout cela. Je te demande ta soeur et ma vie entière sera consacrée à réparer l'erreur d'un moment.

- Egyptien, quand je céderais à ton voeu, ma soeur abhorre l'air que tu respires ; mais j'ai mes propres griefs à te pardonner. Je puis oublier que tu m'as pris pour instrument de tes desseins, mais jamais que tu m'as séduit au point de me faire partager tes vices, que tu as fait de moi un homme souillé et parjure. Tremble ; dans ce moment même, je prépare l'heure qui doit démasquer toi et tes faux dieux ; ta vie débauchée comme celle des compagnons de Circé sera exposée au grand jour ; tes oracles menteurs seront dévoilés... Le temple de l'idole Isis deviendra un objet de mépris : le nom d'Arbacès sera un but pour les railleries et l'exécration du peuple.»

A la rougeur qui avait couvert le front de l'Egyptien succéda une pâleur livide ; il regarda derrière lui, devant, autour de lui, pour s'assurer que personne n'était là, et fixa ensuite son noir et large regard sur le jeune prêtre, avec une expression de colère et de menace qu'aucun autre qu'Apaecidès, soutenu par la ferveur de son zèle ardent et divin, n'aurait pu supporter sans effroi, tant cette expression était terrible. Le jeune converti demeura impassible sous ce regard, et y répondit par un air d'orgueilleux défi.

«Apaecidès, reprit l'Egyptien d'une voix sourde et émue, prends garde ! Que médites-tu ? parles-tu (réfléchis bien avant de me répondre) sous l'impression de la colère, sans dessein préconçu, ou bien as-tu dans l'âme quelque projet arrêté ?

- Je parle d'après l'inspiration du vrai Dieu, dont je suis à présent le serviteur, répondit hardiment le chrétien, et avec la connaissance certaine que la grâce a déjà marqué le jour où le courage humain triomphera de ton hypocrisie et du culte du démon ; avant que le soleil ait brillé trois fois, tu l'apprendras. Sombre magicien, tremble ; adieu.»

Toutes les passions ardentes et farouches que l'Egyptien avait reçues en héritage de sa nature et de son climat, et qu'il avait peine à cacher sous les apparences de la douceur et d'une froide philosophie, se déchaînèrent à la fois dans son cœur. Une pensée succédait rapidement à une autre pensée ; il voyait devant lui un obstacle invincible à une alliance légitime avec Ione ; il voyait le compagnon de Glaucus dans la lutte qui avait renversé ses desseins ; l'homme qui devait déshonorer son nom, le déserteur de la déesse qu'il servait sans croire à son culte, le révélateur avoué et prochain de ses impostures et de ses vices. Son amour, sa réputation, sa vie entière, se trouvaient en danger ; le jour et l'heure étaient déjà désignés pour l'atteindre. Il apprenait par les propres paroles du néophyte qu'Apaecidès avait adopté la foi chrétienne ; il connaissait le zèle indomptable qui animait les prosélytes de cette foi : tel était le nouveau converti. Il mit la main sur son style ; cet ennemi était en son pouvoir, ils étaient en ce moment devant la chapelle. Il jeta de nouveau un regard furtif autour de lui ; il ne vit personne ; le silence et la solitude vinrent le tenter.

«Meurs donc, dit-il, dans ta témérité ; disparais, obstacle vivant de mes destinées ! »

Et à l'instant où le chrétien allait le quitter, Arbacès leva la main au-dessus de l'épaule gauche d'Apaecidès et plongea sa lame aiguë à deux reprises dans la poitrine du jeune prêtre.

Apaecidès tomba percé au cœur... Il tomba mort sans un soupir au pied de la chapelle sacrée.

Arbacès le considéra un moment avec la joie animale et féroce que donne la mort d'un ennemi ; mais l'idée du danger auquel il venait de s'exposer s'empara bientôt de son esprit... Il essuya avec soin son arme sur le gazon et avec les vêtements mêmes de la victime, s'enveloppa de son manteau, et se disposa à partir, lorsqu'il vit venir à lui un jeune homme dont les pas vacillaient et chancelaient d'une façon singulière à mesure qu'il s'approchait ; un rayon de lune éclaira la figure de l'étranger ; cette figure, sous cette lueur blafarde, parut à Arbacès aussi blanche que le marbre. Il reconnut les traits et la taille de Glaucus ; le Grec infortuné chantait une chanson décousue et triste, composée de fragments d'hymnes et d'odes sacrées, entremêlés sans ordre et sans intelligence.

«Ah ! s'écria l'Egyptien, devinant aussitôt son état et la terrible cause qui l'avait produit, le breuvage agit, et la destinée l'amène ici pour que je triomphe à la fois de mes deux ennemis ! »

Promptement, et avant même que cette pensée lui fût venue, il s'était retiré vers un des côtés de la chapelle, en se cachant parmi les branches ; de ce guet-apens il surveilla, comme un tigre dans son antre, l'arrivée de sa seconde victime. Il remarqua les flammes errantes et sans repos qui traversaient les yeux de l'Athénien, les convulsions qui détruisaient la régularité sculpturale de ses traits et décoloraient ses lèvres ; il comprit que le Grec était tout à fait dépourvu de sa raison. Cependant, lorsque Glaucus arriva près du corps d'Apaecidès, dont le sang inondait le gazon, un si étrange et terrible spectacle ne pouvait manquer d'arrêter ses pas, malgré le désordre de ses esprits. Il s'arrêta donc, passa sa main sur son front, comme pour rappeler sa mémoire, et dit :

«Oh ! oh ! Endymion, tu dors bien profondément ? ... Qu'est-ce donc que la lune a pu te dire ? Tu me rends jaloux... Il est temps de te réveiller...»

Mame (1871) p.148

Il se baissa dans l'intention de soulever le corps.

Oubliant... ne sentant plus sa faiblesse... l'Egyptien s'élança de l'endroit où il était caché, et, pendant que le Grec se baissait, il le frappa et le jeta sur le corps du chrétien ; puis, élevant sa forte voix aussi haut qu'il le put, il s'écria :

«Holà ! citoyens, holà ! à mon aide... Ici, ici ! Au meurtre, au meurtre devant votre temple ! au secours... afin que le meurtrier ne puisse s'échapper ! ...»

En parlant ainsi, il plaça son pied sur la poitrine de Glaucus... précaution vaine et superflue... car, l'effet du breuvage se combinant avec la chute, le Grec demeurait sans mouvement, insensible, à l'exception de ses lèvres qui laissaient sortir des sons vagues et incohérents.

Tandis qu'il restait dans cette position, en attendant l'arrivée de quelques citoyens, peut-être éprouva-t-il quelque remords, quelque pitié... car, en dépit de ses crimes, il était homme... L'état inanimé de Glaucus sans défense, ses paroles sans suite, sa raison égarée, le touchèrent plus que la mort d'Apaecidès... Il dit si bas qu'à peine put-il l'entendre lui-même :

«Pauvre argile ! pauvre raison humaine ! Où est maintenant ton âme ? Je pourrais t'épargner, ô rival... qui ne peux plus être un rival pour moi... Mais la destinée doit avoir son cours ; ma sûreté demande ce sacrifice.»

Puis, pour étouffer cette pitié momentanée, il cria plus fort qu'auparavant ; et, tirant de la ceinture de Glaucus le style qui y était attaché, il le plongea dans le sang du malheureux assassiné, et le posa à côté du corps.

Alors arrivèrent plusieurs citoyens, empressés et hors d'haleine ; quelques-uns avec des torches, que la clarté de la lune ne rendait pas nécessaires, mais qui flamboyaient d'une manière sinistre à travers les arbres : ils entourèrent la place.

«Emportez ce corps, dit l'Egyptien, et emparez-vous du meurtrier.»

Ils soulevèrent le corps, et grande fut leur horreur, ainsi que leur sainte indignation, lorsqu'ils découvrirent que cet être inanimé était un prêtre de la vénérable et adorée Isis ; mais leur surprise fut encore plus grande quand ils virent que l'accusé était le brillant Athénien si admiré par eux tous.

«Glaucus ! s'écrièrent les assistants d'une commune voix. Est-ce croyable ? ...

- Je croirais plus volontiers, dit un homme à son voisin, que c'est l'Egyptien lui-même.»

Un centurion se jeta dans la foule avec un air d'autorité.

«Ah ! du sang versé ! dit-il. Quel est le meurtrier ? » Les assistants montrèrent Glaucus.

«Lui ! par Mars ! il a plutôt l'air d'une victime. Qui l'accuse ?

- Moi ! » dit Arbacès en se redressant avec fierté.

Et les joyaux qui garnissaient sa robe, resplendissant aux yeux du digne guerrier, lui persuadèrent aisément que c'était là un témoin des plus honorables.

«Pardonnez-moi ; votre nom ? dit-il.

- Arbacès ; il est bien connu, je crois, à Pompéi. En passant dans ce bosquet, j'ai vu ce Grec et le prêtre ensemble : leur conversation était très animée. Je fus frappé des mouvements désordonnés du premier, de ses gestes violents, de sa voix éclatante. Il me paraissait ivre ou fou. Soudain je l'ai vu tirer son style... Je me suis élancé, mais trop tard, pour empêcher le coup. Il avait frappé deux fois sa victime, et se penchait sur son corps, lorsque, dans mon horreur et dans mon indignation, je l'ai jeté violemment lui-même la face contre terre... Il est tombé sans lutte, ce qui me fait supposer qu'il n'était pas maître de ses sens lorsqu'il a commis le crime : car, remis à peine d'une cruelle maladie, le coup que j'ai porté était faible, et surtout comparativement à la force du jeune Glaucus, comme vous pouvez en juger.

- Ses yeux s'ouvrent, ses lèvres se meuvent, dit le soldat. Parle, prisonnier ; que réponds-tu à l'accusation ?

- L'accusation, ah ! ah ! Ce qui a été fait a été bien fait... Lorsque la vieille sorcière a dirigé son serpent sur moi... et que Hécate se tenait là riant à mon oreille... que pouvais-je faire ? Mais je suis souffrant... je me sens défaillir... la langue du serpent m'a mordu... Portez-moi dans mon lit... faites venir le médecin... le vieil Esculape accourra lui-même si vous dites que je suis Grec... Oh ! merci, merci ! je brûle... Mon cerveau, la moelle de mes os... Je brûle.»

Et, après un long et douloureux soupir, l'Athénien tomba dans les bras des assistants.

«Il est en délire, dit l'officier avec compassion ; et, dans son transport, il a frappé le prêtre. Quelqu'un l'a-t-il vu aujourd'hui ?

- Moi, dit un des spectateurs. Je l'ai vu ce matin ; il a passé devant ma boutique et il m'a accosté. Il me paraissait bien portant et de sens rassis, comme le plus calme d'entre nous.

- Et il n'y a pas une heure que je l'ai vu, ajouta un autre, passant dans les rues et se parlant à lui-même avec d'étranges gestes, absolument comme vient de le dépeindre l'Egyptien.

- Confirmation du témoignage. Ce ne peut être que la vérité. A tout événement, il sera conduit chez le préteur. Cela fait vraiment pitié ! Si jeune et si riche ! Mais le crime est terrible ! Un prêtre d'Isis, en costume encore, et au pied de notre plus ancienne chapelle ! »

Ces paroles mirent sous les yeux de la foule toute la force du sacrilège que, dans le premier mouvement de sa curiosité, elle n'avait pas entrevue : ce n'était plus un crime ordinaire ; il y eut un mouvement de pieuse horreur.

«Il n'est pas étonnant que la terre vienne à trembler, dit quelqu'un, lorsqu'elle porte de tels monstres !

- En prison ! en prison ! » crièrent-ils tous.

Une voix, plus perçante que les autres, ajouta avec un ton joyeux :

«Les bêtes ne manqueront pas d'un gladiateur à présent.

Hurrah pour le joyeux joyeux spectacle ! »

C'était la voix de la jeune fille dont nous avons rapporté la conversation avec Médon.

«C'est vrai, c'est vrai ; quelle chance pour les jeux ! » répétèrent plusieurs voix.

Et toute pensée de miséricorde en faveur de l'accusé sembla s'évanouir. Sa jeunesse, sa beauté ne le rendaient que plus convenable pour l'arène.

«Apportez quelques planches... ou une litière, s'il y en a une ici près, pour y mettre le mort, dit Arbacès. Un prêtre d'Isis ne saurait être porté à son temple par de vulgaires mains, comme un gladiateur massacré.»

Les assistants étendirent respectueusement le corps d'Apaecidès sur le gazon, le visage tourné vers le ciel, et quelques-uns d'entre eux se mirent en quête de quelque moyen de transport, afin que le corps ne fût pas touché par des mains profanes.

En ce moment la foule, violemment écartée par un personnage vigoureux, livra passage à Olynthus, qui se trouva près de l'Egyptien ; mais son premier coup d'oeil, plein d'une douleur et d'une horreur inexprimables, s'arrêta sur cette poitrine sanglante et sur ses traits, où se peignait encore l'angoisse d'une mort violente.

«Assassiné ! s'écria-t-il. Est-ce ton zèle qui t'a conduit là ? Ont-ils découvert ton noble dessein, et ta mort a-t-elle prévenu leur honte ? »

Il tourna la tête, et ses yeux s'arrêtèrent sur la figure solennelle de l'Egyptien.

Pendant qu'il le regardait, vous auriez pu voir sur son visage, et dans le léger tremblement de son corps, la répugnance et l'aversion que le chrétien ressentait pour un être qu'il savait si dangereux et si criminel. C'était le regard de l'oiseau sur le basilic, regard fixe et prolongé. Mais, sortant soudain de cette espèce d'engourdissement qui l'avait saisi, Olynthus étendit le bras vers Arbacès, et dit d'une voix forte et hardie :

«On a assassiné ce jeune homme ! Où est le meurtrier ? Réponds, Egyptien ; car, par le Dieu vivant, je crois que c'est toi.»

Le sombre visage d'Arbacès s'altéra un instant et exprima quelque inquiétude ; mais ce changement, à peine perceptible, fut suivi d'une expression de colère et de mépris ; la foule s'arrêta surprise de la véhémence de l'accusation, et se pressa autour de ces deux personnages qui devenaient les principaux acteurs de la scène.

«Je sais, dit Arbacès, quel est mon accusateur, et je devine pourquoi il m'interpelle ainsi. Citoyens, je vous signale cet homme comme le plus fougueux des Nazaréens, ou des chrétiens, je ne sais pas bien comment on les appelle. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'il ose accuser lui-même un Egyptien du meurtre d'un prêtre d'Egypte ?

- Je le connais ! je connais ce chien ! crièrent plusieurs voix. C'est Olynthus le chrétien, ou plutôt l'athée... Il nie les dieux.

- Paix, frères ! reprit Olynthus avec dignité. Ecoutez-moi. Ce prêtre d'Isis, assassiné, avait embrassé le christianisme avant sa mort ; il m'avait révélé les mystérieuses débauches et les supercheries de ces Egyptiens, les momeries et les impostures du temple d'Isis : il se préparait à les faire connaître publiquement. Lui, un étranger, inoffensif, sans ennemis ! ... Qui a pu verser son sang, si ce n'est un de ceux qui craignaient son témoignage ? et ce témoignage, qui pouvait le redouter plus qu'Arbacès l'Egyptien ?

- Vous l'entendez ? s'écria Arbacès ; vous l'entendez... Il blasphème : demandez-lui s'il croit à Isis.

- Comment croirais-je à un impur démon ? » répondit audacieusement Olynthus.

Une longue rumeur et un frisson coururent dans l'assemblée. Sans s'étonner, car il était préparé depuis longtemps au péril, et perdant même en ce moment toute prudence, le chrétien continua :

«Arrière, idolâtres ! cette dépouille n'est pas faite pour vos rites vains et impurs... Elle nous appartient... Ce sont les serviteurs du Christ qui doivent rendre les derniers devoirs à un chrétien. Je réclame ses restes au nom du grand Créateur qui a rappelé à lui ses esprits.»

Ces mots furent prononcés d'une voix si solennelle et si imposante, que la foule elle-même n'osa pas laisser paraître la haine et l'exécration dont elle se sentait pénétrée ; et jamais peut-être, depuis que Lucifer et l'archange se disputèrent le corps du grand législateur, il n'y eut, pour le génie de la peinture, un sujet plus frappant que celui qu'offrait cette scène.

Les arbres épais, la hauteur du temple voisin, la lune, dont les rayons tombaient sur ce corps inanimé, les torches éclairant çà et là le fond de la scène, les expressions diverses des assistants... l'Athénien soutenu, à peu de distance, dans les bras de quelques-uns d'entre eux, et surtout les deux figures imposantes d'Arbacès et du chrétien : voilà le tableau. Arbacès, qui dominait considérablement par la taille tous ceux qui l'environnaient, se tenait les bras croisés, le front sourcilleux, les yeux fixes, la lèvre légèrement recourbée en signe de défi et de dédain ; Olynthus portait, sur son front ridé et fatigué, une majesté plus imposante encore ; ses traits étaient sévères, mais pleins de franchise ; son aspect fier, mais ouvert : la tranquillité de tout son être, empreint d'une ineffable bienveillance, inspirait la sympathie et le respect qu'il semblait éprouver pour les autres. Sa main gauche s'était abaissée vers le corps ; sa main droite s'élevait vers le ciel.

Le centurion s'avança de nouveau.

«D'abord, as-tu, Olynthus, ou quel que soit ton nom, quelque autre preuve de l'accusation que tu portes contre Arbacès, que ton vague soupçon ? »

Olynthus garda le silence. L'Egyptien sourit avec mépris.

«Réclames-tu le corps d'un prêtre d'Isis comme appartenant à la secte des Nazaréens ou des chrétiens ?

- Je le fais.

- Jure par le temple, par cette statue de Cybèle, par le sacellum le plus ancien de Pompéi, que le mort avait embrassé votre foi.

- Homme insensé ! Je désavoue vos idoles ; j'abhorre vos temples. Comment puis-je jurer par Cybèle ?

- A bas, à bas l'athée ! à bas ! La terre s'ouvrira pour nous engloutir, si nous souffrons de pareils blasphémateurs dans le bosquet sacré ! ... à bas ! ... Mort à cet homme ! ...

- Aux bêtes ! ajouta une voix de femme au milieu de la foule. Nous avons maintenant un morceau pour le lion, un autre pour le tigre.

- Si tu ne crois pas à Cybèle, Nazaréen, reprit le soldat sans s'émouvoir des cris de la foule, auquel de nos dieux crois-tu ?

- A aucun.

- Ecoutez-le, écoutez, cria la foule.

- Hommes vains et aveugles, poursuivit le chrétien en élevant la voix ! Pouvez-vous croire à des images de bois et de pierre ? ... pouvez-vous vous imaginer qu'elles ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour vous secourir. Cette muette idole, taillée par la main d'un homme, est-elle une déesse ? a-t-elle créé le genre humain ? Elle a été faite par les humains au contraire. Soyez donc convaincus de sa nullité et de votre folie.»

Il dit, s'élança vers le temple, et, avant qu'un des assistants pût s'opposer à son dessein, poussé par sa pitié pour eux ou par son zèle, il renversa la statue de bois de son piédestal.

«Voyez, s'écria-t-il, votre statue ne peut se venger elle-même... Est-ce là une chose digne d'un culte ? »

On ne lui permit pas d'en dire davantage. Un si grand et si audacieux sacrilège, dans un temple des plus vénérés, mit au comble l'horreur et la rage dans l'assemblée : la foule, d'un commun accord, se précipita sur lui, le saisit, et, sans l'intervention de l'officier, l'aurait mis en pièces.

«Paix ! s'écria le centurion avec autorité ; emmenons cet insolent blasphémateur devant le tribunal compétent... il y a déjà assez de temps perdu comme cela... conduisons les deux coupables aux magistrats... placez le corps du prêtre dans une litière et portez-le à sa demeure.»

Le prêtre d'Isis se montra alors :

«Je réclame ces restes, dit-il, selon la coutume et le droit des prêtres.

- Qu'on obéisse au flamine ! dit le centurion. Comment est le meurtrier ?

- Insensible ou endormi.

- Si son crime était moins grave, je pourrais le plaindre. Allons.»

Arbacès, en se retournant, rencontra le regard du prêtre d'Isis : c'était Calénus. Il y avait dans ce regard quelque chose de si significatif et de si sinistre, que l'Egyptien se dit à lui-même : «A-t-il donc été témoin du fait ? »

Une jeune fille sortit de la foule et regarda en face Olynthus. «Par Jupiter, dit-elle, voilà un homme... je vous l'ai dit, nous aurons quelqu'un pour le tigre, nous aurons une victime pour chaque bête ! ...

- Oh ! oui, s'écria la foule, un homme pour le lion, un autre pour le tigre ! Quelle chance ! Io, Paean ! »


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(1)  De ce style provient sans doute le stylet des Italiens.