Réunion de différents personnages.
Des fleuves qui, en apparence, coulaient
séparément, unissent leurs eaux dans le
même golfe
Impatient de savoir si la potion fatale avait
été administrée et quel effet elle avait
pu produire, Arbacès résolut, ce soir-là
même, de se rendre chez Julia, pour satisfaire sa
curiosité. Il était d'usage, je l'ai
déjà fait remarquer, que les hommes sortissent
à cette époque avec leurs tablettes et leur
style attachés à leur ceinture ; ils ne les
déposaient que dans leur intérieur. En
réalité, sous la forme d'un instrument qui
servait à écrire, ils portaient avec eux dans
ce style une arme aiguë et formidable (1)... Ce fut avec le style que
Cassius frappa César dans le sénat. Prenant
donc sa ceinture et son manteau, Arbacès sortit de sa
maison, en maintenant avec un long bâton ses pas encore
faibles, quoique l'espoir et la vengeance eussent
conspiré, avec ses profondes connaissances
médicales, à rétablir ses forces
naturelles. Il prit le chemin de la maison de campagne de
Diomède.
Quel beau clair de lune que celui des pays du Sud ! dans ces
climats, la nuit et le jour se confondaient si rapidement,
que le crépuscule met à peine un intervalle
entre la venue de l'une et le départ de l'autre. Un
instant de pourpre plus foncé dans les nues, mille
teintes roses sur les eaux ! ... une ombre à
moitié victorieuse de la lumière ! ... Et les
étoiles innombrables éclatent aussitôt
dans les cieux... la lune monte d'un prompt essor... la nuit
a recommencé son règne.
L'astre de la nuit éclairait d'une lumière
douce et brillante l'antique bosquet consacré à
Cybèle... Les arbres majestueux dont l'âge
remontait au-delà même de la tradition jetaient
leurs longues ombres sur la terre, tandis qu'à travers
les ouvertures de leurs branches, scintillaient les
étoiles. La blancheur du sacellum situé au
milieu du bosquet, et environné d'un sombre feuillage,
présentait quelque chose d'abrupt et de frappant ; il
rappelait l'intention qui avait fait consacrer le bosquet, sa
sainteté et sa solennité.
D'un pas furtif et léger, Calénus, se glissant
sous l'ombre des arbres, s'approcha de la chapelle, et,
repoussant les branches qui se joignaient complètement
autour de lui, s'arrangea dans sa cachette ; elle
était si bien close, avec le temple devant lui et les
arbres derrière, qu'aucun passant ne pouvait l'y
découvrir : il aurait fallu savoir qu'il était
là. Tout était en apparence solitaire dans le
bosquet ; de loin on entendait faiblement résonner les
voix joyeuses de quelques convives qui s'en retournaient chez
eux, ou bien de la musique écoutée par les
groupes des promeneurs, qui, dès ce temps-là,
comme aujourd'hui dans ces climats, se plaisaient à
passer les nuits d'été dans les rues, et
à jouir de la fraîcheur de l'air et des douceurs
des clairs de lune, après l'éclat trop ardent
du jour.
Des hauteurs où le bosquet était situé,
on pouvait voir, à travers les intervalles des arbres,
la mer vaste et pourprée qui grondait au loin, les
blanches maisons de Stabies sur la pente du rivage, et les
obscures collines Lectiariennes confondues dans un ciel
délicieux ; en ce moment, Arbacès, qui se
rendait chez Diomède, montra sa grande figure à
l'entrée du bosquet ; et il arriva
qu'Apaecidès, qui venait rejoindre Olynthus,
passât devant lui.
«Hem, Apaecidès, dit Arbacès, en
reconnaissant le jeune prêtre du premier coup d'oeil,
lorsque nous nous sommes rencontrés la dernière
fois, vous étiez mon ennemi. J'ai désiré
depuis vous revoir, car je souhaite que vous restiez toujours
mon disciple et mon ami.»
Apaecidès tressaillit à la voix de l'Egyptien
et, s'arrêtant brusquement, le regarda avec un air de
profond mépris et de violente émotion.
«Scélérat et imposteur,
s'écria-t-il enfin, tu es donc sorti des
étreintes du tombeau ; mais n'espère plus jeter
sur moi tes sacrilèges filets... rétiaire. Je
suis armé contre toi.
- Paix ! » répondit Arbacès à voix
basse ; mais l'orgueil si fier chez ce descendant des rois
trahit la blessure que lui causaient les
épithètes insultants du jeune prêtre dans
le tremblement de ses lèvres, et dans la rougeur
subite de son front basané... «Paix ! parle plus
bas ; tu pourrais être entendu, et, si d'autres
oreilles que les miennes avaient surpris tes paroles...
- Me menaces-tu ? Ah ! je voudrais que la ville
entière pût m'entendre...
- ... les mânes de mes ancêtres ne me
permettraient pas de te pardonner. Mais écoute, tu es
courroucé parce que j'ai voulu faire violence à
ta soeur... Calme-toi un instant... un seul instant, je te
prie... tu es dans ton droit. Ce fut le délire de
l'amour et de la jalousie... Je me suis repenti
amèrement de ma folie... pardonne-moi. Je n'ai jamais
imploré le pardon d'un être vivant, je te prie
de pardonner, oui, je réparerai l'insulte ; je demande
ta soeur en mariage ; ne frémis pas...
réfléchis... Qu'est-ce que l'alliance de ce
Grec frivole à côté de la mienne ? Une
fortune incalculable... une naissance telle que les noms
grecs ou romains ne sont que d'hier auprès de son
ancienneté ; la science... mais tu sais tout cela. Je
te demande ta soeur et ma vie entière sera
consacrée à réparer l'erreur d'un
moment.
- Egyptien, quand je céderais à ton voeu, ma
soeur abhorre l'air que tu respires ; mais j'ai mes propres
griefs à te pardonner. Je puis oublier que tu m'as
pris pour instrument de tes desseins, mais jamais que tu m'as
séduit au point de me faire partager tes vices, que tu
as fait de moi un homme souillé et parjure. Tremble ; dans ce moment même, je prépare l'heure qui doit
démasquer toi et tes faux dieux ; ta vie
débauchée comme celle des compagnons de
Circé sera exposée au grand jour ; tes oracles
menteurs seront dévoilés... Le temple de
l'idole Isis deviendra un objet de mépris : le nom
d'Arbacès sera un but pour les railleries et
l'exécration du peuple.»
A la rougeur qui avait couvert le front de l'Egyptien
succéda une pâleur livide ; il regarda
derrière lui, devant, autour de lui, pour s'assurer
que personne n'était là, et fixa ensuite son
noir et large regard sur le jeune prêtre, avec une
expression de colère et de menace qu'aucun autre
qu'Apaecidès, soutenu par la ferveur de son
zèle ardent et divin, n'aurait pu supporter sans
effroi, tant cette expression était terrible. Le jeune
converti demeura impassible sous ce regard, et y
répondit par un air d'orgueilleux défi.
«Apaecidès, reprit l'Egyptien d'une voix sourde
et émue, prends garde ! Que médites-tu ? parles-tu (réfléchis bien avant de me
répondre) sous l'impression de la colère, sans
dessein préconçu, ou bien as-tu dans
l'âme quelque projet arrêté ?
- Je parle d'après l'inspiration du vrai Dieu, dont je
suis à présent le serviteur, répondit
hardiment le chrétien, et avec la connaissance
certaine que la grâce a déjà
marqué le jour où le courage humain triomphera
de ton hypocrisie et du culte du démon ; avant que le
soleil ait brillé trois fois, tu l'apprendras. Sombre
magicien, tremble ; adieu.»
Toutes les passions ardentes et farouches que l'Egyptien
avait reçues en héritage de sa nature et de son
climat, et qu'il avait peine à cacher sous les
apparences de la douceur et d'une froide philosophie, se
déchaînèrent à la fois dans son
cœur. Une pensée succédait rapidement à
une autre pensée ; il voyait devant lui un obstacle
invincible à une alliance légitime avec Ione ; il voyait le compagnon de Glaucus dans la lutte qui avait
renversé ses desseins ; l'homme qui devait
déshonorer son nom, le déserteur de la
déesse qu'il servait sans croire à son culte,
le révélateur avoué et prochain de ses
impostures et de ses vices. Son amour, sa réputation,
sa vie entière, se trouvaient en danger ; le jour et
l'heure étaient déjà
désignés pour l'atteindre. Il apprenait par les
propres paroles du néophyte qu'Apaecidès avait
adopté la foi chrétienne ; il connaissait le
zèle indomptable qui animait les prosélytes de
cette foi : tel était le nouveau converti. Il mit la
main sur son style ; cet ennemi était en son pouvoir,
ils étaient en ce moment devant la chapelle. Il jeta
de nouveau un regard furtif autour de lui ; il ne vit
personne ; le silence et la solitude vinrent le tenter.
«Meurs donc, dit-il, dans ta
témérité ; disparais, obstacle vivant de
mes destinées ! »
Et à l'instant où le chrétien allait le
quitter, Arbacès leva la main au-dessus de
l'épaule gauche d'Apaecidès et plongea sa lame
aiguë à deux reprises dans la poitrine du jeune
prêtre.
Apaecidès tomba percé au cœur... Il tomba mort
sans un soupir au pied de la chapelle sacrée.
Arbacès le considéra un moment avec la joie
animale et féroce que donne la mort d'un ennemi ; mais
l'idée du danger auquel il venait de s'exposer
s'empara bientôt de son esprit... Il essuya avec soin
son arme sur le gazon et avec les vêtements mêmes
de la victime, s'enveloppa de son manteau, et se disposa
à partir, lorsqu'il vit venir à lui un jeune
homme dont les pas vacillaient et chancelaient d'une
façon singulière à mesure qu'il
s'approchait ; un rayon de lune éclaira la figure de
l'étranger ; cette figure, sous cette lueur blafarde,
parut à Arbacès aussi blanche que le marbre. Il
reconnut les traits et la taille de Glaucus ; le Grec
infortuné chantait une chanson décousue et
triste, composée de fragments d'hymnes et d'odes
sacrées, entremêlés sans ordre et sans
intelligence.
«Ah ! s'écria l'Egyptien, devinant
aussitôt son état et la terrible cause qui
l'avait produit, le breuvage agit, et la destinée
l'amène ici pour que je triomphe à la fois de
mes deux ennemis ! »
Promptement, et avant même que cette pensée lui
fût venue, il s'était retiré vers un des
côtés de la chapelle, en se cachant parmi les
branches ; de ce guet-apens il surveilla, comme un tigre dans
son antre, l'arrivée de sa seconde victime. Il
remarqua les flammes errantes et sans repos qui traversaient
les yeux de l'Athénien, les convulsions qui
détruisaient la régularité sculpturale
de ses traits et décoloraient ses lèvres ; il
comprit que le Grec était tout à fait
dépourvu de sa raison. Cependant, lorsque Glaucus
arriva près du corps d'Apaecidès, dont le sang
inondait le gazon, un si étrange et terrible spectacle
ne pouvait manquer d'arrêter ses pas, malgré le
désordre de ses esprits. Il s'arrêta donc, passa
sa main sur son front, comme pour rappeler sa mémoire,
et dit :
«Oh ! oh ! Endymion, tu dors bien profondément ? ... Qu'est-ce donc que la lune a pu te dire ? Tu me rends
jaloux... Il est temps de te réveiller...»
Mame (1871) p.148
|
Il se baissa dans l'intention de soulever le
corps.
Oubliant... ne sentant plus sa faiblesse... l'Egyptien
s'élança de l'endroit où il
était caché, et, pendant que le Grec se
baissait, il le frappa et le jeta sur le corps du
chrétien ; puis, élevant sa forte voix
aussi haut qu'il le put, il s'écria :
«Holà ! citoyens, holà ! à
mon aide... Ici, ici ! Au meurtre, au meurtre devant
votre temple ! au secours... afin que le meurtrier ne
puisse s'échapper ! ...»
En parlant ainsi, il plaça son pied sur la
poitrine de Glaucus... précaution vaine et
superflue... car, l'effet du breuvage se combinant avec
la chute, le Grec demeurait sans mouvement, insensible,
à l'exception de ses lèvres qui
laissaient sortir des sons vagues et
incohérents.
Tandis qu'il restait dans cette position, en attendant
l'arrivée de quelques citoyens, peut-être
éprouva-t-il quelque remords, quelque
pitié... car, en dépit de ses crimes, il
était homme... L'état inanimé de
Glaucus sans défense, ses paroles sans suite, sa
raison égarée, le touchèrent plus
que la mort d'Apaecidès... Il dit si bas
qu'à peine put-il l'entendre lui-même
:
|
«Pauvre argile ! pauvre raison humaine ! Où
est maintenant ton âme ? Je pourrais t'épargner,
ô rival... qui ne peux plus être un rival pour
moi... Mais la destinée doit avoir son cours ; ma
sûreté demande ce sacrifice.»
Puis, pour étouffer cette pitié
momentanée, il cria plus fort qu'auparavant ; et,
tirant de la ceinture de Glaucus le style qui y était
attaché, il le plongea dans le sang du malheureux
assassiné, et le posa à côté du
corps.
Alors arrivèrent plusieurs citoyens, empressés
et hors d'haleine ; quelques-uns avec des torches, que la
clarté de la lune ne rendait pas nécessaires,
mais qui flamboyaient d'une manière sinistre à
travers les arbres : ils entourèrent la place.
«Emportez ce corps, dit l'Egyptien, et emparez-vous du
meurtrier.»
Ils soulevèrent le corps, et grande fut leur horreur,
ainsi que leur sainte indignation, lorsqu'ils
découvrirent que cet être inanimé
était un prêtre de la vénérable et
adorée Isis ; mais leur surprise fut encore plus
grande quand ils virent que l'accusé était le
brillant Athénien si admiré par eux tous.
«Glaucus ! s'écrièrent les assistants
d'une commune voix. Est-ce croyable ? ...
- Je croirais plus volontiers, dit un homme à son
voisin, que c'est l'Egyptien lui-même.»
Un centurion se jeta dans la foule avec un air
d'autorité.
«Ah ! du sang versé ! dit-il. Quel est le
meurtrier ? » Les assistants montrèrent
Glaucus.
«Lui ! par Mars ! il a plutôt l'air d'une
victime. Qui l'accuse ?
- Moi ! » dit Arbacès en se redressant avec
fierté.
Et les joyaux qui garnissaient sa robe, resplendissant aux
yeux du digne guerrier, lui persuadèrent
aisément que c'était là un témoin
des plus honorables.
«Pardonnez-moi ; votre nom ? dit-il.
- Arbacès ; il est bien connu, je crois, à
Pompéi. En passant dans ce bosquet, j'ai vu ce Grec et
le prêtre ensemble : leur conversation était
très animée. Je fus frappé des
mouvements désordonnés du premier, de ses
gestes violents, de sa voix éclatante. Il me
paraissait ivre ou fou. Soudain je l'ai vu tirer son style...
Je me suis élancé, mais trop tard, pour
empêcher le coup. Il avait frappé deux fois sa
victime, et se penchait sur son corps, lorsque, dans mon
horreur et dans mon indignation, je l'ai jeté
violemment lui-même la face contre terre... Il est
tombé sans lutte, ce qui me fait supposer qu'il
n'était pas maître de ses sens lorsqu'il a
commis le crime : car, remis à peine d'une cruelle
maladie, le coup que j'ai porté était faible,
et surtout comparativement à la force du jeune
Glaucus, comme vous pouvez en juger.
- Ses yeux s'ouvrent, ses lèvres se meuvent, dit le
soldat. Parle, prisonnier ; que réponds-tu à
l'accusation ?
- L'accusation, ah ! ah ! Ce qui a été fait a
été bien fait... Lorsque la vieille
sorcière a dirigé son serpent sur moi... et que
Hécate se tenait là riant à mon
oreille... que pouvais-je faire ? Mais je suis souffrant...
je me sens défaillir... la langue du serpent m'a
mordu... Portez-moi dans mon lit... faites venir le
médecin... le vieil Esculape accourra lui-même
si vous dites que je suis Grec... Oh ! merci, merci ! je
brûle... Mon cerveau, la moelle de mes os... Je
brûle.»
Et, après un long et douloureux soupir,
l'Athénien tomba dans les bras des assistants.
«Il est en délire, dit l'officier avec
compassion ; et, dans son transport, il a frappé le
prêtre. Quelqu'un l'a-t-il vu aujourd'hui ?
- Moi, dit un des spectateurs. Je l'ai vu ce matin ; il a
passé devant ma boutique et il m'a accosté. Il
me paraissait bien portant et de sens rassis, comme le plus
calme d'entre nous.
- Et il n'y a pas une heure que je l'ai vu, ajouta un autre,
passant dans les rues et se parlant à lui-même
avec d'étranges gestes, absolument comme vient de le
dépeindre l'Egyptien.
- Confirmation du témoignage. Ce ne peut être
que la vérité. A tout événement,
il sera conduit chez le préteur. Cela fait vraiment
pitié ! Si jeune et si riche ! Mais le crime est
terrible ! Un prêtre d'Isis, en costume encore, et au
pied de notre plus ancienne chapelle ! »
Ces paroles mirent sous les yeux de la foule toute la force
du sacrilège que, dans le premier mouvement de sa
curiosité, elle n'avait pas entrevue : ce
n'était plus un crime ordinaire ; il y eut un
mouvement de pieuse horreur.
«Il n'est pas étonnant que la terre vienne
à trembler, dit quelqu'un, lorsqu'elle porte de tels
monstres !
- En prison ! en prison ! » crièrent-ils
tous.
Une voix, plus perçante que les autres, ajouta avec un
ton joyeux :
«Les bêtes ne manqueront pas d'un gladiateur
à présent.
Hurrah pour le joyeux joyeux spectacle ! »
C'était la voix de la jeune fille dont nous avons
rapporté la conversation avec Médon.
«C'est vrai, c'est vrai ; quelle chance pour les jeux ! » répétèrent plusieurs
voix.
Et toute pensée de miséricorde en faveur de
l'accusé sembla s'évanouir. Sa jeunesse, sa
beauté ne le rendaient que plus convenable pour
l'arène.
«Apportez quelques planches... ou une litière,
s'il y en a une ici près, pour y mettre le mort, dit
Arbacès. Un prêtre d'Isis ne saurait être
porté à son temple par de vulgaires mains,
comme un gladiateur massacré.»
Les assistants étendirent respectueusement le corps
d'Apaecidès sur le gazon, le visage tourné vers
le ciel, et quelques-uns d'entre eux se mirent en quête
de quelque moyen de transport, afin que le corps ne fût
pas touché par des mains profanes.
En ce moment la foule, violemment écartée par
un personnage vigoureux, livra passage à Olynthus, qui
se trouva près de l'Egyptien ; mais son premier coup
d'oeil, plein d'une douleur et d'une horreur inexprimables,
s'arrêta sur cette poitrine sanglante et sur ses
traits, où se peignait encore l'angoisse d'une mort
violente.
«Assassiné ! s'écria-t-il. Est-ce ton
zèle qui t'a conduit là ? Ont-ils
découvert ton noble dessein, et ta mort a-t-elle
prévenu leur honte ? »
Il tourna la tête, et ses yeux
s'arrêtèrent sur la figure solennelle de
l'Egyptien.
Pendant qu'il le regardait, vous auriez pu voir sur son
visage, et dans le léger tremblement de son corps, la
répugnance et l'aversion que le chrétien
ressentait pour un être qu'il savait si dangereux et si
criminel. C'était le regard de l'oiseau sur le
basilic, regard fixe et prolongé. Mais, sortant
soudain de cette espèce d'engourdissement qui l'avait
saisi, Olynthus étendit le bras vers Arbacès,
et dit d'une voix forte et hardie :
«On a assassiné ce jeune homme ! Où est
le meurtrier ? Réponds, Egyptien ; car, par le Dieu
vivant, je crois que c'est toi.»
Le sombre visage d'Arbacès s'altéra un instant
et exprima quelque inquiétude ; mais ce changement,
à peine perceptible, fut suivi d'une expression de
colère et de mépris ; la foule s'arrêta
surprise de la véhémence de l'accusation, et se
pressa autour de ces deux personnages qui devenaient les
principaux acteurs de la scène.
«Je sais, dit Arbacès, quel est mon accusateur,
et je devine pourquoi il m'interpelle ainsi. Citoyens, je
vous signale cet homme comme le plus fougueux des
Nazaréens, ou des chrétiens, je ne sais pas
bien comment on les appelle. Qu'y a-t-il d'étonnant
à ce qu'il ose accuser lui-même un Egyptien du
meurtre d'un prêtre d'Egypte ?
- Je le connais ! je connais ce chien ! crièrent
plusieurs voix. C'est Olynthus le chrétien, ou
plutôt l'athée... Il nie les dieux.
- Paix, frères ! reprit Olynthus avec dignité.
Ecoutez-moi. Ce prêtre d'Isis, assassiné, avait
embrassé le christianisme avant sa mort ; il m'avait
révélé les mystérieuses
débauches et les supercheries de ces Egyptiens, les
momeries et les impostures du temple d'Isis : il se
préparait à les faire connaître
publiquement. Lui, un étranger, inoffensif, sans
ennemis ! ... Qui a pu verser son sang, si ce n'est un de ceux
qui craignaient son témoignage ? et ce
témoignage, qui pouvait le redouter plus
qu'Arbacès l'Egyptien ?
- Vous l'entendez ? s'écria Arbacès ; vous
l'entendez... Il blasphème : demandez-lui s'il croit
à Isis.
- Comment croirais-je à un impur démon ? »
répondit audacieusement Olynthus.
Une longue rumeur et un frisson coururent dans
l'assemblée. Sans s'étonner, car il
était préparé depuis longtemps au
péril, et perdant même en ce moment toute
prudence, le chrétien continua :
«Arrière, idolâtres ! cette
dépouille n'est pas faite pour vos rites vains et
impurs... Elle nous appartient... Ce sont les serviteurs du
Christ qui doivent rendre les derniers devoirs à un
chrétien. Je réclame ses restes au nom du grand
Créateur qui a rappelé à lui ses
esprits.»
Ces mots furent prononcés d'une voix si solennelle et
si imposante, que la foule elle-même n'osa pas laisser
paraître la haine et l'exécration dont elle se
sentait pénétrée ; et jamais
peut-être, depuis que Lucifer et l'archange se
disputèrent le corps du grand législateur, il
n'y eut, pour le génie de la peinture, un sujet plus
frappant que celui qu'offrait cette scène.
Les arbres épais, la hauteur du temple voisin, la
lune, dont les rayons tombaient sur ce corps inanimé,
les torches éclairant çà et là le
fond de la scène, les expressions diverses des
assistants... l'Athénien soutenu, à peu de
distance, dans les bras de quelques-uns d'entre eux, et
surtout les deux figures imposantes d'Arbacès et du
chrétien : voilà le tableau. Arbacès,
qui dominait considérablement par la taille tous ceux
qui l'environnaient, se tenait les bras croisés, le
front sourcilleux, les yeux fixes, la lèvre
légèrement recourbée en signe de
défi et de dédain ; Olynthus portait, sur son
front ridé et fatigué, une majesté plus
imposante encore ; ses traits étaient
sévères, mais pleins de franchise ; son aspect
fier, mais ouvert : la tranquillité de tout son
être, empreint d'une ineffable bienveillance, inspirait
la sympathie et le respect qu'il semblait éprouver
pour les autres. Sa main gauche s'était
abaissée vers le corps ; sa main droite
s'élevait vers le ciel.
Le centurion s'avança de nouveau.
«D'abord, as-tu, Olynthus, ou quel que soit ton nom,
quelque autre preuve de l'accusation que tu portes contre
Arbacès, que ton vague soupçon ? »
Olynthus garda le silence. L'Egyptien sourit avec
mépris.
«Réclames-tu le corps d'un prêtre d'Isis
comme appartenant à la secte des Nazaréens ou
des chrétiens ?
- Je le fais.
- Jure par le temple, par cette statue de Cybèle, par
le sacellum le plus ancien de Pompéi, que le mort
avait embrassé votre foi.
- Homme insensé ! Je désavoue vos idoles ; j'abhorre vos temples. Comment puis-je jurer par
Cybèle ?
- A bas, à bas l'athée ! à bas ! La
terre s'ouvrira pour nous engloutir, si nous souffrons de
pareils blasphémateurs dans le bosquet sacré ! ... à bas ! ... Mort à cet homme ! ...
- Aux bêtes ! ajouta une voix de femme au milieu de la
foule. Nous avons maintenant un morceau pour le lion, un
autre pour le tigre.
- Si tu ne crois pas à Cybèle, Nazaréen,
reprit le soldat sans s'émouvoir des cris de la foule,
auquel de nos dieux crois-tu ?
- A aucun.
- Ecoutez-le, écoutez, cria la foule.
- Hommes vains et aveugles, poursuivit le chrétien en
élevant la voix ! Pouvez-vous croire à des
images de bois et de pierre ? ... pouvez-vous vous imaginer
qu'elles ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre,
des mains pour vous secourir. Cette muette idole,
taillée par la main d'un homme, est-elle une
déesse ? a-t-elle créé le genre humain ? Elle a été faite par les humains au contraire.
Soyez donc convaincus de sa nullité et de votre
folie.»
Il dit, s'élança vers le temple, et, avant
qu'un des assistants pût s'opposer à son
dessein, poussé par sa pitié pour eux ou par
son zèle, il renversa la statue de bois de son
piédestal.
«Voyez, s'écria-t-il, votre statue ne peut se
venger elle-même... Est-ce là une chose digne
d'un culte ? »
On ne lui permit pas d'en dire davantage. Un si grand et si
audacieux sacrilège, dans un temple des plus
vénérés, mit au comble l'horreur et la
rage dans l'assemblée : la foule, d'un commun accord,
se précipita sur lui, le saisit, et, sans
l'intervention de l'officier, l'aurait mis en
pièces.
«Paix ! s'écria le centurion avec
autorité ; emmenons cet insolent blasphémateur
devant le tribunal compétent... il y a
déjà assez de temps perdu comme cela...
conduisons les deux coupables aux magistrats... placez le
corps du prêtre dans une litière et portez-le
à sa demeure.»
Le prêtre d'Isis se montra alors :
«Je réclame ces restes, dit-il, selon la coutume
et le droit des prêtres.
- Qu'on obéisse au flamine ! dit le centurion. Comment
est le meurtrier ?
- Insensible ou endormi.
- Si son crime était moins grave, je pourrais le
plaindre. Allons.»
Arbacès, en se retournant, rencontra le regard du
prêtre d'Isis : c'était Calénus. Il y
avait dans ce regard quelque chose de si significatif et de
si sinistre, que l'Egyptien se dit à lui-même :
«A-t-il donc été témoin du fait ? »
Une jeune fille sortit de la foule et regarda en face
Olynthus. «Par Jupiter, dit-elle, voilà un
homme... je vous l'ai dit, nous aurons quelqu'un pour le
tigre, nous aurons une victime pour chaque bête ! ...
- Oh ! oui, s'écria la foule, un homme pour le lion,
un autre pour le tigre ! Quelle chance ! Io, Paean ! »
|
|
(1) De
ce style provient sans doute le stylet des
Italiens.
|
|