Livre IV, chapitre 8

Chapitre 7 Sommaire Chapitre 9

Funérailles classiques

Pendant qu'Arbacès prenait toutes ces mesures, le chagrin et la mort étaient dans la maison d'Ione. C'était le lendemain matin que les funérailles solennelles devaient avoir lieu en l'honneur de la dépouille mortelle d'Apaecidès. Le corps avait été apporté du temple d'Isis chez la plus proche parente du défunt. Ione avait appris à la fois la mort de son frère et l'accusation portée contre son amant. Le premier transport de douleur qui absorbe l'esprit dans la douleur même, et le silence de ses esclaves, qui avaient peur de redoubler sa peine, ne lui avaient pas laissé l'occasion d'apprendre tous les détails du sort de Glaucus.

Joseph M. Gleeson, 1891

Elle ignorait sa maladie, son délire, le procès qui l'attendait ; elle n'avait appris que l'accusation, qu'elle avait repoussée avec une âme indignée. Dès qu'elle sut qu'Arbacès était l'accusateur, elle fut immédiatement convaincue que l'Egyptien était lui-même le criminel. Mais la grande importance que les anciens attachaient aux cérémonies funèbres d'un parent, et les soins nombreux réclamés par ces cérémonies, avaient jusqu'à ce moment emprisonné sa douleur et ses convictions dans la chambre où le mort avait été déposé. Hélas ! il ne lui avait pas été permis d'accomplir ce tendre et touchant office qui impose au plus proche parent de recueillir, s'il est possible, le dernier souffle, l'âme fugitive d'un être chéri ; mais il lui appartenait de fermer ces yeux immobiles, ces lèvres muettes ; de veiller près de cette argile sacrée qui, baignée avec soin et couverte de précieux parfums, était couchée sur un lit d'ivoire et revêtue d'habits pompeux ; il lui appartenait de joncher ce lit de verdure et de fleurs, et de renouveler la branche de cyprès devant le seuil de sa porte. Dans ces douloureux devoirs, dans ces lamentations et dans ces prières, Ione s'oublia elle-même. C'était une des coutumes les plus anciennes de l'antiquité d'enterrer un jeune homme au point du jour : car, s'étudiant à offrir les plus douces interprétations de la mort, on se figurait poétiquement que l'Aurore, qui aimait les jeunes gens, les enlevait dans ses bras comme une céleste maîtresse ; et quoique, dans cette occasion, la fable ne pût s'appliquer au prêtre assassiné, on n'en suivait pas moins l'usage (1).

Les étoiles commençaient à abandonner une à une les cieux, qui prenaient une teinte grisâtre, et la nuit se retirait lentement devant le jour, lorsqu'un groupe sombre apparut immobile à la porte d'Ione. Des torches longues et minces, rendues plus pâles par la lueur naissante du matin, répandaient leurs lumières sur des physionomies diverses, qui avaient toutes néanmoins la même expression solennelle et attentive. Alors s'éleva une lente et triste musique, d'accord avec la cérémonie, et dont les sons retentirent à travers les rues solitaires, pendant que des femmes (ces Prceficce si souvent citées par les poètes romains), chantant en choeur, accompagnaient des paroles suivantes les flûtes tibérines et mysiennes.

CHANT DES FUNERAILLES

I

Sur le triste seuil où se penche
Le morne cyprès, dont la branche
Remplace la fleur des amours,
Nous voilà. Notre voix t'invite,
Sombre voyageur au Cocyte ;
Du dernier chemin suis le cours.
Des ombres le vaporeux groupe
T'attend au palais de la nuit,
Le noir fleuve emplira ta coupe,
Le fleuve qu'on passe sans bruit.

II

Dans ces lieux où le sort t'envoie,
Pour toi ni nuit ni jour de joie !
Adieu le rire et les plaisirs.
Là, tu verras les Danaïdes,
Titan et ses vautours avides,
Tantale aux impuissants désirs.
Là, Sisyphe roule sa pierre
Au haut de l'éternel rocher ;
Viens donc ! sur la sombre rivière
Déjà t'attend le vieux nocher (2).

III

C'est là, dans ce pâle royaume,
Qu'il faut descendre, ô cher fantôme ;
Tu deviens sujet de Pluton.
Que notre amitié te protège,
Nous voulons te faire un cortège
Digne de ton rang, de ton nom :
La torche brille, impatiente,
Accours, toi qui conduis le deuil ;
Pluton ne connaît pas l'attente,
La mort t'appelle en son cercueil.

Quand le chant fut terminé, le groupe se sépara en deux, et le corps d'Apaecidès, placé sur un lit recouvert d'une tenture de pourpre, sortit de la maison les pieds devant. Le designator, ou directeur de la triste cérémonie, accompagné de ses porteurs de torches, vêtus de noir, donna le signal, et la procession s'avança solennellement.

D'abord venaient les musiciens, jouant une marche grave ; les sons mélancoliques et peu élevés des instruments étaient interrompus de temps à autre par les éclats des trompettes funéraires ; les pleureurs gagés suivaient les musiciens en chantant leurs chants funèbres ; des voix de femmes étaient mêlées à des voix d'enfants dont l'âge tendre rendait encore plus frappant le contraste de la vie et de la mort, ce qu'on aurait pu comparer à la feuille fraîche et à la feuille flétrie : mais les acteurs, les bouffons et l'archimime (dont l'office était de représenter le défunt), ces assistants des convois ordinaires, avaient été bannis des funérailles du jeune homme auxquelles se rattachaient de si douloureuses circonstances.

Les prêtres d'Isis apparaissaient ensuite, avec leurs blanches robes, nu-pieds et tenant des gerbes de blé ; on portait devant le corps les images du décédé et celles de ses ancêtres athéniens. Derrière la bière, au milieu de ses femmes, s'avançait la seule parente du mort, la tête nue, les cheveux dénoués, la figure plus pâle que le marbre, mais cependant tranquille et calme, sauf lorsque, par moments, la musique réveillait dans son cœur quelque tendre souvenir et la faisait sortir de cette léthargie où la plongeait la douleur ; elle se couvrait alors le visage de ses mains et soupirait à l'insu de la foule ; car son chagrin évitait le bruit, les lamentations à haute voix, les gestes exagérés, qui caractérisent ceux dont la douleur est moins sincère : à cette époque, comme à la nôtre, le torrent des profondes tristesses coulait lentement et sans bruit.

La procession marcha ainsi à travers les rues, passa la porte de la cité et gagna la place des tombeaux, située loin des murs, et que le voyageur voit encore.

Le bûcher funéraire, élevé en forme d'autel et fait de bois de sapin non dépouillé, dans les interstices duquel on avait placé des matières combustibles, se dressait au milieu de sombres cyprès, que la poésie a consacrés depuis longtemps aux tombeaux.

Dès que la bière eut été placée sur le bûcher, le cortège se sépara et Ione s'avança vers le lit ; là, elle resta quelques moments immobile et silencieuse devant l'insensible dépouille. Les traits du mort avaient perdu le caractère que leur avait donné une mort violente : la terreur et le doute, la lutte de la passion, le respect de la religion, le combat du passé et du présent, l'espérance et la crainte de l'avenir, tous ces sentiments qui avaient agité et désolé l'âme de ce jeune aspirant à la sainteté, n'avaient laissé aucune trace sur son visage ; on n'y voyait plus que la sérénité d'un front impénétrable et d'une bouche muette. Sa soeur le regarda, et la foule ne fit plus entendre le plus léger son. Le silence d'Ione était à la fois terrible et doux, et, lorsqu'elle le rompit, ce fut d'une manière brusque, avec un cri sauvage et passionné, le cri d'un désespoir longtemps contenu :

«Mon frère ! mon frère ! s'écria la pauvre orpheline en se jetant sur son lit ; toi qui n'aurais pas foulé le ver de terre sur son chemin, quel ennemi pouvais-tu provoquer ? Oh ! tout ceci est-il bien vrai ? Eveille, éveille-toi ! Nous avons grandi ensemble, et nous voilà séparés ! Tu n'es pas mort ! Tu dors ; éveille-toi ! »

L'accent de sa voix désolée remua la sympathie des pleureurs à gages, qui poussèrent leurs cris, leurs gémissements accoutumés ; ce bruit fit tressaillir Ione et la rappela à elle-même. Elle jeta autour d'elle un regard timide et confus, comme si elle s'apercevait pour la première fois de la présence de la foule qui l'environnait.

«Ah ! murmura-t-elle avec un frisson, nous ne sommes donc pas seuls ! »

Après un court intervalle, elle se releva, et son pâle et beau visage parut calme et sévère. D'une main tremblante et pieuse elle ouvrit les yeux d'Apaecidès (3); mais quand cet oeil terne, où ne rayonnaient plus l'amour et la vie, rencontra le sien, elle jeta un cri, comme si elle avait vu un spectre. Se remettant ensuite, elle baisa à plusieurs reprises les yeux, la bouche, le front du défunt, et reçut des mains du grand prêtre d'Isis une torche funéraire qu'elle agita en quelque sorte sans avoir la conscience de son action.

Les éclats soudains de la musique et les chants des pleureuses annoncèrent la naissance de la flamme purifiante.

Joseph M. Gleeson, 1891

HYMNE AU VENT

I

O vent, sur ton lit de nuages,
Réveille-toi ; vent doux et cher,
Accours soudain sur nos rivages,
Fils de l'Eurus ou de l'Auster !
Fusses-tu l'enfant de Borée,
Que la mer du Nord voit courir,
Ton haleine sera sacrée,
Comme l'haleine du zéphyr.

II

Nos encensoirs, sur ton passage,
Répandront des parfums jaloux,
Jamais Tempé, dans son bocage,
N'a pu t'en offrir de plus doux.
Tu croiras voir Chypre sourire
Aux feux d'un soleil indulgent ;
Le nard, et la casse et la myrrhe,
Vont embaumer tes pieds d'argent.

III

Source de tout ce qui respire,
Air éternel, nous t'attendons ;
Reprends, remporte en ton empire,
Cette âme humaine, un de tes dons.
Monte, monte, brillante flamme,
Brûle ce corps ; il est à toi ;
Mais à l'air appartient notre âme,
Car chaque élément a sa loi.

IV

Il vient, il vient, le vent s'avance,
Il murmure autour du bûcher ;
Sur ses ailes il se balance,
A la flamme il court s'attacher.
Vent, feu, luttez, luttez ensemble
Comme des serpents furieux ;
Séparez ce qui vous ressemble...
Lutte de la terre et des cieux !

V

Que l'encens remplisse l'espace !
Faites entendre un plus doux son !
Sur cette terre, où l'homme passe,
Son âme habite une prison.
Ainsi, te voilà délivrée
De l'esclavage où tu dormais !
Grâce au bûcher, âme épurée,
Te voilà libre pour jamais !

VI

Ame remontée à ta source,
Désormais pour toi plus de fers !
Des vents tu peux suivre la course,
Sur le vaste océan des airs.
Dans l'élysée aux frais ombrages,
Tu vas donc errer à ton tour ;
Quand pourrons-nous, auprès des sages,
Te rejoindre en ce beau séjour !



Joseph M. Gleeson, 1891

Alors s'éleva très haut dans les airs la flamme odoriférante, en se mêlant aux premières lueurs de l'aurore ; elle jeta un lumineux éclat à travers les obscurs cyprès ; elle s'élança au-dessus des murs de la cité voisine, et le pêcheur matinal tressaillit en voyant une couleur rougeâtre se répandre sur la mer endormie.

Mais Ione s'était assise à part et seule, et, appuyant sa figure sur ses mains, elle ne voyait pas la flamme, elle n'entendait pas les lamentations de la musique ; elle n'éprouvait qu'un seul sentiment, celui de son isolement ; elle n'avait pas encore eu le temps d'arriver à cette consolante idée qui nous persuade que nous ne restons pas seuls, que les morts peuvent être avec nous.

La brise aida rapidement à l'effet des combustibles placés dans le bûcher. Peu à peu la flamme baissa, diminua, s'obscurcit et puis s'éteignit lentement, après quelques lueurs brusques et inégales, emblème de la vie elle-même. Où tout était, quelques moments auparavant, lumière et mouvement, il ne restait plus que des cendres brûlantes.

Les assistants éteignirent les dernières étincelles et recueillirent les cendres ; les restes du défunt, trempés dans les vins les plus rares et les parfums les plus précieux, furent enfermés dans une urne d'argent que l'on inséra soigneusement dans l'un des tombeaux qui bordaient la route ; on déposa en même temps la petite fiole pleine de larmes et la pièce de monnaie que la poésie consacrait encore au sombre nocher ; le tombeau se couvrit de fleurs et de guirlandes ; les encensoirs fumèrent sur l'autel et de nombreuses lampes furent allumées autour de la tombe.

Le lendemain, lorsque le prêtre revint y apporter de nouvelles offrandes, il s'aperçut qu'aux reliques de la superstition païenne une main inconnue avait ajouté une branche verte de palmier. Il ne l'ôta pas, parce qu'il ignorait que ce fût l'emblème funéraire du christianisme.

Les cérémonies que nous venons de décrire étant terminées, une des praeficae aspergea trois fois les assistants avec la branche purifiante de laurier, en prononçant ce mot : Ilicet ; (vous pouvez vous retirer) et tout fut fini.

Le cortège, avant de s'éloigner, prononça encore, à plusieurs reprises et en pleurant, ce touchant adieu : Salve, aeternum ! et, pendant qu'Ione était encore là, commença le chant suivant qui accompagnait le départ :

SALVE AETERNUM

I

Arme fugitive, urne sainte,
Pour la dernière fois, adieu.
Vous avez reçu notre plainte,
Et nous allons quitter ce lieu !
Nous aussi, les rapides heures,
Nous conduiront au sombre bord.
Nous verrons les tristes demeures.
Tombe, adieu : salut, jeune mort !

II

Ilicet : Notre cœur fidèle
En un tombeau vivant aussi,
Emporte ton âme éternelle
Avec les cendres que voici !
Le deuil dans le cœur se célèbre
Sans l'eau lustrale et sans le feu ;
La mémoire, au banquet funèbre,
Prononce en pleurs le triste Adieu !

III

Ilicet : Sur la rive sombre,
Tu te souviendras de nos pleurs ;
Nos gémissements, ô jeune ombre,
Sauront consoler tes douleurs.
Si l'amour est court dans la vie,
Il est éternel dans la mort ;
La rose est promptement ravie,
Le cyprès reste vert et fort.



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(1)  C'était un usage plutôt grec que romain ; mais le lecteur remarquera que, dans les villes de la Grande Grèce, les coutumes et les superstitions des Grecs s'étaient mêlées à celles des Romains.

(2)  Le lecteur le plus étourdi a à peine besoin qu'on lui rappelle que le mort ne peut traverser le Styx qu'après l'accomplissement des rites funéraires.

(3)  Pline, II, 37.