Livre IV, chapitre 8 |
Funérailles classiques
Elle ignorait sa maladie, son délire, le
procès qui l'attendait ; elle n'avait appris que
l'accusation, qu'elle avait repoussée avec une
âme indignée. Dès qu'elle sut
qu'Arbacès était l'accusateur, elle fut
immédiatement convaincue que l'Egyptien était
lui-même le criminel. Mais la grande importance que les
anciens attachaient aux cérémonies
funèbres d'un parent, et les soins nombreux
réclamés par ces cérémonies,
avaient jusqu'à ce moment emprisonné sa douleur
et ses convictions dans la chambre où le mort avait
été déposé. Hélas ! il ne
lui avait pas été permis d'accomplir ce tendre
et touchant office qui impose au plus proche parent de
recueillir, s'il est possible, le dernier souffle,
l'âme fugitive d'un être chéri ; mais il
lui appartenait de fermer ces yeux immobiles, ces
lèvres muettes ; de veiller près de cette
argile sacrée qui, baignée avec soin et
couverte de précieux parfums, était
couchée sur un lit d'ivoire et revêtue d'habits
pompeux ; il lui appartenait de joncher ce lit de verdure et
de fleurs, et de renouveler la branche de cyprès
devant le seuil de sa porte. Dans ces douloureux devoirs,
dans ces lamentations et dans ces prières, Ione
s'oublia elle-même. C'était une des coutumes les
plus anciennes de l'antiquité d'enterrer un jeune
homme au point du jour : car, s'étudiant à
offrir les plus douces interprétations de la mort, on
se figurait poétiquement que l'Aurore, qui aimait les
jeunes gens, les enlevait dans ses bras comme une
céleste maîtresse ; et quoique, dans cette
occasion, la fable ne pût s'appliquer au prêtre
assassiné, on n'en suivait pas moins l'usage (1).
Les étoiles commençaient à abandonner
une à une les cieux, qui prenaient une teinte
grisâtre, et la nuit se retirait lentement devant le
jour, lorsqu'un groupe sombre apparut immobile à la
porte d'Ione. Des torches longues et minces, rendues plus
pâles par la lueur naissante du matin,
répandaient leurs lumières sur des physionomies
diverses, qui avaient toutes néanmoins la même
expression solennelle et attentive. Alors s'éleva une
lente et triste musique, d'accord avec la
cérémonie, et dont les sons retentirent
à travers les rues solitaires, pendant que des femmes
(ces Prceficce si souvent citées par les poètes
romains), chantant en choeur, accompagnaient des paroles
suivantes les flûtes tibérines et mysiennes.
CHANT DES
FUNERAILLES |
Quand le chant fut terminé, le groupe se
sépara en deux, et le corps d'Apaecidès,
placé sur un lit recouvert d'une tenture de pourpre,
sortit de la maison les pieds devant. Le designator,
ou directeur de la triste cérémonie,
accompagné de ses porteurs de torches, vêtus de
noir, donna le signal, et la procession s'avança
solennellement.
D'abord venaient les musiciens, jouant une marche grave ; les
sons mélancoliques et peu élevés des
instruments étaient interrompus de temps à
autre par les éclats des trompettes funéraires ; les pleureurs gagés suivaient les musiciens en
chantant leurs chants funèbres ; des voix de femmes
étaient mêlées à des voix
d'enfants dont l'âge tendre rendait encore plus
frappant le contraste de la vie et de la mort, ce qu'on
aurait pu comparer à la feuille fraîche et
à la feuille flétrie : mais les acteurs, les
bouffons et l'archimime (dont l'office était de
représenter le défunt), ces assistants des
convois ordinaires, avaient été bannis des
funérailles du jeune homme auxquelles se rattachaient
de si douloureuses circonstances.
Les prêtres d'Isis apparaissaient ensuite, avec leurs
blanches robes, nu-pieds et tenant des gerbes de blé ; on portait devant le corps les images du
décédé et celles de ses ancêtres
athéniens. Derrière la bière, au milieu
de ses femmes, s'avançait la seule parente du mort, la
tête nue, les cheveux dénoués, la figure
plus pâle que le marbre, mais cependant tranquille et
calme, sauf lorsque, par moments, la musique
réveillait dans son cœur quelque tendre souvenir et
la faisait sortir de cette léthargie où la
plongeait la douleur ; elle se couvrait alors le visage de
ses mains et soupirait à l'insu de la foule ; car son
chagrin évitait le bruit, les lamentations à
haute voix, les gestes exagérés, qui
caractérisent ceux dont la douleur est moins
sincère : à cette époque, comme à
la nôtre, le torrent des profondes tristesses coulait
lentement et sans bruit.
La procession marcha ainsi à travers les rues, passa
la porte de la cité et gagna la place des tombeaux,
située loin des murs, et que le voyageur voit
encore.
Le bûcher funéraire, élevé en
forme d'autel et fait de bois de sapin non
dépouillé, dans les interstices duquel on avait
placé des matières combustibles, se dressait au
milieu de sombres cyprès, que la poésie a
consacrés depuis longtemps aux tombeaux.
Dès que la bière eut été
placée sur le bûcher, le cortège se
sépara et Ione s'avança vers le lit ; là, elle resta quelques moments immobile et
silencieuse devant l'insensible dépouille. Les traits
du mort avaient perdu le caractère que leur avait
donné une mort violente : la terreur et le doute, la
lutte de la passion, le respect de la religion, le combat du
passé et du présent, l'espérance et la
crainte de l'avenir, tous ces sentiments qui avaient
agité et désolé l'âme de ce jeune
aspirant à la sainteté, n'avaient laissé
aucune trace sur son visage ; on n'y voyait plus que la
sérénité d'un front
impénétrable et d'une bouche muette. Sa soeur
le regarda, et la foule ne fit plus entendre le plus
léger son. Le silence d'Ione était à la
fois terrible et doux, et, lorsqu'elle le rompit, ce fut
d'une manière brusque, avec un cri sauvage et
passionné, le cri d'un désespoir longtemps
contenu :
«Mon frère ! mon frère ! s'écria
la pauvre orpheline en se jetant sur son lit ; toi qui
n'aurais pas foulé le ver de terre sur son chemin,
quel ennemi pouvais-tu provoquer ? Oh ! tout ceci est-il bien
vrai ? Eveille, éveille-toi ! Nous avons grandi
ensemble, et nous voilà séparés ! Tu
n'es pas mort ! Tu dors ; éveille-toi ! »
L'accent de sa
voix désolée remua la sympathie des
pleureurs à gages, qui poussèrent leurs
cris, leurs gémissements accoutumés ; ce
bruit fit tressaillir Ione et la rappela à
elle-même. Elle jeta autour d'elle un regard
timide et confus, comme si elle s'apercevait pour la
première fois de la présence de la foule
qui l'environnait. |
Joseph M. Gleeson, 1891 |
HYMNE AU VENT III |
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Alors s'éleva très haut dans les airs
la flamme odoriférante, en se mêlant aux
premières lueurs de l'aurore ; elle jeta un
lumineux éclat à travers les obscurs
cyprès ; elle s'élança au-dessus
des murs de la cité voisine, et le pêcheur
matinal tressaillit en voyant une couleur
rougeâtre se répandre sur la mer
endormie. |
Les assistants éteignirent les dernières
étincelles et recueillirent les cendres ; les restes
du défunt, trempés dans les vins les plus rares
et les parfums les plus précieux, furent
enfermés dans une urne d'argent que l'on inséra
soigneusement dans l'un des tombeaux qui bordaient la route ; on déposa en même temps la petite fiole pleine
de larmes et la pièce de monnaie que la poésie
consacrait encore au sombre nocher ; le tombeau se couvrit de
fleurs et de guirlandes ; les encensoirs fumèrent sur
l'autel et de nombreuses lampes furent allumées autour
de la tombe.
Le lendemain, lorsque le prêtre revint y apporter de
nouvelles offrandes, il s'aperçut qu'aux reliques de
la superstition païenne une main inconnue avait
ajouté une branche verte de palmier. Il ne l'ôta
pas, parce qu'il ignorait que ce fût l'emblème
funéraire du christianisme.
Les cérémonies que nous venons de
décrire étant terminées, une des
praeficae aspergea trois fois les assistants avec la
branche purifiante de laurier, en prononçant ce mot :
Ilicet ; (vous pouvez vous retirer) et tout fut
fini.
Le cortège, avant de s'éloigner,
prononça encore, à plusieurs reprises et en
pleurant, ce touchant adieu : Salve, aeternum ! et,
pendant qu'Ione était encore là,
commença le chant suivant qui accompagnait le
départ :
SALVE AETERNUM |
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