Livre IV, chapitre 7

Chapitre 6 Sommaire Chapitre 8

Dans lequel le lecteur apprend la position de Glaucus. - L'amitié mise à l'épreuve. - L'inimitié adoucie. - L'amour toujours le même, parce que l'amour est aveugle

La nuit était déjà avancée, et les endroits où les gais habitants de Pompéi avaient l'habitude de se réunir étaient encore remplis par la foule. On aurait pu observer sur le visage des différents oisifs une expression plus sérieuse que d'habitude. On s'entretenait pas groupes nombreux, comme si l'on eût cherché à rendre moins vive, par cet échange, l'anxiété moitié pénible, moitié agréable, qui résultait du sujet de la conversation. C'était un sujet de vie et de mort.

Un jeune homme passa vivement à côté du gracieux portique du temple de la Fortune, si vivement même qu'il heurta avec assez de force la rotondité majestueuse du respectable Diomède, qui se retirait à sa maison du faubourg.

«Holà ! cria le marchand en reprenant avec quelque peine son équilibre ; est-ce que vous n'y voyez pas clair, ou pensez-vous que je suis insensible ? Par Jupiter ! vous avez failli chasser de mon corps le souffle divin qui l'anime ; un autre choc de cette force, et mon âme irait parmi les ombres.

- Ah ! Diomède ! est-ce vous ? pardonnez à ma maladresse ; j'étais absorbé dans la méditation des vicissitudes de la fortune. Notre pauvre ami Glaucus, ah ! qui l'aurait pensé ?

- Je vous excuse ; mais dites-moi, Claudius, sera-t-il réellemment renvoyé devant le sénat ?

- Oui ; on dit que son crime est d'une nature extraordinaire, que le sénat seul peut le juger, de sorte que les licteurs doivent le poursuivre formellement (1).

- Il a donc été accusé publiquement ?

- Assurément ! ... Où êtes-vous donc allé pour n'en rien savoir ?

- Je reviens de Néapolis, où je suis allé pour affaire le lendemain même de son crime... Quelle chose affreuse ! et quand je songe qu'il était chez moi le soir même !

- On ne peut douter de sa culpabilité, dit Claudius en haussant les épaules, et, comme ces crimes prennent le pas sur les peccadilles sans importance, on prononcera la sentence avant les jeux.

- Les jeux ? ô dieux tout-puissants ! répliqua Diomède ; est-ce qu'on le condamnerait aux bêtes, lui si jeune, si riche ?

- Oui, mais ce n'est qu'un Grec ; s'il était Romain, ce serait mille fois plus fâcheux. On peut supporter ces étrangers dans la prospérité ; mais dans l'adversité, nous ne devons pas oublier que ce ne sont en réalité que des esclaves. Cependant nous autres, qui appartenons aux classes supérieures, nous avons le cœur facile à attendrir ; et, si son sort dépendait de nous, il s'en tirerait mieux : car, entre nous, qu'est-ce qu'un prêtre d'Isis ? ... qu'est-ce qu'Isis elle-même ? Mais le vulgaire est superstitieux ; on demande le sang du sacrilège ! il est dangereux de ne pas accorder quelque chose à l'opinion publique.

- Et le blasphémateur ! le chrétien, le Nazaréen, l'autre enfin, de quelque nom que vous l'appeliez ?

- Oh ! le pauvre chien ! s'il veut sacrifier à Cybèle ou à Isis, on lui pardonnera... sinon, il appartient au tigre, du moins je le suppose ; mais le procès en décidera. Nous parlons pendant que les urnes sont encore vides, et le Grec peut encore échapper au terrible Q de son alphabet (2) ; mais c'est assez sur ce sujet. Comment va la belle Julia ?

- Bien, j'imagine.

- Rappelez-moi à son souvenir, je vous prie. Ecoutez un peu : cette porte crie sur ses gonds. C'est celle de la maison du préteur. Qui en sort ? Par Pollux ! c'est l'Egyptien... Quelle affaire peut-il avoir avec notre magistrat ?

- Quelque conférence à propos du meurtrier, sans aucun doute, répliqua Diomède ; mais quel a pu être le motif du crime ? Glaucus allait épouser la soeur du prêtre.

- Oui : quelques personnes prétendent qu'Apaecidès s'opposait à cette alliance ; il y a eu une querelle subite. Glaucus était évidemment ivre ; il était même tellement privé de raison, qu'il s'est laissé prendre sans résistance, et l'on m'a assuré qu'il est encore dans le délire, délire inspiré par le vin, la terreur, le remords, les furies ou les bacchanales, je ne puis le dire.

- Pauvre garçon ! ... a-t-il un bon avocat ?

- Le meilleur... Caius Pollion, un garçon de talent. Pollion a engagé à prix d'argent tous les patriciens pauvres, tous les prodigues bien nés de Pompéi, à revêtir leurs vieux habits râpés, et à venir protester de leur amitié en faveur de Glaucus, qui ne leur aurait pas adressé la parole pour un empire, je dois lui rendre cette justice, car c'était un homme du grand monde dans le choix de ses connaissances. Ces gens-là vont tâcher d'attendrir les citoyens sur son sort, mais ils ne le pourront pas. Isis est très populaire en ce moment.

- A propos ! j'ai quelques marchandises d'Alexandrie ; on doit protéger Isis.

- Oui. Adieu donc, mon digne ami, nous nous reverrons bientôt... sinon, nous ferons un petit pari à l'amphithéâtre. Tous mes calculs ont été renversés par cette fâcheuse aventure de Glaucus ; il avait parié pour Lydon le gladiateur... il faudra que je remplisse mes tablettes autre part... Vale ! »

Claudius, laissant Diomède, moins agile que lui, regagner sa maison de campagne, continua son chemin en fredonnant un air grec, et en parfumant la nuit des senteurs qui s'exhalaient de ses vêtements blancs comme la neige et de ses cheveux flottants !

«Si Glaucus, pensait-il, est la proie du lion, Julia n'aura rien de mieux à faire que de m'aimer ; je deviendrai à coup sûr son préféré... et ainsi, je le suppose, je puis arriver à l'épouser ; mais par les dieux ! les douze signes commencent à me manquer... les hommes me regardent aux doigts d'un air soupçonneux, lorsque je remue le cornet. Cet infernal Salluste leur insinue que je triche... et, si l'on venait à découvrir que mes dés d'ivoire sont pipés, adieu les bons soupers et les billets parfumés... Claudius serait perdu ! Il vaut mieux me marier pendant qu'il en est temps encore, renoncer au jeu, et pousser ma fortune, ou plutôt celle de la belle Julia, à la cour impériale.»

Se livrant ainsi aux rêves de son ambition, si l'on peut donner ce nom aux projets de Claudius, le joueur se sentit arrêté par quelqu'un ; il se retourna et reconnut le sombre Arbacès.

«Salut, noble Claudius ! Pardonnez-moi d'interrompre vos pensées ; veuillez m'indiquer, je vous prie, la maison de Salluste.

- Elle est à quelques pas d'ici, sage Arbacès ; mais Salluste reçoit-il ce soir ?

- Je n'en sais rien, répondit l'Egyptien, et je ne suis pas de ceux qu'il aimerait probablement à avoir pour compagnons ; mais vous savez que c'est dans sa maison qu'on a porté Glaucus, le meurtrier ?

- Ah ! ce bon cœur d'épicurien ! il croit à l'innocence du Grec. Vous me rappelez en effet qu'il l'a cautionné, et que, jusqu'au procès, il est responsable de sa comparution (3). La maison de Salluste vaut mieux en effet qu'une prison, surtout que ce misérable trou de forum. Mais pourquoi vous, cherchez-vous Glaucus ?

- Pourquoi ? si nous pouvions, noble Claudius, lui épargner l'exécution, ce serait fort heureux. La condamnation d'un homme riche est un coup porté à la société elle-même ; je voudrais causer avec lui, car on assure qu'il a recouvré ses sens, afin de bien connaître les motifs de son crime ; il y aura peut-être des circonstances atténuantes à faire valoir en sa faveur.

- Vous êtes bienveillant, Arbacès.

- La bienveillance est le devoir de celui qui aspire à la sagesse, répliqua l'Egyptien avec modestie. Quel chemin conduit à la demeure de Salluste ?

- Je vais vous la montrer, répondit Claudius, si vous voulez, me permettre de vous accompagner quelques instants. Mais, dites-moi, que devient la pauvre fille qui allait épouser l'Athénien, la soeur du prêtre assassiné ?

- Hélas ! elle a presque perdu la raison... quelquefois elle exhale des imprécations contre le meurtrier, puis elle s'interrompt tout à coup, elle crie : « «Mais pourquoi le maudire ? ô mon frère ! Glaucus n'est pas ton assassin ! Je ne le croirai jamais.» Elle recommence, elle s'interrompt de nouveau, elle murmure avec effroi : «Si c'était lui pourtant ! »

- Malheureuse Ione !

- Mais il est heureux pour elle que les devoirs solennels que la religion ordonne de rendre aux morts aient gravement détourné son attention d'elle-même et de Glaucus ; dans la douleur où elle est plongée, elle semble à peine se souvenir que Glaucus est arrêté et à la veille d'un procès. Lorsque les honneurs funèbres auront été rendus à Apaecidès, son appréhension reviendra, et alors, je crains beaucoup que ses amis ne soient révoltés de la voir voler au secours du meurtrier de son frère.

- Il faut prévenir un tel scandale.

- Je pense que j'ai pris quelques précautions utiles à cet égard : je suis son tuteur, et j'ai obtenu la permission de l'emmener chez moi, après les funérailles d'Apaecidès ; là, s'il plaît aux dieux, elle sera en sûreté.

- Vous avez bien fait, sage Arbacès ; mais voici la maison de Salluste. Que les dieux vous gardent ! Un mot encore, Arbacès pourquoi paraissez-vous en général si sombre et si insociable ? On assure que vous savez être gai comme un autre à l'occasion... laissez-moi vous initier aux plaisirs de Pompéi... je me flatte que personne ne les connaît mieux que moi !

- Je vous remercie, noble Glaucus ; sous vos auspices, je pourrais, en effet, me risquer à faire des bâtons ; mais, à mon âge, je serais un élève assez maladroit.

- Oh ! ne craignez rien, j'ai converti des septuagénaires. Les gens riches n'ont pas de vieillesse.

- Vous me flattez : plus tard je vous ferai souvenir de votre promesse.

- Marcus Claudius sera à vos ordres en tout temps... ainsi donc, vale.

- Je ne suis pas, se dit l'Egyptien, quand Claudius l'eut quitté, je ne suis pas un homme de sang ; je sauverai volontiers ce Grec, si, en avouant le crime, il consent à perdre Ione pour toujours, et à me délivrer de la crainte d'être découvert, et je puis le sauver, en persuadant à Julia de reconnaître hautement qu'elle lui a donné le philtre ; ce sera son excuse ; mais s'il ne confesse pas le crime, pourquoi condamner Julia à cette honte, puisqu'il faut qu'il meure ? Car il le faut, d'abord pour ne pas demeurer mon rival parmi les vivants, et puis pour expier mon crime auprès des morts. Mais avouera-t-il ? Ne peut-on le convaincre qu'il a porté le coup dans un accès de délire ? ce serait pour moi une sûreté plus grande que sa mort ! Allons, tentons l'expérience.»

Arbacès, en se glissant le long d'une rue étroite, s'était approché de la maison de Salluste ; il vit une figure sombre enveloppée dans un manteau, couchée sur le seuil de la porte.

Cette forme était si immobile, et les contours en étaient si vagues, que tout autre qu'Arbacès aurait cru, dans une frayeur superstitieuse, rencontrer une de ces sombres lemures, qui, entre tous autres lieux, préfèrent, pour revenir les hanter, ceux qu'elles ont habités autrefois. Mais de tels songes n'arrêtaient pas Arbacès.

«Lève-toi, dit-il en touchant le corps du pied ; tu obstrues le chemin.

- Ah ! qui es-tu ? » cria une voix aiguë ; et la forme se dressa, un rayon de lune éclaira le pâle visage de Nydia la Thessalienne. «Qui es-tu ? répéta-t-elle, je connais le son de ta voix.

- Jeune aveugle, que fais-tu à cette porte si tard ? ... est-ce convenable à ton sexe et à ton âge ? ... à la maison, jeune fille !

- Je te connais, reprit Nydia à voix basse, tu es Arbacès l'Egyptien.» Alors, comme entraînée par une soudaine impulsion, elle se jeta à ses pieds, joignit les mains, et s'écria d'un ton éperdu et passionné : «Homme redoutable et puissant, sauvez-le, sauvez-le, il n'est pas coupable, c'est moi, il est dans cette maison... malade, mourant, et moi... je suis la cause détestable de tout, ils ne veulent pas me laisser pénétrer jusqu'à lui... ils repoussent la pauvre jeune fille aveugle... Oh ! guérissez-le... vous devez connaître quelque herbe... quelque talisman... quelque contre-philtre ; car c'est le breuvage qui a excité cette frénésie...

- Tais-toi, enfant, je sais tout... tu n'as pas oublié que j'ai accompagné Julia à la caverne de la saga... sa main lui aura versé la potion... mais sa réputation exige le silence... Ne te fais pas de reproche... ce qui doit être sera... Je vais voir le criminel, il peut encore être sauvé... adieu ! »

Arbacès se débarrassa alors de l'étreinte de la Thessalienne désespérée et frappa fortement à la porte. Peu d'instants après, les pesantes barres de fer furent enlevées, et le portier, entrouvrant la porte, demanda qui était là.

«Arbacès... qui désire parler à Salluste pour une importante affaire au sujet de Glaucus. Je viens de chez le préteur.»

Le portier, moitié bâillant, moitié gémissant, fit entrer le majestueux Egyptien. Nydia s'élança sur ses pas...

«Comment va-t-il ? s'écria-t-elle ; dites-le moi, dites-le moi !

- Ah ! c'est encore toi, folle enfant ! tu devrais rougir... on dit qu'il est revenu à lui...

- Les dieux soient loués ! et vous ne voulez pas m'admettre en sa présence... ah ! je vous en prie ! ...

- T'admettre ! certainement non... je ferais un grand tort à mes épaules si je laissais passer des créatures de ton espèce... Va-t'en.»

La porte se referma, et Nydia, avec un profond soupir, retomba sur le seuil et, s'enveloppant de nouveau de son manteau, reprit sa douloureuse veillée.

Pendant ce temps-là, Arbacès était déjà arrivé au triclinium où Salluste était en train de souper tardivement avec son affranchi favori.

«Quoi ! Arbacès, à cette heure ! ... acceptez cette coupe.

- Non, Salluste, je te remercie de cette offre hospitalière... ce n'est pas le plaisir qui m'amène, c'est pour affaire que je viens te troubler. Comment se porte ton prisonnier ? on dit qu'il a retrouvé sa raison.

- Hélas ! c'est vrai», répondit Salluste en essuyant une larme, car la bonté s'alliait chez lui à la dissipation, «mais ses nerfs et tout son corps ont reçu une telle atteinte que je reconnais à peine le brillant et joyeux compagnon de mes plaisirs. Ce qu'il a de plus étrange, c'est qu'il lui est impossible d'expliquer la frénésie soudaine dont il a été saisi ; il n'a qu'un vague souvenir de ce qui s'est passé, et, en dépit de ton témoignage, sage Egyptien, il soutient solennellement qu'il est innocent de la mort d'Apaecidès.

- Salluste, répondit gravement Arbacès, il y a dans l'affaire de ton ami bien des circonstances qui méritent une indulgence particulière, et, si nous pouvons obtenir de sa bouche l'aveu et le motif de son crime, on pourrait espérer la clémence du sénat : car le sénat, tu le sais, possède le droit de mitiger la loi ou de la rendre plus sévère. C'est pour cela que j'ai conféré avec l'autorité la plus élevée de la ville et obtenu la permission de m'entretenir cette nuit avec l'Athénien. Tu n'ignores pas que le procès s'engage demain ?

- Eh bien ! dit Salluste, tu seras vraiment digne de ton nom oriental et de ta renommée, si tu peux tirer de lui quelque chose ; tu peux essayer. Pauvre Glaucus ! lui qui était doué d'un si bon appétit, il ne mange plus rien ! »

L'aimable épicurien s'attendrit de nouveau à cette pensée. Il soupira, et ordonna à ses esclaves de remplir sa coupe.

«La nuit s'avance, dit l'Egyptien ; permets que je voie ton hôte maintenant.»

Salluste fit un signe d'assentiment et le conduisit à une petite chambre gardée au dehors par deux esclaves assoupis. La porte s'ouvrit et, à la requête d'Arbacès, Salluste se retira laissant l'Egyptien seul avec Glaucus.

Un de ces hauts et gracieux candélabres, qui étaient communs alors, supportait une petite lampe qui brûlait près d'un lit étroit, et dont les rayons éclairaient d'une lumière pâle la figure de l'Athénien ; Arbacès fut ému de voir à quel point il était changé. Ses brillantes couleurs s'étaient évanouies ; ses joues étaient creusées ; ses lèvres étaient contractées et décolorées ; la lutte avait été terrible entre la raison et la folie, la vie et la mort. La jeunesse, la force de Glaucus avaient triomphé ; mais la fraîcheur du sang, la vivacité de l'âme, la vie de la vie, ce qui en fait la gloire et le charme, étaient perdus à jamais.

L'Egyptien s'assit tranquillement près du lit ; Glaucus demeura muet, sans s'apercevoir de sa présence ; enfin, après une longue pause, Arbacès parla ainsi :

«Glaucus, nous avons été ennemis : je viens seul vers toi dans le silence de la nuit, comme un ami, peut-être comme un sauveur.»

De même que le coursier tressaille d'horreur en reconnaissant la trace d'un tigre, de même le malade se souleva hors d'haleine, alarmé, palpitant, à la voix inattendue, à l'apparition soudaine de son ennemi. Leurs yeux se rencontrèrent, et ni l'un ni l'autre, pendant quelques instants, n'eut le pouvoir de détourner son regard ; la rougeur couvrit à plusieurs reprises la figure de l'Athénien, et la joue bronzée de l'Egyptien prit une teinte encore plus pâle. A la fin, Glaucus, se détournant avec un faible soupir, passa la main sur son front, se laissa retomber sur son lit et murmura :

«Est-ce que je rêve encore ?

- Non, Glaucus, tu es éveillé ; par cette main droite et par la tête de mon père, tu vois un homme qui peut te sauver. Ecoute. Je sais ce que tu as fait, mais je sais aussi quelle est ton excuse, et toi-même tu l'ignores. Tu as commis un meurtre, c'est vrai, un sacrilège même : ne frémis pas ; sois calme. Mes yeux en ont été témoins, mais je puis te sauver. Je puis prouver que tu n'avais pas ta raison, que tu n'as pas agi en homme maître de ses idées et de ses actions. Mais, pour que je te sauve, il faut que tu avoues ton crime... Signe ce papier. Reconnais que ta main a donné la mort à Apaecidès, et tu éviteras l'urne fatale !

- Qu'est-ce que j'entends ? ... Meurtre... Apaecidès... ne l'ai-je pas trouvé étendu par terre, le corps sanglant... déjà mort ? et prétends-tu me prouver que j'ai commis ce crime 7... Homme, tu mens... Va-t'en...
- Ne t'emporte pas, Glaucus ; ne sois pas si vif. Le fait est prouvé. Tu es excusable de ne pas te rappeler un acte commis dans le délire, dont ta raison frémirait même d'avoir été témoin. Mais laisse-moi essayer de rafraîchir ta mémoire fatiguée et épuisée. Tu sais bien que tu marchais à côté du prêtre, vous disputant l'un l'autre à propos de sa soeur. Tu sais qu'il était intolérant, à moitié Nazaréen, qu'il cherchait à te convertir, et que vous vous querellâtes ; il calomniait ta manière de vivre, et jurait qu'il ne souffrirait pas que sa soeur t'épousât ; alors, dans ta colère et dans ta frénésie, tu lui as porté un coup fatal. Voyons, tu dois te souvenir de cela ? ... Lis ce papier... il en contient la déclaration. Signe-la, et tu es sauvé.

- Barbare ! donne-moi cet écrit mensonger afin que je le déchire... Moi l'assassin du frère d'Ione ! ... Moi, que j'avoue avoir enlevé un cheveu d'une tête qu'elle aimait ! ... Que je périsse plutôt mille fois !

- Prends garde ! dit Arbacès d'une voix basse et sifflante. Il n'y a qu'une alternative : ton aveu et ta signature, ou l'amphithéâtre et la dent du lion.»

L'oeil de l'Egyptien fixé sur le patient remarqua avec joie les signes d'une vive émotion chez Glaucus à ces paroles. Un frisson parcourut le corps de l'Athénien. Sa lèvre trembla, et une expression de surprise se fit voir sur son front et dans son regard.

«Grands dieux ! dit-il à voix basse, quel changement ! Il n'y a qu'un jour, ce me semble, la vie me souriait au milieu des roses. Ione allait être à moi... la santé, la jeunesse, l'amour, me prodiguaient leurs trésors... Maintenant, la peine, la folie, la honte, la mort... Et pourquoi ? Qu'ai-je fait ? Oh ! je suis encore en délire.

- Signe, et sois sauvé, reprit l'Egyptien d'une voix douce.

- Jamais, tentateur ! s'écria Glaucus en proie à un nouvel accès de rage. Tu ne me connais pas ; tu ne connais pas l'âme superbe d'un Athénien ! La face de la mort que tu m'as présentée a pu m'effrayer un moment, mais la crainte est passée. Je ne crains que le déshonneur, qui est éternel. Quel homme voudrait avilir son nom pour sauver sa vie ? Quel homme échangerait une conscience pure pour des jours flétris ? Qui voudrait par un mensonge se vouer à la honte et mourir noirci aux yeux de la Renommée et d'Ione ? Si, pour conserver quelques jours d'une vie souillée, un homme avait cette bassesse, ne pense pas, Egyptien barbare, rencontrer cet homme chez celui qui a foulé le même sol que Harmodius, qui a respiré le même air que Socrate. Va, laisse-moi vivre sans reproche ou périr sans crainte !

- Songes-y bien... ce sont les griffes du lion que tu affrontes. Les clameurs d'une populace grossière, le regard de la foule fixé sur ton agonie et sur tes membres déchirés, ton nom dégradé, ton corps sans sépulture... la honte même que tu cherches à éviter, s'attachant à toi et pour toujours.

- Tu es en délire, tu es insensé... la honte ne réside pas dans la perte de l'estime des autres, elle réside dans la perte de notre propre estime... T'en iras-tu ? Ta présence me répugne ; ta vue me fait mal... Je t'ai toujours haï ; je te méprise maintenant.

- Je me retire, dit Arbacès, blessé et exaspéré, mais non sans quelque pitié et quelque admiration pour sa victime. Je me retire... Nous ne nous reverrons plus que deux fois : l'une au tribunal, et l'autre... le jour de ta mort. Adieu ! »

Il se leva lentement, s'entoura de son manteau et quitta la chambre. Il vint retrouver un moment Salluste, dont les yeux rougis indiquaient qu'il avait veillé en compagnie de sa coupe.

«Il n'a toujours pas sa raison, ou il est toujours obstiné, dit-il ; il n'y a plus d'espérance pour lui.

- Il ne faut pas parler ainsi», répliqua Salluste, qui ne ressentait pas une grande animosité contre l'accusateur de l'Athénien, parce qu'il ne possédait pas une grande austérité de moeurs, et qu'il était plus touché du sort de son ami que persuadé de son innocence. «Il ne faut pas parler ainsi, mon Egyptien ; un si bon buveur ne peut être condamné ! C'est une affaire à régler entre Bacchus et Isis.

- Nous verrons», dit l'Egyptien.

Les barres de fer furent tirées de nouveau et la porte se rouvrit. Arbacès sortit dans la rue, et la pauvre Nydia se releva encore une fois de sa longue veillée.

«Le sauverez-vous ? s'écria-t-elle en joignant les mains.

- Enfant, suis-moi ; je veux te parler... C'est pour lui que je te le demande...

- Mais le sauverez-vous ? »

Aucune réponse ne frappa l'oreille avide de la jeune aveugle. Arbacès s'était déjà avancé dans la rue ; elle hésita un moment, puis suivit ses pas en silence.

«Je dois mettre cette fille en lieu sûr, se dit-il à lui-même, de peur qu'elle ne donne l'éveil sur le philtre. Quant à l'orgueilleuse Julia, elle ne se trahira pas.»


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(1)  Pline, Ep. II, 11, 12 ; V. 4, 13.

(2)  Lettre initiale du mot THANATOS (mort), qui servait à condamner chez les Grecs, comme le C chez les Romains.

(3)  Si un criminel pouvait trouver un répondant (nommé «vas» pour un crime capital), il n'était enfermé en prison qu'après la sentence.