Dans lequel le lecteur apprend la position de Glaucus. -
L'amitié mise à l'épreuve. -
L'inimitié adoucie. - L'amour toujours le même,
parce que l'amour est aveugle
La nuit était déjà avancée, et
les endroits où les gais habitants de Pompéi
avaient l'habitude de se réunir étaient encore
remplis par la foule. On aurait pu observer sur le visage des
différents oisifs une expression plus sérieuse
que d'habitude. On s'entretenait pas groupes nombreux, comme
si l'on eût cherché à rendre moins vive,
par cet échange, l'anxiété moitié
pénible, moitié agréable, qui
résultait du sujet de la conversation. C'était
un sujet de vie et de mort.
Un jeune homme passa vivement à côté du
gracieux portique du temple de la Fortune, si vivement
même qu'il heurta avec assez de force la
rotondité majestueuse du respectable Diomède,
qui se retirait à sa maison du faubourg.
«Holà ! cria le marchand en reprenant avec
quelque peine son équilibre ; est-ce que vous n'y
voyez pas clair, ou pensez-vous que je suis insensible ? Par
Jupiter ! vous avez failli chasser de mon corps le souffle
divin qui l'anime ; un autre choc de cette force, et mon
âme irait parmi les ombres.
- Ah ! Diomède ! est-ce vous ? pardonnez à ma maladresse ; j'étais absorbé dans la méditation des
vicissitudes de la fortune. Notre pauvre ami Glaucus, ah ! qui l'aurait pensé ?
- Je vous excuse ; mais dites-moi, Claudius, sera-t-il
réellemment renvoyé devant le sénat ?
- Oui ; on dit que son crime est d'une nature extraordinaire,
que le sénat seul peut le juger, de sorte que les
licteurs doivent le poursuivre formellement (1).
- Il a donc été accusé publiquement ?
- Assurément ! ... Où êtes-vous donc
allé pour n'en rien savoir ?
- Je reviens de Néapolis, où je suis
allé pour affaire le lendemain même de son
crime... Quelle chose affreuse ! et quand je songe qu'il
était chez moi le soir même !
- On ne peut douter de sa culpabilité, dit Claudius en
haussant les épaules, et, comme ces crimes prennent le
pas sur les peccadilles sans importance, on prononcera la
sentence avant les jeux.
- Les jeux ? ô dieux tout-puissants ! répliqua
Diomède ; est-ce qu'on le condamnerait aux
bêtes, lui si jeune, si riche ?
- Oui, mais ce n'est qu'un Grec ; s'il était Romain,
ce serait mille fois plus fâcheux. On peut supporter
ces étrangers dans la prospérité ; mais
dans l'adversité, nous ne devons pas oublier que ce ne
sont en réalité que des esclaves. Cependant
nous autres, qui appartenons aux classes supérieures,
nous avons le cœur facile à attendrir ; et, si son
sort dépendait de nous, il s'en tirerait mieux : car,
entre nous, qu'est-ce qu'un prêtre d'Isis ? ...
qu'est-ce qu'Isis elle-même ? Mais le vulgaire est
superstitieux ; on demande le sang du sacrilège ! il
est dangereux de ne pas accorder quelque chose à
l'opinion publique.
- Et le blasphémateur ! le chrétien, le
Nazaréen, l'autre enfin, de quelque nom que vous
l'appeliez ?
- Oh ! le pauvre chien ! s'il veut sacrifier à Cybèle ou à Isis,
on lui pardonnera... sinon, il appartient au tigre, du moins
je le suppose ; mais le procès en décidera.
Nous parlons pendant que les urnes sont encore vides, et le
Grec peut encore échapper au terrible Q de son
alphabet (2) ; mais
c'est assez sur ce sujet. Comment va la belle Julia ?
- Bien, j'imagine.
- Rappelez-moi à son souvenir, je vous prie. Ecoutez
un peu : cette porte crie sur ses gonds. C'est celle de la
maison du préteur. Qui en sort ? Par Pollux ! c'est
l'Egyptien... Quelle affaire peut-il avoir avec notre
magistrat ?
- Quelque conférence à propos du meurtrier,
sans aucun doute, répliqua Diomède ; mais quel
a pu être le motif du crime ? Glaucus allait
épouser la soeur du prêtre.
- Oui : quelques personnes prétendent
qu'Apaecidès s'opposait à cette alliance ; il y
a eu une querelle subite. Glaucus était
évidemment ivre ; il était même tellement
privé de raison, qu'il s'est laissé prendre
sans résistance, et l'on m'a assuré qu'il est
encore dans le délire, délire inspiré
par le vin, la terreur, le remords, les furies ou les
bacchanales, je ne puis le dire.
- Pauvre garçon ! ... a-t-il un bon avocat ?
- Le meilleur... Caius Pollion, un garçon de talent.
Pollion a engagé à prix d'argent tous les
patriciens pauvres, tous les prodigues bien nés de
Pompéi, à revêtir leurs vieux habits
râpés, et à venir protester de leur
amitié en faveur de Glaucus, qui ne leur aurait pas
adressé la parole pour un empire, je dois lui rendre
cette justice, car c'était un homme du grand monde
dans le choix de ses connaissances. Ces gens-là vont
tâcher d'attendrir les citoyens sur son sort, mais ils
ne le pourront pas. Isis est très populaire en ce
moment.
- A propos ! j'ai quelques marchandises d'Alexandrie ; on
doit protéger Isis.
- Oui. Adieu donc, mon digne ami, nous nous reverrons
bientôt... sinon, nous ferons un petit pari à
l'amphithéâtre. Tous mes calculs ont
été renversés par cette fâcheuse
aventure de Glaucus ; il avait parié pour Lydon le
gladiateur... il faudra que je remplisse mes tablettes autre
part... Vale ! »
Claudius, laissant Diomède, moins agile que lui,
regagner sa maison de campagne, continua son chemin en
fredonnant un air grec, et en parfumant la nuit des senteurs
qui s'exhalaient de ses vêtements blancs comme la neige
et de ses cheveux flottants !
«Si Glaucus, pensait-il, est la proie du lion, Julia
n'aura rien de mieux à faire que de m'aimer ; je
deviendrai à coup sûr son
préféré... et ainsi, je le suppose, je
puis arriver à l'épouser ; mais par les dieux ! les douze signes commencent à me manquer... les hommes
me regardent aux doigts d'un air soupçonneux, lorsque
je remue le cornet. Cet infernal Salluste leur insinue que je
triche... et, si l'on venait à découvrir que
mes dés d'ivoire sont pipés, adieu les bons
soupers et les billets parfumés... Claudius serait
perdu ! Il vaut mieux me marier pendant qu'il en est temps
encore, renoncer au jeu, et pousser ma fortune, ou
plutôt celle de la belle Julia, à la cour
impériale.»
Se livrant ainsi aux rêves de son ambition, si l'on
peut donner ce nom aux projets de Claudius, le joueur se
sentit arrêté par quelqu'un ; il se retourna et
reconnut le sombre Arbacès.
«Salut, noble Claudius ! Pardonnez-moi d'interrompre
vos pensées ; veuillez m'indiquer, je vous prie, la
maison de Salluste.
- Elle est à quelques pas d'ici, sage Arbacès ; mais Salluste reçoit-il ce soir ?
- Je n'en sais rien,
répondit l'Egyptien, et je ne suis pas de ceux qu'il
aimerait probablement à avoir pour compagnons ; mais
vous savez que c'est dans sa maison qu'on a porté
Glaucus, le meurtrier ?
- Ah ! ce bon cœur d'épicurien ! il croit à
l'innocence du Grec. Vous me rappelez en effet qu'il l'a
cautionné, et que, jusqu'au procès, il est
responsable de sa comparution (3). La maison de Salluste vaut
mieux en effet qu'une prison, surtout que ce misérable
trou de forum. Mais pourquoi vous, cherchez-vous Glaucus ?
- Pourquoi ? si nous pouvions, noble Claudius, lui
épargner l'exécution, ce serait fort heureux.
La condamnation d'un homme riche est un coup porté
à la société elle-même ; je
voudrais causer avec lui, car on assure qu'il a
recouvré ses sens, afin de bien connaître les
motifs de son crime ; il y aura peut-être des
circonstances atténuantes à faire valoir en sa
faveur.
- Vous êtes bienveillant, Arbacès.
- La bienveillance est le devoir de celui qui aspire à
la sagesse, répliqua l'Egyptien avec modestie. Quel
chemin conduit à la demeure de Salluste ?
- Je vais vous la montrer, répondit Claudius, si vous
voulez, me permettre de vous accompagner quelques instants.
Mais, dites-moi, que devient la pauvre fille qui allait
épouser l'Athénien, la soeur du prêtre
assassiné ?
- Hélas ! elle a presque perdu la raison...
quelquefois elle exhale des imprécations contre le
meurtrier, puis elle s'interrompt tout à coup, elle
crie : « «Mais pourquoi le maudire ? ô mon
frère ! Glaucus n'est pas ton assassin ! Je ne le
croirai jamais.» Elle recommence, elle s'interrompt de
nouveau, elle murmure avec effroi : «Si c'était
lui pourtant ! »
- Malheureuse Ione !
- Mais il est heureux pour elle que les devoirs solennels que
la religion ordonne de rendre aux morts aient gravement
détourné son attention d'elle-même et de
Glaucus ; dans la douleur où elle est plongée,
elle semble à peine se souvenir que Glaucus est
arrêté et à la veille d'un procès.
Lorsque les honneurs funèbres auront été
rendus à Apaecidès, son appréhension
reviendra, et alors, je crains beaucoup que ses amis ne
soient révoltés de la voir voler au secours du
meurtrier de son frère.
- Il faut prévenir un tel scandale.
- Je pense que j'ai pris quelques précautions utiles
à cet égard : je suis son tuteur, et j'ai
obtenu la permission de l'emmener chez moi, après les
funérailles d'Apaecidès ; là, s'il
plaît aux dieux, elle sera en
sûreté.
- Vous avez bien fait, sage Arbacès ; mais voici la
maison de Salluste. Que les dieux vous gardent ! Un mot
encore, Arbacès pourquoi paraissez-vous en
général si sombre et si insociable ? On assure
que vous savez être gai comme un autre à
l'occasion... laissez-moi vous initier aux plaisirs de
Pompéi... je me flatte que personne ne les
connaît mieux que moi !
- Je vous remercie, noble Glaucus ; sous vos auspices, je
pourrais, en effet, me risquer à faire des
bâtons ; mais, à mon âge, je serais un
élève assez maladroit.
- Oh ! ne craignez rien, j'ai converti des
septuagénaires. Les gens riches n'ont pas de
vieillesse.
- Vous me flattez : plus tard je vous ferai souvenir de votre
promesse.
- Marcus Claudius sera à vos ordres en tout temps...
ainsi donc, vale.
- Je ne suis pas, se dit l'Egyptien, quand Claudius l'eut
quitté, je ne suis pas un homme de sang ; je sauverai
volontiers ce Grec, si, en avouant le crime, il consent
à perdre Ione pour toujours, et à me
délivrer de la crainte d'être découvert,
et je puis le sauver, en persuadant à Julia de
reconnaître hautement qu'elle lui a donné le
philtre ; ce sera son excuse ; mais s'il ne confesse pas le
crime, pourquoi condamner Julia à cette honte,
puisqu'il faut qu'il meure ? Car il le faut, d'abord pour ne
pas demeurer mon rival parmi les vivants, et puis pour expier
mon crime auprès des morts. Mais avouera-t-il ? Ne
peut-on le convaincre qu'il a porté le coup dans un
accès de délire ? ce serait pour moi une
sûreté plus grande que sa mort ! Allons, tentons
l'expérience.»
Arbacès, en se glissant le long d'une rue
étroite, s'était approché de la maison
de Salluste ; il vit une figure sombre enveloppée dans
un manteau, couchée sur le seuil de la porte.
Cette forme était si immobile, et les contours en
étaient si vagues, que tout autre qu'Arbacès
aurait cru, dans une frayeur superstitieuse, rencontrer une
de ces sombres lemures, qui, entre tous autres lieux,
préfèrent, pour revenir les hanter, ceux
qu'elles ont habités autrefois. Mais de tels songes
n'arrêtaient pas Arbacès.
«Lève-toi, dit-il en touchant le corps du pied ; tu obstrues le chemin.
- Ah ! qui es-tu ? » cria une voix aiguë ; et la
forme se dressa, un rayon de lune éclaira le
pâle visage de Nydia la Thessalienne. «Qui es-tu ? répéta-t-elle, je connais le son de ta
voix.
- Jeune aveugle, que fais-tu à cette porte si tard ? ... est-ce convenable à ton sexe et à ton
âge ? ... à la maison, jeune fille !
- Je te connais, reprit Nydia à voix basse, tu es
Arbacès l'Egyptien.» Alors, comme
entraînée par une soudaine impulsion, elle se
jeta à ses pieds, joignit les mains, et s'écria
d'un ton éperdu et passionné : «Homme
redoutable et puissant, sauvez-le, sauvez-le, il n'est pas
coupable, c'est moi, il est dans cette maison... malade,
mourant, et moi... je suis la cause détestable de
tout, ils ne veulent pas me laisser pénétrer
jusqu'à lui... ils repoussent la pauvre jeune fille
aveugle... Oh ! guérissez-le... vous devez
connaître quelque herbe... quelque talisman... quelque
contre-philtre ; car c'est le breuvage qui a excité
cette frénésie...
- Tais-toi, enfant, je sais tout... tu n'as pas oublié
que j'ai accompagné Julia à la caverne de la
saga... sa main lui aura versé la potion... mais sa
réputation exige le silence... Ne te fais pas de
reproche... ce qui doit être sera... Je vais voir le
criminel, il peut encore être sauvé... adieu ! »
Arbacès se débarrassa alors de
l'étreinte de la Thessalienne
désespérée et frappa fortement à
la porte. Peu d'instants après, les pesantes barres de
fer furent enlevées, et le portier, entrouvrant la
porte, demanda qui était là.
«Arbacès... qui désire parler à
Salluste pour une importante affaire au sujet de Glaucus. Je
viens de chez le préteur.»
Le portier, moitié bâillant, moitié
gémissant, fit entrer le majestueux Egyptien. Nydia
s'élança sur ses pas...
«Comment va-t-il ? s'écria-t-elle ; dites-le
moi, dites-le moi !
- Ah ! c'est encore toi, folle enfant ! tu devrais rougir...
on dit qu'il est revenu à lui...
- Les dieux soient loués ! et vous ne voulez pas
m'admettre en sa présence... ah ! je vous en prie ! ...
- T'admettre ! certainement non... je ferais un grand tort
à mes épaules si je laissais passer des
créatures de ton espèce...
Va-t'en.»
La porte se referma, et Nydia, avec un profond soupir,
retomba sur le seuil et, s'enveloppant de nouveau de son
manteau, reprit sa douloureuse veillée.
Pendant ce temps-là, Arbacès était
déjà arrivé au triclinium où
Salluste était en train de souper tardivement avec son
affranchi favori.
«Quoi ! Arbacès, à cette heure ! ...
acceptez cette coupe.
- Non, Salluste, je te remercie de cette offre
hospitalière... ce n'est pas le plaisir qui
m'amène, c'est pour affaire que je viens te troubler.
Comment se porte ton prisonnier ? on dit qu'il a
retrouvé sa raison.
- Hélas ! c'est vrai», répondit Salluste
en essuyant une larme, car la bonté s'alliait chez lui
à la dissipation, «mais ses nerfs et tout son
corps ont reçu une telle atteinte que je reconnais
à peine le brillant et joyeux compagnon de mes
plaisirs. Ce qu'il a de plus étrange, c'est qu'il lui
est impossible d'expliquer la frénésie soudaine
dont il a été saisi ; il n'a qu'un vague
souvenir de ce qui s'est passé, et, en dépit de
ton témoignage, sage Egyptien, il soutient
solennellement qu'il est innocent de la mort
d'Apaecidès.
- Salluste, répondit gravement Arbacès, il y a
dans l'affaire de ton ami bien des circonstances qui
méritent une indulgence particulière, et, si
nous pouvons obtenir de sa bouche l'aveu et le motif de son
crime, on pourrait espérer la clémence du
sénat : car le sénat, tu le sais,
possède le droit de mitiger la loi ou de la rendre
plus sévère. C'est pour cela que j'ai
conféré avec l'autorité la plus
élevée de la ville et obtenu la permission de
m'entretenir cette nuit avec l'Athénien. Tu n'ignores
pas que le procès s'engage demain ?
- Eh bien ! dit Salluste, tu seras vraiment digne de ton nom
oriental et de ta renommée, si tu peux tirer de lui
quelque chose ; tu peux essayer. Pauvre Glaucus ! lui qui
était doué d'un si bon appétit, il ne
mange plus rien ! »
L'aimable épicurien s'attendrit de nouveau à
cette pensée. Il soupira, et ordonna à ses
esclaves de remplir sa coupe.
«La nuit s'avance, dit l'Egyptien ; permets que je voie
ton hôte maintenant.»
Salluste fit un signe d'assentiment et le conduisit à
une petite chambre gardée au dehors par deux esclaves
assoupis. La porte s'ouvrit et, à la requête
d'Arbacès, Salluste se retira laissant l'Egyptien seul
avec Glaucus.
Un de ces hauts et gracieux candélabres, qui
étaient communs alors, supportait une petite lampe qui
brûlait près d'un lit étroit, et dont les
rayons éclairaient d'une lumière pâle la
figure de l'Athénien ; Arbacès fut ému
de voir à quel point il était changé.
Ses brillantes couleurs s'étaient évanouies ; ses joues étaient creusées ; ses lèvres
étaient contractées et décolorées ; la lutte avait été terrible entre la raison
et la folie, la vie et la mort. La jeunesse, la force de
Glaucus avaient triomphé ; mais la fraîcheur du
sang, la vivacité de l'âme, la vie de la vie, ce
qui en fait la gloire et le charme, étaient perdus
à jamais.
L'Egyptien s'assit tranquillement près du lit ; Glaucus demeura muet, sans s'apercevoir de sa présence ; enfin, après une longue pause, Arbacès parla
ainsi :
«Glaucus, nous avons été ennemis : je
viens seul vers toi dans le silence de la nuit, comme un ami,
peut-être comme un sauveur.»
De même que le coursier tressaille d'horreur en
reconnaissant la trace d'un tigre, de même le malade se
souleva hors d'haleine, alarmé, palpitant, à la
voix inattendue, à l'apparition soudaine de son
ennemi. Leurs yeux se rencontrèrent, et ni l'un ni
l'autre, pendant quelques instants, n'eut le pouvoir de
détourner son regard ; la rougeur couvrit à
plusieurs reprises la figure de l'Athénien, et la joue
bronzée de l'Egyptien prit une teinte encore plus
pâle. A la fin, Glaucus, se détournant avec un
faible soupir, passa la main sur son front, se laissa
retomber sur son lit et murmura :
«Est-ce que je rêve encore ?
- Non, Glaucus, tu es éveillé ; par cette main
droite et par la tête de mon père, tu vois un
homme qui peut te sauver. Ecoute. Je sais ce que tu as fait,
mais je sais aussi quelle est ton excuse, et toi-même
tu l'ignores. Tu as commis un meurtre, c'est vrai, un
sacrilège même : ne frémis pas ; sois
calme. Mes yeux en ont été témoins, mais
je puis te sauver. Je puis prouver que tu n'avais pas ta
raison, que tu n'as pas agi en homme maître de ses
idées et de ses actions. Mais, pour que je te sauve,
il faut que tu avoues ton crime... Signe ce papier. Reconnais
que ta main a donné la mort à Apaecidès,
et tu éviteras l'urne fatale !
- Qu'est-ce que j'entends ? ... Meurtre... Apaecidès...
ne l'ai-je pas trouvé étendu par terre, le
corps sanglant... déjà mort ? et
prétends-tu me prouver que j'ai commis ce crime 7...
Homme, tu mens... Va-t'en...
- Ne t'emporte pas, Glaucus ; ne sois pas si vif. Le fait est
prouvé. Tu es excusable de ne pas te rappeler un acte
commis dans le délire, dont ta raison frémirait
même d'avoir été témoin. Mais
laisse-moi essayer de rafraîchir ta mémoire
fatiguée et épuisée. Tu sais bien que tu
marchais à côté du prêtre, vous
disputant l'un l'autre à propos de sa soeur. Tu sais
qu'il était intolérant, à moitié
Nazaréen, qu'il cherchait à te convertir, et
que vous vous querellâtes ; il calomniait ta
manière de vivre, et jurait qu'il ne souffrirait pas
que sa soeur t'épousât ; alors, dans ta
colère et dans ta frénésie, tu lui as
porté un coup fatal. Voyons, tu dois te souvenir de
cela ? ... Lis ce papier... il en contient la
déclaration. Signe-la, et tu es sauvé.
- Barbare ! donne-moi cet écrit mensonger afin que je
le déchire... Moi l'assassin du frère d'Ione ! ... Moi, que j'avoue avoir enlevé un cheveu d'une
tête qu'elle aimait ! ... Que je périsse
plutôt mille fois !
- Prends garde ! dit Arbacès d'une voix basse et
sifflante. Il n'y a qu'une alternative : ton aveu et ta
signature, ou l'amphithéâtre et la dent du
lion.»
L'oeil de l'Egyptien fixé sur le patient remarqua avec
joie les signes d'une vive émotion chez Glaucus
à ces paroles. Un frisson parcourut le corps de
l'Athénien. Sa lèvre trembla, et une expression
de surprise se fit voir sur son front et dans son
regard.
«Grands dieux ! dit-il à voix basse, quel
changement ! Il n'y a qu'un jour, ce me semble, la vie me
souriait au milieu des roses. Ione allait être à
moi... la santé, la jeunesse, l'amour, me prodiguaient
leurs trésors... Maintenant, la peine, la folie, la
honte, la mort... Et pourquoi ? Qu'ai-je fait ? Oh ! je suis
encore en délire.
- Signe, et sois sauvé, reprit l'Egyptien d'une voix
douce.
- Jamais, tentateur ! s'écria Glaucus en proie
à un nouvel accès de rage. Tu ne me connais pas ; tu ne connais pas l'âme superbe d'un Athénien ! La face de la mort que tu m'as présentée a pu
m'effrayer un moment, mais la crainte est passée. Je
ne crains que le déshonneur, qui est éternel.
Quel homme voudrait avilir son nom pour sauver sa vie ? Quel
homme échangerait une conscience pure pour des jours
flétris ? Qui voudrait par un mensonge se vouer
à la honte et mourir noirci aux yeux de la
Renommée et d'Ione ? Si, pour conserver quelques jours
d'une vie souillée, un homme avait cette bassesse, ne
pense pas, Egyptien barbare, rencontrer cet homme chez celui
qui a foulé le même sol que Harmodius, qui a
respiré le même air que Socrate. Va, laisse-moi
vivre sans reproche ou périr sans crainte !
- Songes-y bien... ce sont les griffes du lion que tu
affrontes. Les clameurs d'une populace grossière, le
regard de la foule fixé sur ton agonie et sur tes
membres déchirés, ton nom
dégradé, ton corps sans sépulture... la
honte même que tu cherches à éviter,
s'attachant à toi et pour toujours.
- Tu es en délire, tu es insensé... la honte ne
réside pas dans la perte de l'estime des autres, elle
réside dans la perte de notre propre estime... T'en
iras-tu ? Ta présence me répugne ; ta vue me
fait mal... Je t'ai toujours haï ; je te méprise
maintenant.
- Je me retire, dit Arbacès, blessé et
exaspéré, mais non sans quelque pitié et
quelque admiration pour sa victime. Je me retire... Nous ne
nous reverrons plus que deux fois : l'une au tribunal, et
l'autre... le jour de ta mort. Adieu ! »
Il se leva lentement, s'entoura de son manteau et quitta la
chambre. Il vint retrouver un moment Salluste, dont les yeux
rougis indiquaient qu'il avait veillé en compagnie de
sa coupe.
«Il n'a toujours pas sa raison, ou il est toujours
obstiné, dit-il ; il n'y a plus d'espérance
pour lui.
- Il ne faut pas parler ainsi», répliqua
Salluste, qui ne ressentait pas une grande animosité
contre l'accusateur de l'Athénien, parce qu'il ne
possédait pas une grande austérité de
moeurs, et qu'il était plus touché du sort de
son ami que persuadé de son innocence. «Il ne
faut pas parler ainsi, mon Egyptien ; un si bon buveur ne
peut être condamné ! C'est une affaire à
régler entre Bacchus et Isis.
- Nous verrons», dit l'Egyptien.
Les barres de fer furent tirées de nouveau et la porte
se rouvrit. Arbacès sortit dans la rue, et la pauvre
Nydia se releva encore une fois de sa longue
veillée.
«Le sauverez-vous ? s'écria-t-elle en joignant
les mains.
- Enfant, suis-moi ; je veux te parler... C'est pour lui que
je te le demande...
- Mais le sauverez-vous ? »
Aucune réponse ne frappa l'oreille avide de la jeune
aveugle. Arbacès s'était déjà
avancé dans la rue ; elle hésita un moment,
puis suivit ses pas en silence.
«Je dois mettre cette fille en lieu sûr, se
dit-il à lui-même, de peur qu'elle ne donne
l'éveil sur le philtre. Quant à l'orgueilleuse
Julia, elle ne se trahira pas.»
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(1) Pline,
Ep. II, 11, 12 ; V. 4, 13.
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(2) Lettre
initiale du mot THANATOS (mort), qui servait
à condamner chez les Grecs, comme le C
chez les Romains.
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(3) Si
un criminel pouvait trouver un répondant
(nommé «vas» pour un crime
capital), il n'était enfermé en
prison qu'après la sentence.
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