Livre I, chapitre 4

Chapitre 3 Sommaire Chapitre 5

Le temple d'Isis. - Le prêtre. - Le caractère d'Arbacès se développe lui-même

Notre histoire veut que nous retournions à l'Egyptien. Nous avons laissé Arbacès, après qu'il eut quitté Glaucus et son compagnon près de la mer caressée par le soleil de midi. Dès qu'il fut près de la partie la plus fréquentée de la baie, il s'arrêta, et contempla cette scène animée, en croisant les bras, et avec un sourire amer sur ses sombres traits.

«Sots, dupes, fous que vous êtes ! se dit-il à lui-même ; qu'il s'agisse de plaisirs ou d'affaires, de commerce ou de religion, vous êtes également gouvernés par les passions que vous devriez conduire. Comme je vous mépriserais si je ne vous haïssais pas ! Oui, je vous hais, Grecs ou Romains. C'est à nous, c'est à notre pays, c'est à la science profonde de l'Egypte que vous avez dérobé le feu qui vous donne vos âmes. Vos connaissances, votre poésie, vos lois, vos arts, votre barbare supériorité dans la guerre (et combien encore cette copie mutilée d'un vaste modèle a dégénéré dans vos mains ! ) ; vous nous avez tout volé, comme les esclaves volent les restes d'un festin ; oh ! maintenant, vous autres mimes d'autres mimes, Romains, vils descendants d'une troupe de brigands, vous êtes nos maîtres. Les pyramides ne contemplent plus la race de Ramsès... L'aigle plane sur le serpent du Nil. Nos maîtres, non pas les miens. Mon âme, par la supériorité de sa sagesse, vous domine et vous enchaîne, quoique ces liens ne vous soient pas visibles. Aussi longtemps que la science pourra dompter la force, aussi longtemps que la religion possédera une caverne du fond de laquelle sortiront des oracles pour tromper le genre humain, les sages tiendront l'empire de la terre... De vos propres vices Arbacès distille ses plaisirs, plaisirs que ne profane pas l'oeil du vulgaire, plaisirs vastes, riches, inépuisables, dont vos âmes énervées et émoussées dans leur sensualité grossière ne peuvent se faire une idée, même en rêve. Continuez votre vie, esclaves insensés de l'ambition et de l'avarice ; votre soif de faisceaux, de questorats et de toutes les momeries d'un pouvoir servile, provoque mes rires et mon mépris. Mon pouvoir s'étend partout où règne quelque superstition. Je foule aux pieds les âmes que la pourpre couvre. Thèbes peut tomber ; l'Egypte peut ne plus exister que de nom. L'univers entier fournit des sujets à Arbacès.»

En prononçant ces paroles, l'Egyptien marchait lentement. Lorsqu'il entra dans la ville, sa haute taille le fit remarquer au-dessus de la foule qui remplissait le forum, et il se dirigea vers le petit et gracieux temple consacré à Isis (1).

Cet édifice n'était alors élevé que depuis peu de temps. L'ancien temple avait été renversé par un tremblement de terre soixante ans auparavant, et le nouveau avait obtenu, parmi les inconstants Pompéiens, la vogue qu'une nouvelle église ou un nouveau prédicateur obtiennent parmi nous. Les oracles de la déesse à Pompéi étaient en effet, non seulement célèbres pour le mystérieux langage qui les enveloppait, mais encore pour le crédit qui s'attachait à leurs ordres et à leurs prédictions. S'ils n'étaient pas dictés par une divinité, ils étaient du moins inspirés par une profonde connaissance de l'humanité ; ils s'appliquaient exactement à la position de chaque individu, et contrastaient singulièrement avec les banalités des temples rivaux. Au moment où Arbacès arrivait près des grilles qui séparaient l'enceinte profane de l'enceinte sacrée, une foule composée de personnes de toutes les classes, mais particulièrement de marchands, s'assemblait, respirant à peine, et témoignant une profonde dévotion, devant les nombreux autels placés dans la cour...

Weichardt (1907) p.54

Dans les murs de la cella, élevés sur sept marches en marbre de Paros, on voyait des niches renfermant différentes statues, et les murs étaient ornés de la grenade consacrée à Isis. Un piédestal oblong occupait l'intérieur du monument ; il supportait deux statues : l'une d'Isis, et l'autre de son compagnon, le silencieux et mystique Horus. Mais le monument contenait beaucoup d'autres divinités qui formaient, en quelque sorte, la cour de la déesse égyptienne : c'étaient Bacchus son parent, le dieu célèbre sous tant de noms, Vénus de Cypre sortant de son bain, laquelle n'était qu'Isis elle-même sous un déguisement grec, Anubis à la tête de chien, et une foule d'idoles égyptiennes de formes grotesques et de noms inconnus.

Mais nous supposerions à tort que, dans les villes de la grande Grèce, Isis fût adorée avec les formes et les cérémonies qui appartenaient à son culte. Les nations modernes et mélangées du Sud, non moins arrogantes qu'ignorantes, confondaient les cultes de tous les climats et de tous les siècles, et les profonds mystères du Nil se trouvaient défigurés par cent frivoles et illégitimes mélanges des croyances de Céphise et de Tibur. Le temple d'Isis à Pompéi était desservi par des prêtres romains et grecs, également étrangers au langage et aux coutumes des anciens adorateurs de la déesse, et le descendant des puissants rois d'Egypte riait en secret et avec mépris des mesquines momeries qui essayaient d'imiter le culte solennel et typique de son brûlant climat.

«Eh quoi», murmura Arbacès à l'un des assistants, marchand engagé dans le commerce d'Alexandrie, commerce qui avait peut-être introduit à Pompéi le culte de la déesse ; «quelle circonstance vous rassemble devant les autels de la vénérable Isis ? On dirait, aux robes blanches du groupe que voilà, qu'un sacrifice se prépare ; et, à cette assemblée des prêtres, que des oracles vont être rendus. A quelle question doit répondre la déesse ?

- Nous sommes des marchands en effet, répondit du même ton l'assistant (qui n'était autre que Diomède) ; nous désirons connaître le sort de nos vaisseaux, qui partent demain pour Alexandrie. Nous venons offrir un sacrifice à la déesse, et implorer sa réponse. Je ne suis pas un de ceux qui ont demandé le sacrifice, comme vous pouvez en juger par mon costume, mais j'ai quelque intérêt au succès de la flotte ; oui, par Jupiter, j'ai ma petite cargaison ; sans cela, comment vivrait-on dans ces temps si durs ? »

L'Egyptien répliqua gravement que, si Isis était la déesse de l'agriculture, elle n'en était pas moins la patronne du commerce ; puis tournant la tête vers l'est, Arbacès sembla absorbé dans une prière silencieuse.

Au centre des degrés apparut un prêtre, vêtu de blanc depuis la tête jusqu'aux pieds, son voile surmontant sa couronne ; deux nouveaux prêtres vinrent relever ceux que nous avons déjà vus placés aux deux extrémités ; leur poitrine était à moitié nue ; une robe blanche et aux larges plis enveloppait le reste de leur corps. En même temps, un prêtre placé au bas des marches commença un air solennel sur un long instrument à vent. A la moitié des degrés se trouvait un autre flamine, tenant d'une main la couronne votive, et de l'autre une baguette blanche ; pour ajouter à l'effet pittoresque de cette cérémonie orientale, l'imposant ibis (oiseau sacré du culte égyptien) regardait du haut des murs le rite s'accomplir, ou se promenait au pied de l'autel.

Le flamine sacrificateur s'avança.

Cérémonie isiaque
in Roux, Herculanum et Pompéi,
tome II, planche 68, Paris, 1870

Le calme absolu d'Arbacès sembla se démentir. Lorsque les aruspices inspectèrent les entrailles des victimes, il parut éprouver une pieuse anxiété, et se réjouir lorsque les signes furent déclarés favorables, et que le feu commença à briller et à consumer les parties consacrées des victimes au milieu de la myrrhe et de l'encens ; un profond silence succéda alors aux chuchotements de l'assemblée. Les sacrificateurs se réunirent autour de la cella, et un autre prêtre, nu sauf une ceinture qui lui entourait les reins, s'élança en dansant, et implora avec des gestes étranges une réponse de la déesse. Il tomba enfin d'épuisement ; la statue sembla s'agiter intérieurement, on entendit un lent murmure ; sa tête se baissa trois fois, ses lèvres s'ouvrirent, et une voix caverneuse prononça ces paroles mystérieuses :

On voit comme un coursier venir la vague énorme,
Et souvent en tombeau le rocher se transforme.
Nos fortunes, nos jours, sont dans les mains du sort ;
Mais vos légers vaisseaux naviguent vers le port.

La voix cessa de se faire entendre, la foule respira plus librement, les marchands se regardèrent les uns les autres.

«Rien de plus clair, s'écria Diomède ; l'oracle annonce une tempête, comme il y en a souvent au commencement de l'automne ; mais nos vaisseaux seront sauvés. O bienfaisante Isis !

- Honneur éternel à la déesse ! dirent les marchands. Sa prédiction cette fois n'est pas équivoque.»

Elevant la main pour imposer silence aux assistants, car les rites d'Isis enjoignaient un mutisme presque impossible à obtenir des Pompéiens, le grand prêtre répandit sa libation sur l'autel, et après une courte prière, la cérémonie étant terminée, la foule se retira. Pendant qu'elle se dispersait de côté et d'autre, l'Egyptien demeura près de la grille, et, lorsque le passage fut suffisamment éclairé, un des prêtres s'approcha de lui, et le salua avec toutes les marques d'une amicale familiarité !

La physionomie de ce prêtre était loin de prévenir en sa faveur : son crâne rasé était si déprimé et son front si étroit, que sa conformation le rapprochait beaucoup de celle d'un sauvage de l'Afrique, à l'exception des tempes, où l'on remarquait l'organe appelé acquisivité par les disciples d'une science dont le nom est moderne, mais dont les anciens (comme leurs sculptures nous l'indiquent) connaissaient mieux qu'eux la pratique ; on voyait sur cette tête deux protubérances larges et presque contre nature, qui la rendaient encore plus difforme. Le tour des sourcils était sillonné d'un véritable réseau de rides profondes ; les yeux noirs et petits roulaient dans des orbites d'un jaune sépulcral ; le nez, court mais gros, s'ouvrait avec de grandes narines pareilles à celles des satyres ; ses lèvres épaisses et pâles, ses joues aux pommettes saillantes, les couleurs livides et bigarrées qui perçaient à travers sa peau de parchemin, complétaient un ensemble que personne ne pouvait voir sans répugnance, et peu de gens sans terreur et sans méfiance.

Quelque projet que conçût l'âme, la forme du corps paraissait propre à les exécuter. Les muscles vigoureux du cou, la large poitrine, les mains nerveuses et les bras maigres et longs qui étaient nus jusqu'au-dessus du coude, témoignaient d'une nature capable d'agir avec énergie ou de souffrir avec patience.

«Calénus, dit l'Egyptien à ce flamine de bizarre apparence, vous avez beaucoup amélioré la voix de la statue, en suivant mes avis, et vos vers sont excellents ; il faut toujours prédire la bonne fortune, à moins qu'il n'y ait certitude que la prédiction ne se réalisera pas.

- En outre, ajouta Calénus, si la tempête a lieu, et si elle engloutit les vaisseaux maudits, ne l'aurons-nous pas annoncée, et les vaisseaux ne seront-ils pas au port ? Le marinier dans la mer Egée, dit Horace, prie pour obtenir le repos. Or, quel est le port plus tranquille pour lui que le fond des flots ?

- Très bien, Calénus ; je voudrais qu'Apaecidès prît des leçons de votre sagesse ; mais j'ai à conférer avec vous relativement à lui et sur d'autres matières ; pouvez-vous m'admettre dans quelque appartement moins sacré ?

- Assurément», répondit le prêtre en le conduisant vers une des cellules qui entouraient la porte ouverte.

Là, ils s'assirent devant une petite table qui leur présentait des fruits, des oeufs, plusieurs plats de viandes froides, et des vases pleins d'excellents vins. Pendant que les deux compagnons faisaient cette collation, un rideau tiré sur l'entrée, du côté de la cour, les dérobait à la vue, mais les avertissait, par son peu d'épaisseur, qu'ils eussent à parler bas, ou à ne pas trahir leur secret. Ils prirent le premier parti.

«Vous savez, dit Arbacès d'une voix qui agitait à peine l'air, tant elle était douce et légère, vous savez que j'ai toujours eu pour règle de m'attacher à la jeunesse... Les esprits flexibles et non encore formés deviennent mes meilleurs instruments. Je les travaille, je les tisse, je les moule selon ma volonté. Je ne fais des hommes que des serviteurs ; mais des femmes...

- Vous en faites des maîtresses, dit Calénus, dont le sourire livide enlaidissait encore les traits disgracieux.

- Oui, je ne le nie pas : la femme est le premier but, le grand désir de mon âme ; de même que vous autres, vous engraissez les victimes pour le sacrifice, moi, j'aime à élever les amantes consacrées à mes plaisirs. J'aime à cultiver, à mûrir leurs esprits, à développer la douce fleur de leurs passions cachées, afin de préparer un fruit à la hauteur de mon goût. Je déteste vos courtisanes toutes faites et trop accomplies. C'est dans le progrès (progrès qui s'ignore lui-même), de l'innocence au désir, que je trouve le charme véritable de l'amour ; c'est ainsi que je défie la satiété : en contemplant la fraîcheur des sensations chez les autres, je conserve la fraîcheur des miennes. Les jeunes cœurs de mes victimes, voilà les ingrédients que je jette dans la chaudière où je puise un rajeunissement perpétuel. Mais c'est assez : venons à notre sujet. Vous savez que j'ai rencontré il y a quelque temps, à Néapolis, Ione et Apaecidès, frère et soeur, enfants d'Athéniens qui étaient venus demeurer dans cette cité. La mort de leurs parents, qui me connaissaient et m'estimaient, me constitua leur tuteur ; je ne négligeai rien de ma charge. Le jeune homme, docile et d'un caractère plein de douceur, céda sans peine à l'impression que je voulus lui donner. Après les femmes, ce que j'aime, ce sont les souvenirs de mon pays natal ; je me plais à conserver, à propager dans les contrées lointaines (que ses colonies peuplent peut-être encore), nos sombres et mystiques croyances. Je trouve, je crois, autant de plaisir à tromper les hommes qu'à servir les dieux. J'appris à Apaecidès à adorer Isis. Je lui révélai quelques-unes des sublimes allégories que son culte voile ; j'excitai dans une âme particulièrement disposée à la ferveur religieuse cet enthousiasme dont la foi remplit l'imagination. Je l'ai placé parmi vous, chez un des vôtres.

- Il est à nous, dit Calénus ; mais, en stimulant sa foi, vous l'avez dépouillé de la sagesse. Il s'effraye de ne plus se sentir dupe. Nos honnêtes fraudes, nos statues qui parlent, nos escaliers dérobés le tourmentent et le révoltent. Il gémit, il se désole et converse avec lui-même ; il refuse de prendre part à nos cérémonies. On l'a vu fréquenter la compagnie d'hommes suspects d'attachement pour cette secte nouvelle et athée, qui renie tous nos dieux et appelle nos oracles des inspirations de l'esprit malfaisant dont parlent les traditions orientales. Nos oracles, hélas ! nous savons trop où ils puisent leurs inspirations.

- Voilà ce que je soupçonnais, dit Arbacès rêveur, d'après les reproches qu'il m'a adressés la dernière fois que je l'ai rencontré ; il m'évite depuis quelque temps. Je veux le chercher ; je veux continuer mes leçons. Je l'introduirai dans le sanctuaire de la sagesse, je lui enseignerai qu'il y a deux degrés de sainteté : le premier, la foi ; le second, la fraude ; l'un pour le vulgaire, le second pour le sage.

- Je n'ai jamais passé par le premier, dit Calénus, ni vous non plus, je pense, Arbacès.

- Vous êtes dans l'erreur, répliqua gravement l'Egyptien ; je crois encore aujourd'hui, non pas à ce que j'enseigne, mais à ce que je n'enseigne pas ; la nature possède quelque chose de sacré que je ne puis ni ne veux contester ; je crois à ma science, et elle m'a révélé... mais ce n'est pas la question ; il s'agit de sujets plus terrestres et plus attrayants. Si je parvenais ainsi à mon but en ce qui concernait Apaecidès, quels étaient mes desseins sur Ione ? Vous vous doutez déjà que je la destine à être ma reine, ma femme, l'Isis de mon cœur ! Jusqu'au jour où je l'ai vue, j'ignorais tout l'amour dont ma nature est capable.

- J'ai entendu dire de tous côté que c'était une nouvelle Hélène», dit Calénus, et ses lèvres firent entendre un léger bruit de dégustation (mais était-ce en l'honneur de la beauté d'Ione, ou en l'honneur du vin qu'il venait de boire ? il serait difficile de le dire.)

«Oui ; sa beauté est telle que la grâce n'en a jamais produit de plus parfaite, poursuivit Arbacès, et ce n'est pas tout : elle a une âme digne d'être associée à la mienne. Son génie surpasse le génie des femmes : vif, éblouissant, hardi... La poésie coule spontanément de ses lèvres : exprimez une vérité, et, quelque compliquée et profonde qu'elle soit, son esprit la saisit et la domine. Son imagination et sa raison ne sont pas en guerre l'une avec l'autre ; elles sont d'accord pour la diriger, comme les vents et les flots pour conduire un vaisseau superbe. A cela elle joint une audacieuse indépendance de pensée. Elle peut marcher seule dans le monde. Elle peut être brave autant qu'elle est gracieuse. C'est là le caractère que toute ma vie j'ai cherché dans une femme, et que je n'ai jamais trouvé. Ione doit être à moi. Elle m'inspire une double passion. Je veux jouir de la beauté de l'âme non moins que de celle du corps.

- Elle n'est donc pas encore à vous ? dit le prêtre. - Non ; elle m'aime, mais comme ami ; elle m'aime avec son intelligence seule. Elle me suppose les vertus vulgaires que j'ai seulement la vertu plus élevée de dédaigner. Mais laissez-moi continuer son histoire. Le frère et la soeur étaient jeunes et riches ; Ione est orgueilleuse et ambitieuse... orgueilleuse de son esprit, de la magie de sa poésie, du charme de sa conversation. Lorsque son frère me quitta et entra dans votre temple, elle vint aussi à Pompéi, afin d'être plus près de lui. Ses talents n'ont pas tardé à s'y révéler. La foule qu'elle appelle se presse à ses fêtes. Sa voix enchante ses hôtes, sa poésie les subjugue. Il lui plaît de passer pour une seconde Erinna.

- Ou bien pour une Sapho.

- Mais une Sapho sans amour ! Je l'ai encouragée dans cette vie pleine de hardiesse, où la vanité se mêle au plaisir. J'aimais à la voir s'abandonner à la dissipation et au luxe de cette cité voluptueuse. Je désirais énerver son âme ; oui, cher Calénus ; mais jusqu'ici elle a été trop pure pour recevoir le souffle brûlant qui devait, selon mon espérance, non pas effleurer, mais ronger ce beau miroir. Je souhaitais qu'elle fût entourée d'adorateurs vides, vains, frivoles (adorateurs que sa nature ne peut que mépriser), afin qu'elle sentît le besoin d'aimer. Alors, dans ces doux intervalles qui succèdent àl'excitation du monde, je me flattais de faire agir mes prestiges, de lui inspirer de l'intérêt, d'éveiller ses passions, de posséder enfin son cœur ; car ce n'est ni la jeunesse, ni la beauté, ni la gaieté, qui sont faites pour fasciner Ione ; il faut conquérir son imagination, et la vie d'Arbacès n'a été qu'un long triomphe sur des imaginations de ce genre.

- Quoi ! aucune crainte de vos rivaux ? La galante Italie est cependant familiarisée avec l'art de plaire.

- Je ne crains personne. Son âme méprise la barbarie romaine, et se mépriserait elle-même si elle admettait une pensée d'amour pour un des enfants de cette race née d'hier.

- Mais vous êtes Egyptien, vous n'êtes pas Grec.

- L'Egypte, répondit Arbacès, est la mère d'Athènes ; sa Minerve tutélaire est notre divinité, et son fondateur, Cécrops, était un fugitif de Saïs l'Egyptienne. Je l'ai déjà appris à Ione, et dans mon sang elle vénère les plus anciennes dynasties de la terre. Cependant, j'avoue que depuis peu un soupçon inquiet a traversé mon esprit. Elle est plus silencieuse qu'elle n'avait coutume de l'être ; la musique qu'elle préfère est celle qui peint le mieux la mélancolie et pénètre le plus profondément dans l'âme. Elle pleure sans raison de pleurer. Peut-être est-ce un commencement d'amour ? ... Peut-être n'est-ce que le désir d'aimer ? Dans l'un ou l'autre cas, il est temps pour moi d'opérer sur son imagination et sur son cœur : dans le premier cas, de ramener à moi cette source d'amour qui s'égare ; dans l'autre, de la faire jaillir à mon bénéfice. C'est pour cela que j'ai songé à vous.

- En quoi puis-je vous être utile ?

- Je me propose de l'inviter à une fête chez moi ; je veux éblouir, étonner, enflammer ses sens. Nos arts, au moyen desquels l'Egypte dompte ses novices, doivent être employés dans cette circonstance, et, sous les mystères de la religion, je prétends lui découvrir les secrets de l'amour.

- Ah! je comprends : un de ces voluptueux banquets auxquels nous autres, prêtres d'Isis, en dépit de la rigueur de nos voeux de mortification, nous avons plus d'une fois assisté dans votre demeure.

- Non, non, pouvez-vous penser que ses chastes yeux soient disposés à voir de telles scènes ? Non ; mais nous devons d'abord séduire le frère... tâche plus facile. Ecoutez-moi, voici mes instructions.»

Joseph M. Gleeson, 1891


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(1)  Sylla est réputé avoir transporté en Italie le culte d'Isis l'Egyptienne, culte qui fit vite fureur et devint singulièrement à la mode chez les dames romaines. La prêtrise de la déesse faisait voeu de chasteté, et, comme toute fraternité semblable, fut célèbre pour ses débauches. Juvénal désigne les prêtresses d'une dénomination «Isicae lenae» indiquant combien elles furent ouvertes aux amants, et comment, sous le manteau de la nuit, plus d'une intrigue amoureuse se déroula aux abords des temples sacrés. Une matrone fit voeu de veiller un certain nombre de nuits auprès de l'autel d'Isis ; sacrifice de continence vis-à-vis de son époux, qu'elle octroya à son amant ! Tandis qu'une pulsion de la nature humaine était ainsi séduite, une autre, à peine moins forte, était asservie à la déesse, à savoir : la crédulité. Les prêtres d'Isis prétendirent connaître et la magie et l'avenir. Les magiciens égyptiens furent consultés et vénérés comme des oracles, aussi bien par des femmes de toute classe sociale que par beaucoup de membres du sexe fort. Voltaire essaie, avec une bien plausible ingéniosité, de prouver que les Gitans sont des survivants des anciens prêtres et prêtresses d'Isis, mâtinés de ceux de la déesse syrienne. A l'époque d'Apulée, ces révérés imposteurs avaient perdu toute dignité et toute importance ; méprisés, pauvres, ils erraient, vendeurs de prophéties et soigneurs de maux ; et Voltaire nous invite astucieusement à remarquer qu'Apulée n'a pas oublié leur grande habileté à chaparder dans les dépendances et les cours - par la suite, ils pratiquèrent la chiromancie et des danses singulières (danses bohémiennes ? ). «Ainsi, conclut trop rapidement le Français, se termina la religion d'Isis et d'Osiris dont les seuls noms nous inspirent toujours une crainte respectueuse.» Cependant, à l'heure où se déroule mon histoire, le culte d'Isis était à son zénith, et les très riches fidèles dépêchaient des envoyés jusqu'au Nil pour pouvoir arroser de ses eaux chargées de mystères les autels de la déesse. J'ai introduit l'ibis dans la description du temple d'Isis, bien qu'il ait été supposé que cet oiseau dépérissait et mourait après son départ d'Egypte ; mais pour de multiples raisons, trop longues à énumérer ici, j'ai tendance à croire que ce volatile ne fut nullement rare dans les temples italiens d'Isis, quoiqu'il n'y vécut point longtemps et refusa de se reproduire sous un climat étranger.