La vie oisive à Pompéi. Tableau en
miniature des bains de Rome
Lorsque Glaucus quitta Ione, il lui sembla qu'il avait des
ailes. Dans l'entrevue dont elle l'avait favorisé, il
avait compris distinctement, pour la première fois,
que son amour n'était pas mal accueilli, et qu'il
pourrait en obtenir la douce récompense. Cette
espérance le remplissait d'un ravissement tel, que la
terre et le ciel lui paraissaient trop étroits pour
qu'il respirât à son aise. Sans se douter qu'il
venait de laisser un ennemi derrière lui, et oubliant
non seulement les insultes, mais même la propre
existence d'Arbacès, Glaucus traversa de joyeuses rues
en fredonnant, dans l'ivresse de son âme, la musique de
l'air qu'Ione avait écouté avec tant
d'intérêt. Il entra dans la rue de la Fortune,
qui était garnie d'un haut trottoir, et dont les
maisons, peintes au dehors et au dedans, laissaient voir de
tous côtés leurs fresques éclatantes ; au
bout de chaque rue s'élevait un arc de triomphe.
Temple de la Fortune, in
Weichardt (1907) p.40-41
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Au moment où Glaucus arrivait devant le temple de
la Fortune, le portique avancé de ce magnifique temple
(qu'on suppose avoir été bâti par un des
membres de la famille de Cicéron, peut-être par
l'orateur lui-même) prêtait un caractère
vénérable et imposant à une scène
plus brillante d'ailleurs que majestueuse. Ce temple
était un des plus gracieux modèles de
l'architecture romaine. Il était élevé
sur un podium assez considérable, et l'on voyait
l'autel de la déesse entre deux escaliers conduisant
à une plate-forme. De cette plate-forme un autre
escalier allait joindre le portique aux colonnes
cannelées, auquel étaient suspendues des
guirlandes de fleurs. Aux deux extrémités du
temple on voyait deux statues dues à l'art de la
Grèce ; et à peu de distance du temple, l'arc
de triomphe se dressait avec une statue équestre de
Caligula, flanquée de trophées en bronze. Une
foule animée était rassemblée dans
l'espace qui précédait le temple : les uns
assis sur des bancs, et discutant la politique de l'empire ; les autres s'entretenant du prochain spectacle de
l'amphithéâtre. Un groupe de jeunes gens faisait
l'éloge d'une beauté nouvelle ; un autre
s'occupait des mérites de la dernière picce de
théâtre ; un troisième groupe, d'un
âge plus respectable, calculait les chances du commerce
d'Alexandrie ; celui-là était
particulièrement composé de marchands en
costume oriental, aux robes flottantes, avec pantoufles
ornées de pierreries. Leur maintien sérieux
formait un frappant contraste avec les tuniques
serrées et les gestes expressifs des Italiens : car ce
peuple, impatient et aimable, avait alors, comme à
présent, un langage distinct de la parole, langage de
signes et de mouvements des plus vifs et des plus
significatifs ; ses descendants l'ont conservé, et le
savant Jorio a composé un très
intéressant ouvrage sur cette espèce de
gesticulation hiéroglyphique.
Glaucus, en pénétrant d'un pas léger
dans cette foule, se trouva bientôt au milieu de ses
amis les plus gais et les plus dissipés.
«Ah ! dit Salluste, il y a un lustre que je ne vous ai
vu.
- Et comment avez-vous passé ce lustre ? quels
nouveaux mets avez-vous découverts ?
- J'ai donné mon temps à la science,
répondit Salluste, et j'ai fait des expériences
sur la manière de nourrir les lamproies. J'avoue que
je désespère de les amener au point de
perfection que nos ancêtres romains avaient
obtenu.
- Malheureux Salluste ! Et pourquoi ?
- Parce que, reprit-il en soupirant, il n'est plus permis de
leur donner quelque esclave à manger. J'ai
été souvent tenté, malgré cela,
de jeter dans mon réservoir un gros maître
d'hôtel que je possède ; je suis sûr que
sa chair donnerait au poisson la plus exquise saveur. Mais
les esclaves ne sont plus des esclaves aujourd'hui, et n'ont
plus de sympathies pour les intérêts de leurs
maîtres ; sans quoi Davus se livrerait lui-même
aux lamproies pour m'obliger.
- Quelles nouvelles de Rome ? dit Lépidus en
s'approchant du groupe d'un air languissant.
- L'empereur a donné un splendide souper aux
sénateurs, répondit Salluste.
- C'est un bon prince, dit Lépidus ; on assure qu'il
ne renvoie jamais personne sans lui accorder sa
requête.
- Peut-être me laisserait-il jeter un esclave dans mon
réservoir, se hâta d'ajouter Salluste.
- Cela se pourrait bien, dit Glaucus, car pour faire une
faveur à un Romain, il faut d'abord que ce soit
toujours aux dépens d'un autre. Soyez certain que
chaque sourire de Titus a causé bien des larmes.
- Longue vie à Titus ! » cria Pansa en entendant
prononcer le nom de l'empereur, au moment où il
s'avançait d'un air protecteur dans la foule ; «il a promis une place de questeur à mon
frère, qui a perdu sa fortune.
- Et qui souhaite de la refaire aux dépens du peuple,
n'est-ce pas, cher Pansa ? dit Glaucus.
- Assurément, répondit Pansa.
- Voilà comment le peuple sert à quelque chose,
continua Glaucus.
- Sans doute, poursuivit Pansa ; mais il faut que j'aille
visiter l'aerarium, qui a besoin d'être
réparé.»
Alors, en se donnant beaucoup d'importance, l'édile
s'éloigna accompagné d'une longue suite de
clients qui se distinguaient du reste de la foule par leurs
toges (car les toges, marque autrefois de la liberté,
étaient devenues un signe de servilité envers
le patron).
«Pauvre Pansa ! dit Lépidus, il n'a jamais le
temps de prendre un plaisir. Le ciel soit loué de ce
que je ne suis pas édile !
- Ah ! Glaucus, comment vous portez-vous ? Toujours gai ? s'écria Claudius en se joignant au groupe.
- Etes-vous venu pour faire un sacrifice à la Fortune ? dit Salluste.
- Je sacrifie à la Fortune toutes les nuits,
répondit le joueur.
- Je le sais, et personne ne lui offre plus de
victimes.
- Par Hercule, voilà un bon mot, dit Glaucus en
riant.
- Vous avez toujours la lettre du chien à la bouche,
Salluste, répliqua Claudius avec humeur ; vous grognez
continuellement.
- Je puis bien avoir à la bouche la lettre du chien,
reprit Salluste, puisque, lorsque je joue avec vous, j'ai
toujours à la main les points du chien.
- Paix ! » dit Glaucus en prenant une rose à une
bouquetière qui se tenait près d'eux.
- «La rose est l'emblème du silence»,
reprit Salluste ; mais je n'aime à la voir qu'à
la table du souper. A propos, ajouta-t-il, Diomède
donne grande fête la semaine prochaine ; êtes-vous invité, Glaucus ?
- Oui, j'ai reçu une invitation ce matin.
- Moi aussi, dit Salluste
en tirant de sa ceinture un petit morceau de papyrus ; je
vois qu'il nous convie une heure plus tôt que de
coutume. Cela prouve que la fête sera magnifique
(1). - Oh ! il est riche
comme Crésus, dit Claudius, et le menu de ses festins
est aussi long qu'un poème épique.
- Allons aux bains, dit Glaucus ; c'est le moment où
tout le monde y va, et Fulvius, que vous admirez tous, vous y
lira sa dernière ode.»
Les jeunes gens accédèrent à cette
proposition et se dirigèrent vers les bains.
Quoique les thermes, ou bains publics, fussent établis
plutôt pour les pauvres que pour les riches (car
ceux-là avaient des bains dans leurs propres maisons),
c'était néanmoins pour les personnes de tout
rang un lieu favori de conversation, et le rendez-vous le
plus cher de ce peuple indolent et joyeux. Les bains de
Pompéi différaient naturellement, dans le plan
et dans la construction, des thermes vastes et
compliqués de Rome ; et il paraît, en effet, que
dans chaque ville de l'empire, il y avait toujours quelque
légère modification dans l'arrangement de
l'architecture générale des bains publics. Ceci
étonne singulièrement les savants, comme si les
architectes et la mode n'avaient pas eu leurs caprices avant
le XIXe siècle. Les amis entrèrent par le
porche principal de la rue de la Fortune. A l'aile du
portique était assis le gardien du bain, ayant devant
lui deux boîtes, l'une pour l'argent qu'il recevait,
l'autre pour les billets qu'il distribuait. Des personnes de
toutes classes se reposaient sur des sièges, tandis
que d'autres, selon l'ordonnance prescrite par les
médecins, se promenaient d'un bout à l'autre du
portique, et s'arrêtaient çà et là
pour regarder les innombrables affiches de jeux, de ventes ou
d'expositions, qui étaient peintes ou inscrites sur
les murs. Le spectacle annoncé dans
l'amphithéâtre faisait le principal sujet de la
conversation ; et chacun des survenants était
questionné vivement par quelque groupe empressé
de savoir si Pompéi avait eu aussi la chance de
rencontrer quelque monstrueux criminel, convaincu de
sacrilège ou de meurtre, qui permettrait enfin aux
édiles de jeter un homme à dévorer au
lion ; tous les autres divertissements paraissaient
pâles et fastidieux, comparés à la
probabilité de cette bonne fortune.
«Pour ma part, dit un orfèvre à l'air
enjoué, je pense que l'empereur, s'il est aussi
généreux qu'on le prétend, ferait bien
de nous envoyer un Juif.
- Pourquoi ne pas prendre un des nouveaux adeptes de la secte
des Nazaréens ? dit un philosophe ; je ne suis pas
cruel ; mais un athée, qui nie Jupiter lui-même,
ne mérite pas de pitié.
- Je ne m'inquiète pas du nombre de dieux que peut
adorer un homme, reprit l'orfèvre ; mais les renier
tous, voilà qui est monstrueux.
- Cependant, dit Glaucus, j'imagine que ces gens ne sont pas
absolument athées : on m'a assuré qu'ils
croyaient à un dieu et à un autre monde.
- C'est une erreur, mon cher Glaucus, répondit le
philosophe ; j'ai conféré avec eux : ils m'ont
ri au nez lorsque j'ai parlé de Pluton et du
Tartare.
- Dieux tout-puissants ! s'écria l'orfèvre avec
horreur ; y a-t-il quelques-uns de ces misérables
à Pompéi ?
- Il y en a, mais peu. Ils se rassemblent dans des lieux si
secrets qu'il est impossible de les
découvrir.»
Glaucus s'éloigna de quelques pas. Un sculpteur,
enthousiaste de son art, le contempla avec admiration.
«Ah ! s'écria-t-il, si nous pouvions mettre
celui-là dans l'arène ! quel beau modèle
cela ferait ! Quels membres ! quelle tête ! Il aurait
dû être gladiateur ! C'est un sujet... un vrai
sujet digne de notre art. Pourquoi ne le donne-t-on pas au
lion ! »
Pendant cette exclamation du sculpteur, Fulvius, poète
romain que ses compatriotes déclaraient immortel, et
dont le nom, sans cette histoire, ne serait pas parvenu
jusqu'à notre siècle négligent, Fulvius
s'approcha vivement de Glaucus.
«O mon Athénien, mon Glaucus, dit-il, vous
êtes venu pour entendre mon ode. C'est un honneur que
vous me faites, vous, un Grec, qui rendez poétique le
langage ordinaire de la vie. Combien je vous remercie ! Ce
n'est qu'une bagatelle ; mais, si j'obtiens votre
approbation, je pourrai peut-être arriver
jusqu'à Titus. O Glaucus un poête sans patron
est une amphore sans étiquette : le vin peut
être bon, mais personne ne lui rend hommage ; et que
dit Pythagore ? «L'encens est pour les dieux, la
louange pour l'homme» ; un patron est donc le
prêtre du poète : il lui procure l'encens et lui
gagne des croyants.
- Mais tout Pompéi est votre patron, tout portique est
un autel élevé en votre honneur.
- Ah ! oui, les pauvres Pompéiens sont très
honnêtes... ils aiment à honorer le
mérite ; mais ce ne sont que les habitants d'une
petite ville... Spero meliora... Entrerons-nous ?
- Certainement ; nous perdons le temps que nous passons
à ne pas écouter votre
poème.»
En ce moment, une vingtaine de personnes se
précipitèrent des bains dans le portique, et un
esclave de garde à la porte d'un petit corridor admit
dans ce passage le poète, Glaucus, Claudius et un
groupe des autres amis du poète.
«Pauvre salle, comparée aux thermes de Rome, dit
Lépidus avec mépris.
- Ceci est pourtant d'un assez bon goût», dit
Glaucus, disposé à trouver toute chose
charmante, en désignant les étoiles qui
décoraient le plafond.
Lépidus haussa les épaules, mais il
était trop indolent pour répondre.
Ils entrèrent alors
dans une chambre un peu plus spacieuse, qui servait
d'apodyterium (lieu où les baigneurs se
préparaient à leurs voluptueuses ablutions) ; le plafond cintré s'élevait au-dessus d'une
corniche que décoraient brillamment des peintures
grotesques et bigarrées ; il était
lui-même divisé en blancs compartiments
bordés de cramoisi d'une très riche
façon ; le pavé net et brillant était
composé de blanches mosaïques ; autour des murs
se trouvaient des bancs pour la commodité des
paresseux. Cette salle ne possédait pas les nombreuses
et spacieuses fenêtres que Vitruve attribue à
son plus magnifique frigidarium. Les Pompéiens,
comme les Italiens du Midi, aimaient à se soustraire
au lumineux éclat de leurs cieux enflammés, et
associaient volontiers l'ombre et la volupté. Deux
fenêtres de verre (2) admettaient seules des rayons
doux et voilés, et la façade dans laquelle
l'une de ces fenêtres était placée,
s'embellissait d'un large bas-relief qui représentait
la destruction des Titans.
Fulvius s'assit dans cet appartement d'un air magistral, et
ses auditeurs rassemblés autour de lui
l'engagèrent à commencer sa lecture.
Le poète ne demandait pas des sollicitations
très vives. Il tira de sa ceinture un rouleau de
papyrus, et, après avoir toussé deux ou trois
fois, tant pour imposer silence que pour éclaircir sa
voix, il déclama cette ode merveilleuse, dont,
à son grand regret, l'auteur de cette histoire n'a pu
retrouver un seul vers.
Aux applaudissements qu'elle reçut, on peut croire
qu'elle était digne de la réputation du
poète. Glaucus fut le seul des auditeurs à ne
pas reconnaître qu'elle surpassait les meilleures odes
d'Horace.
Le poème achevé, ceux qui prenaient seulement
un bain froid commencèrent à se
déshabiller ; ils suspendirent leurs vêtements
à des crochets posés dans le mur, et,
après avoir reçu, selon leur condition, de la
main de leurs esclaves, ou de celle des esclaves appartenant
aux thermes, des robes flottantes, ils passèrent dans
cette gracieuse enceinte, qui existe encore, comme pour faire
rougir leur postérité méridionale qu'on
ne voit jamais se baigner.
Les plus voluptueux se rendaient, par une autre porte, dans
le tepidarium, salle qui était
élevée à une douce chaleur, en partie au
moyen d'un foyer mobile, mais surtout par un pavé
suspendu au-dessous duquel était conduit la calorique
du laconicum.
Tepidarium, in Gell, tome I,
p.107
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Les baigneurs de cette classe, après avoir
quitté leurs vêtements, demeuraient quelque
temps à jouir de la chaleur artificielle d'une
atmosphère délicieuse ; et cette pièce,
à cause de son rang important dans la longue
série des ablutions, était encore plus
richement et plus soigneusement décorée que les
autres ; le plafond cintré était magnifiquement
sculpté et peint ; les fenêtres placées
en haut, en verre dépoli, n'admettaient que des rayons
vagues et incertains ; au-dessous des massives corniches, se
suivaient des figures en bas-relief vigoureusement
accusées ; les murs étaient d'un rouge cramoisi ; le pavé, carrelé avec art, se composait de
mosaïque blanche. Là, les habitués, qui se
baignaient sept fois par jour, demeuraient dans un
état de lassitude énervée et
silencieuse, soit avant, soit après le bain ; quelques-unes des victimes de cette poursuite acharnée
de la santé tournaient des yeux languissants vers les
nouveaux venus, et ne faisaient qu'un signe de tête
à leurs connaissances, par crainte de la fatigue de la
conversation.
De ce lieu, la compagnie se dispersait de nouveau, et chacun
écoutait son caprice : les uns allaient au
sudatorium, qui faisait l'office de nos bains de
vapeur, et de là au bain chaud lui-même ; les
autres, plus accoutumés à l'exercice, et
voulant s'épargner de la fatigue, se rendaient
immédiatement au calidarium ou bain d'eau.
Bain pompéien, in
Lagrèze, p.217
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Afin de compléter cette esquisse et de donner au
lecteur une notion de cette volupté si chérie
des anciens Romains, nous accompagnerons Lépidus, qui
passait régulièrement par tous les
degrés de la cérémonie, à
l'exception du bain froid, hors de mode depuis quelque temps.
Après s'être imprégné peu à
peu de la douce chaleur du tepidarium,
l'élégant de Pompéi se fit
conduire lentement dans le sudatorium.
Que le lecteur ici se dépeigne à lui-même
toutes les phases d'un bain de vapeur, accompagné de
parfums. Dès que notre baigneur eut subi cette
opération, il se remit dans la main de ses esclaves,
qui l'accompagnaient toujours au bain, et les gouttes de
sueur furent enlevées avec une espèce de
grattoir, qu'un moderne voyageur a prétendu
n'être bon que pour ôter les malpropretés
de la peau, quoiqu'il ne dût guère en exister
chez un baigneur d'habitude. De là, un peu refroidi,
il passa dans le bain d'eau, où l'on répandit
à profusion sur lui de frais parfums, et, quand il en
sortit par la porte opposée de la pièce, une
pluie rafraîchissante inonda sa tête et son
corps. Alors, se revêtant d'une robe
légère, il retourna au tepidarium où il
trouva Glaucus, qui n'était pas allé jusqu'au
sudatorium ; et le véritable plaisir, ou plutôt
l'extravagance du bain commença. Les esclaves, ayant
à la main des fioles d'or, d'albâtre ou de
cristal, ornées de pierres précieuses, en
distillaient les onguents les plus rares pour frotter les
baigneurs. Le nombre de ces smegmata dont se servaient
les personnes riches remplirait un volume, surtout si le
volume était publié par un de nos
éditeurs à la mode. C'était
l'amoracimum, le megalium, le nardum...
omne quod exit in um. Pendant ce temps, une douce
musique se faisait entendre dans une chambre voisine, et ceux
qui usaient des bains avec modération,
rafraîchis et ranimés par cette gracieuse
cérémonie, causaient avec toute la
vivacité et toute la fraîcheur d'une existence
rajeunie.
«Béni soit celui qui a inventé les bains ! » dit Glaucus en s'étendant sur un des
sièges de bronze (recouverts alors de moelleux
coussins) que le visiteur de Pompéi trouve encore dans
ce même tepidarium. «Que ce soit Hercule ou
Bacchus, il mérite l'apothéose !
- Mais dites-moi, demanda un citoyen chargé
d'embonpoint, lequel soupirait et soufflait pendant que le
grattoir s'exerçait sur sa peau ; dites-moi, ô
Glaucus ! ... Maudites soient tes mains, esclave, tu
m'écorches ! ... Dites-moi... aïe ! aïe ! ...
les bains de Rome sont-ils aussi magnifiques qu'on le dit ? »
Glaucus se retourna et reconnut Diomède, non pas sans
difficulté, tant les joues du brave homme
étaient enflammées par la transpiration et par
l'opération qu'il subissait. «Je me figure
qu'ils sont bien plus beaux que ceux-ci, n'est-ce pas ? »
Glaucus, retenant un sourire, répondit :
«Imaginez tout Pompéi converti en bains, et vous
vous formerez alors une idée de la grandeur des
thermes impériaux de Rome, mais seulement de la
grandeur, imaginez tous les amusements de l'esprit et du
corps ; énumérez tous les jeux gymnastiques que
nos ancêtres ont inventés ; rappelez-vous tous
les livres que l'Italie et la Grèce ont produits ; supposez des salles pour ces jeux, des admirateurs pour tous
ces ouvrages ; ajoutez à cela des bains de la plus
grande dimension et de la construction la plus
compliquée ; mêlez-y partout des jardins, des
théâtres, des portiques, des écoles ; figurez-vous, en un mot, une cité de dieux,
composée uniquement de palais et d'édifices
publics, et vous aurez une image assez faible encore de la
magnificence des grands bains de Rome.
- Par Hercule ! dit Diomède en ouvrant les yeux, il y
a de quoi employer toute la vie d'un homme rien qu'à
se baigner.
- Cela se voit souvent à Rome, reprit gravement
Glaucus. Il y a bien des gens qui passent leur vie aux bains.
Ils y arrivent au moment où les portes s'ouvrent, et
n'en sortent qu'à l'heure où elles se ferment.
Ils semblent ne connaître rien de Rome, ou
mépriser tout ce qui peut y exister d'ailleurs.
- Par Pollux ! vous m'étonnez.
- Ceux-là mêmes qui ne se baignent que trois
fois le jour, s'efforcent de consumer leur vie dans cette
occupation ; ils prennent quelque exercice dans le jeu de
paume ou dans les portiques pour se préparer à
leur premier bain, et se rendent au théâtre pour
se rafraîchir ensuite. Ils prennent leur dîner
sous les arbres en songeant à leur second bain.
Pendant qu'on le prépare, leur digestion
s'achève. Après le second bain, ils se retirent
dans quelque péristyle pour entendre un nouveau
poète réciter ses vers ; ou ils entrent dans la
bibliothèque, afin de s'endormir, le front sur quelque
vieil auteur. L'heure du souper est venue ; le souper est
regardé comme faisant partie du bain ; ils se baignent
ensuite une troisième fois, et restent encore, ce beau
lieu leur paraissant le plus agréable du monde pour
converser avec leurs amis.
- Par Hercule ! n'avons-nous pas leurs imitateurs à
Pompéi ?
- Oui, et sans avoir leur excuse ; les superbes voluptueux de
Rome sont heureux ; ils ne voient autour d'eux que la
puissance et la splendeur ; ils ne visitent pas les quartiers
infimes de la ville ; ils ne savent pas que la
pauvreté existe sur la terre. Toute la nature leur
sourit, et la seule grimace qu'ils puissent lui reprocher,
c'est lorsqu'elle les envoie au bord du Cocyte. Croyez-moi,
ce sont là les vrais philosophes ! »
Pendant que Glaucus causait ainsi, Lépidus, les yeux
fermés et ne respirant qu'à moitié,
subissait toutes les opérations mystiques dont il ne
permettait à ses esclaves d'omettre aucune.
Après les parfums et les onguents, ils
répandirent sur sa personne une poudre voluptueuse qui
empêchait la chaleur de revenir, et cette poudre
enlevée au moyen de la pierre ponce, il
commença à revêtir, non pas les
habillements qu'il avait en entrant, mais de plus riches
qu'on appelait «la synthèse», et qui
marquaient tout le respect qu'on portait au prochain souper,
repas qu'il serait plus convenable d'appeler dîner,
d'après la manière que nous avons de mesurer le
temps, puisqu'on le prenait vers trois heures de
l'après-midi. Cela fait, il ouvrit les yeux et donna
un signe de retour à la vie.
Au même instant, Salluste, par un bâillement
prolongé, témoigna aussi de son
existence.
«C'est l'heure du souper, dit l'épicurien ; Glaucus et Lépidus, venez souper avec moi.
- Rappelez-vous que vous êtes tous engagés chez
moi pour la semaine prochaine, dit Diomède, qui se
montrait tout fier de jouir de la connaissance d'hommes
à la mode.
- Ah ! nous n'aurons garde d'oublier, s'écria Salluste ; le siège de la mémoire, cher Diomède,
est assurément dans l'estomac.»
Passant alors dans un coin plus frais et de là dans la
rue, nos élégants mirent fin à la
cérémonie d'un bain pompéien.
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(1) Les
Romains envoyaient comme nous des billets
d'invitation qui indiquaient l'heure du festin.
Si c'était une fête extraordinaire,
on s'assemblait une heure plus tôt que
d'habitude.paraissaient pâles et
fastidieux, comparés à la
probabilité de cette bonne fortune.
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(2) Les
fouilles faites à Pompéi ont
démontré l'erreur longtemps en
crédit chez les antiquaires, à
savoir que les vitrages étaient inconnus
aux Romains. L'usage, il est vrai, n'en
était pas commun parmi les classes
moyennes et inférieures dans leurs
habitations.
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