Livre I, chapitre 7

Chapitre 6 Sommaire Chapitre 8

La vie oisive à Pompéi. Tableau en miniature des bains de Rome

Lorsque Glaucus quitta Ione, il lui sembla qu'il avait des ailes. Dans l'entrevue dont elle l'avait favorisé, il avait compris distinctement, pour la première fois, que son amour n'était pas mal accueilli, et qu'il pourrait en obtenir la douce récompense. Cette espérance le remplissait d'un ravissement tel, que la terre et le ciel lui paraissaient trop étroits pour qu'il respirât à son aise. Sans se douter qu'il venait de laisser un ennemi derrière lui, et oubliant non seulement les insultes, mais même la propre existence d'Arbacès, Glaucus traversa de joyeuses rues en fredonnant, dans l'ivresse de son âme, la musique de l'air qu'Ione avait écouté avec tant d'intérêt. Il entra dans la rue de la Fortune, qui était garnie d'un haut trottoir, et dont les maisons, peintes au dehors et au dedans, laissaient voir de tous côtés leurs fresques éclatantes ; au bout de chaque rue s'élevait un arc de triomphe.

Temple de la Fortune, in Weichardt (1907) p.40-41

Au moment où Glaucus arrivait devant le temple de la Fortune, le portique avancé de ce magnifique temple (qu'on suppose avoir été bâti par un des membres de la famille de Cicéron, peut-être par l'orateur lui-même) prêtait un caractère vénérable et imposant à une scène plus brillante d'ailleurs que majestueuse. Ce temple était un des plus gracieux modèles de l'architecture romaine. Il était élevé sur un podium assez considérable, et l'on voyait l'autel de la déesse entre deux escaliers conduisant à une plate-forme. De cette plate-forme un autre escalier allait joindre le portique aux colonnes cannelées, auquel étaient suspendues des guirlandes de fleurs. Aux deux extrémités du temple on voyait deux statues dues à l'art de la Grèce ; et à peu de distance du temple, l'arc de triomphe se dressait avec une statue équestre de Caligula, flanquée de trophées en bronze. Une foule animée était rassemblée dans l'espace qui précédait le temple : les uns assis sur des bancs, et discutant la politique de l'empire ; les autres s'entretenant du prochain spectacle de l'amphithéâtre. Un groupe de jeunes gens faisait l'éloge d'une beauté nouvelle ; un autre s'occupait des mérites de la dernière picce de théâtre ; un troisième groupe, d'un âge plus respectable, calculait les chances du commerce d'Alexandrie ; celui-là était particulièrement composé de marchands en costume oriental, aux robes flottantes, avec pantoufles ornées de pierreries. Leur maintien sérieux formait un frappant contraste avec les tuniques serrées et les gestes expressifs des Italiens : car ce peuple, impatient et aimable, avait alors, comme à présent, un langage distinct de la parole, langage de signes et de mouvements des plus vifs et des plus significatifs ; ses descendants l'ont conservé, et le savant Jorio a composé un très intéressant ouvrage sur cette espèce de gesticulation hiéroglyphique.

Glaucus, en pénétrant d'un pas léger dans cette foule, se trouva bientôt au milieu de ses amis les plus gais et les plus dissipés.

«Ah ! dit Salluste, il y a un lustre que je ne vous ai vu.

- Et comment avez-vous passé ce lustre ? quels nouveaux mets avez-vous découverts ?

- J'ai donné mon temps à la science, répondit Salluste, et j'ai fait des expériences sur la manière de nourrir les lamproies. J'avoue que je désespère de les amener au point de perfection que nos ancêtres romains avaient obtenu.

- Malheureux Salluste ! Et pourquoi ?

- Parce que, reprit-il en soupirant, il n'est plus permis de leur donner quelque esclave à manger. J'ai été souvent tenté, malgré cela, de jeter dans mon réservoir un gros maître d'hôtel que je possède ; je suis sûr que sa chair donnerait au poisson la plus exquise saveur. Mais les esclaves ne sont plus des esclaves aujourd'hui, et n'ont plus de sympathies pour les intérêts de leurs maîtres ; sans quoi Davus se livrerait lui-même aux lamproies pour m'obliger.

- Quelles nouvelles de Rome ? dit Lépidus en s'approchant du groupe d'un air languissant.

- L'empereur a donné un splendide souper aux sénateurs, répondit Salluste.

- C'est un bon prince, dit Lépidus ; on assure qu'il ne renvoie jamais personne sans lui accorder sa requête.

- Peut-être me laisserait-il jeter un esclave dans mon réservoir, se hâta d'ajouter Salluste.

- Cela se pourrait bien, dit Glaucus, car pour faire une faveur à un Romain, il faut d'abord que ce soit toujours aux dépens d'un autre. Soyez certain que chaque sourire de Titus a causé bien des larmes.

- Longue vie à Titus ! » cria Pansa en entendant prononcer le nom de l'empereur, au moment où il s'avançait d'un air protecteur dans la foule ; «il a promis une place de questeur à mon frère, qui a perdu sa fortune.

- Et qui souhaite de la refaire aux dépens du peuple, n'est-ce pas, cher Pansa ? dit Glaucus.

- Assurément, répondit Pansa.

- Voilà comment le peuple sert à quelque chose, continua Glaucus.

- Sans doute, poursuivit Pansa ; mais il faut que j'aille visiter l'aerarium, qui a besoin d'être réparé.»

Alors, en se donnant beaucoup d'importance, l'édile s'éloigna accompagné d'une longue suite de clients qui se distinguaient du reste de la foule par leurs toges (car les toges, marque autrefois de la liberté, étaient devenues un signe de servilité envers le patron).

«Pauvre Pansa ! dit Lépidus, il n'a jamais le temps de prendre un plaisir. Le ciel soit loué de ce que je ne suis pas édile !

- Ah ! Glaucus, comment vous portez-vous ? Toujours gai ? s'écria Claudius en se joignant au groupe.

- Etes-vous venu pour faire un sacrifice à la Fortune ? dit Salluste.

- Je sacrifie à la Fortune toutes les nuits, répondit le joueur.

- Je le sais, et personne ne lui offre plus de victimes.

- Par Hercule, voilà un bon mot, dit Glaucus en riant.

- Vous avez toujours la lettre du chien à la bouche, Salluste, répliqua Claudius avec humeur ; vous grognez continuellement.

- Je puis bien avoir à la bouche la lettre du chien, reprit Salluste, puisque, lorsque je joue avec vous, j'ai toujours à la main les points du chien.

- Paix ! » dit Glaucus en prenant une rose à une bouquetière qui se tenait près d'eux.

- «La rose est l'emblème du silence», reprit Salluste ; mais je n'aime à la voir qu'à la table du souper. A propos, ajouta-t-il, Diomède donne grande fête la semaine prochaine ; êtes-vous invité, Glaucus ?

- Oui, j'ai reçu une invitation ce matin.

- Moi aussi, dit Salluste en tirant de sa ceinture un petit morceau de papyrus ; je vois qu'il nous convie une heure plus tôt que de coutume. Cela prouve que la fête sera magnifique (1). - Oh ! il est riche comme Crésus, dit Claudius, et le menu de ses festins est aussi long qu'un poème épique.

- Allons aux bains, dit Glaucus ; c'est le moment où tout le monde y va, et Fulvius, que vous admirez tous, vous y lira sa dernière ode.»

Les jeunes gens accédèrent à cette proposition et se dirigèrent vers les bains.

Quoique les thermes, ou bains publics, fussent établis plutôt pour les pauvres que pour les riches (car ceux-là avaient des bains dans leurs propres maisons), c'était néanmoins pour les personnes de tout rang un lieu favori de conversation, et le rendez-vous le plus cher de ce peuple indolent et joyeux. Les bains de Pompéi différaient naturellement, dans le plan et dans la construction, des thermes vastes et compliqués de Rome ; et il paraît, en effet, que dans chaque ville de l'empire, il y avait toujours quelque légère modification dans l'arrangement de l'architecture générale des bains publics. Ceci étonne singulièrement les savants, comme si les architectes et la mode n'avaient pas eu leurs caprices avant le XIXe siècle. Les amis entrèrent par le porche principal de la rue de la Fortune. A l'aile du portique était assis le gardien du bain, ayant devant lui deux boîtes, l'une pour l'argent qu'il recevait, l'autre pour les billets qu'il distribuait. Des personnes de toutes classes se reposaient sur des sièges, tandis que d'autres, selon l'ordonnance prescrite par les médecins, se promenaient d'un bout à l'autre du portique, et s'arrêtaient çà et là pour regarder les innombrables affiches de jeux, de ventes ou d'expositions, qui étaient peintes ou inscrites sur les murs. Le spectacle annoncé dans l'amphithéâtre faisait le principal sujet de la conversation ; et chacun des survenants était questionné vivement par quelque groupe empressé de savoir si Pompéi avait eu aussi la chance de rencontrer quelque monstrueux criminel, convaincu de sacrilège ou de meurtre, qui permettrait enfin aux édiles de jeter un homme à dévorer au lion ; tous les autres divertissements paraissaient pâles et fastidieux, comparés à la probabilité de cette bonne fortune.

«Pour ma part, dit un orfèvre à l'air enjoué, je pense que l'empereur, s'il est aussi généreux qu'on le prétend, ferait bien de nous envoyer un Juif.

- Pourquoi ne pas prendre un des nouveaux adeptes de la secte des Nazaréens ? dit un philosophe ; je ne suis pas cruel ; mais un athée, qui nie Jupiter lui-même, ne mérite pas de pitié.

- Je ne m'inquiète pas du nombre de dieux que peut adorer un homme, reprit l'orfèvre ; mais les renier tous, voilà qui est monstrueux.

- Cependant, dit Glaucus, j'imagine que ces gens ne sont pas absolument athées : on m'a assuré qu'ils croyaient à un dieu et à un autre monde.

- C'est une erreur, mon cher Glaucus, répondit le philosophe ; j'ai conféré avec eux : ils m'ont ri au nez lorsque j'ai parlé de Pluton et du Tartare.

- Dieux tout-puissants ! s'écria l'orfèvre avec horreur ; y a-t-il quelques-uns de ces misérables à Pompéi ?

- Il y en a, mais peu. Ils se rassemblent dans des lieux si secrets qu'il est impossible de les découvrir.»

Glaucus s'éloigna de quelques pas. Un sculpteur, enthousiaste de son art, le contempla avec admiration.

«Ah ! s'écria-t-il, si nous pouvions mettre celui-là dans l'arène ! quel beau modèle cela ferait ! Quels membres ! quelle tête ! Il aurait dû être gladiateur ! C'est un sujet... un vrai sujet digne de notre art. Pourquoi ne le donne-t-on pas au lion ! »

Pendant cette exclamation du sculpteur, Fulvius, poète romain que ses compatriotes déclaraient immortel, et dont le nom, sans cette histoire, ne serait pas parvenu jusqu'à notre siècle négligent, Fulvius s'approcha vivement de Glaucus.

«O mon Athénien, mon Glaucus, dit-il, vous êtes venu pour entendre mon ode. C'est un honneur que vous me faites, vous, un Grec, qui rendez poétique le langage ordinaire de la vie. Combien je vous remercie ! Ce n'est qu'une bagatelle ; mais, si j'obtiens votre approbation, je pourrai peut-être arriver jusqu'à Titus. O Glaucus un poête sans patron est une amphore sans étiquette : le vin peut être bon, mais personne ne lui rend hommage ; et que dit Pythagore ? «L'encens est pour les dieux, la louange pour l'homme» ; un patron est donc le prêtre du poète : il lui procure l'encens et lui gagne des croyants.

- Mais tout Pompéi est votre patron, tout portique est un autel élevé en votre honneur.

- Ah ! oui, les pauvres Pompéiens sont très honnêtes... ils aiment à honorer le mérite ; mais ce ne sont que les habitants d'une petite ville... Spero meliora... Entrerons-nous ?

- Certainement ; nous perdons le temps que nous passons à ne pas écouter votre poème.»

En ce moment, une vingtaine de personnes se précipitèrent des bains dans le portique, et un esclave de garde à la porte d'un petit corridor admit dans ce passage le poète, Glaucus, Claudius et un groupe des autres amis du poète.

«Pauvre salle, comparée aux thermes de Rome, dit Lépidus avec mépris.

- Ceci est pourtant d'un assez bon goût», dit Glaucus, disposé à trouver toute chose charmante, en désignant les étoiles qui décoraient le plafond.

Lépidus haussa les épaules, mais il était trop indolent pour répondre.

Ils entrèrent alors dans une chambre un peu plus spacieuse, qui servait d'apodyterium (lieu où les baigneurs se préparaient à leurs voluptueuses ablutions) ; le plafond cintré s'élevait au-dessus d'une corniche que décoraient brillamment des peintures grotesques et bigarrées ; il était lui-même divisé en blancs compartiments bordés de cramoisi d'une très riche façon ; le pavé net et brillant était composé de blanches mosaïques ; autour des murs se trouvaient des bancs pour la commodité des paresseux. Cette salle ne possédait pas les nombreuses et spacieuses fenêtres que Vitruve attribue à son plus magnifique frigidarium. Les Pompéiens, comme les Italiens du Midi, aimaient à se soustraire au lumineux éclat de leurs cieux enflammés, et associaient volontiers l'ombre et la volupté. Deux fenêtres de verre (2) admettaient seules des rayons doux et voilés, et la façade dans laquelle l'une de ces fenêtres était placée, s'embellissait d'un large bas-relief qui représentait la destruction des Titans.

Fulvius s'assit dans cet appartement d'un air magistral, et ses auditeurs rassemblés autour de lui l'engagèrent à commencer sa lecture.

Le poète ne demandait pas des sollicitations très vives. Il tira de sa ceinture un rouleau de papyrus, et, après avoir toussé deux ou trois fois, tant pour imposer silence que pour éclaircir sa voix, il déclama cette ode merveilleuse, dont, à son grand regret, l'auteur de cette histoire n'a pu retrouver un seul vers.

Aux applaudissements qu'elle reçut, on peut croire qu'elle était digne de la réputation du poète. Glaucus fut le seul des auditeurs à ne pas reconnaître qu'elle surpassait les meilleures odes d'Horace.

Le poème achevé, ceux qui prenaient seulement un bain froid commencèrent à se déshabiller ; ils suspendirent leurs vêtements à des crochets posés dans le mur, et, après avoir reçu, selon leur condition, de la main de leurs esclaves, ou de celle des esclaves appartenant aux thermes, des robes flottantes, ils passèrent dans cette gracieuse enceinte, qui existe encore, comme pour faire rougir leur postérité méridionale qu'on ne voit jamais se baigner.

Les plus voluptueux se rendaient, par une autre porte, dans le tepidarium, salle qui était élevée à une douce chaleur, en partie au moyen d'un foyer mobile, mais surtout par un pavé suspendu au-dessous duquel était conduit la calorique du laconicum.

Tepidarium, in Gell, tome I, p.107

Les baigneurs de cette classe, après avoir quitté leurs vêtements, demeuraient quelque temps à jouir de la chaleur artificielle d'une atmosphère délicieuse ; et cette pièce, à cause de son rang important dans la longue série des ablutions, était encore plus richement et plus soigneusement décorée que les autres ; le plafond cintré était magnifiquement sculpté et peint ; les fenêtres placées en haut, en verre dépoli, n'admettaient que des rayons vagues et incertains ; au-dessous des massives corniches, se suivaient des figures en bas-relief vigoureusement accusées ; les murs étaient d'un rouge cramoisi ; le pavé, carrelé avec art, se composait de mosaïque blanche. Là, les habitués, qui se baignaient sept fois par jour, demeuraient dans un état de lassitude énervée et silencieuse, soit avant, soit après le bain ; quelques-unes des victimes de cette poursuite acharnée de la santé tournaient des yeux languissants vers les nouveaux venus, et ne faisaient qu'un signe de tête à leurs connaissances, par crainte de la fatigue de la conversation.

De ce lieu, la compagnie se dispersait de nouveau, et chacun écoutait son caprice : les uns allaient au sudatorium, qui faisait l'office de nos bains de vapeur, et de là au bain chaud lui-même ; les autres, plus accoutumés à l'exercice, et voulant s'épargner de la fatigue, se rendaient immédiatement au calidarium ou bain d'eau.

Bain pompéien, in Lagrèze, p.217

Afin de compléter cette esquisse et de donner au lecteur une notion de cette volupté si chérie des anciens Romains, nous accompagnerons Lépidus, qui passait régulièrement par tous les degrés de la cérémonie, à l'exception du bain froid, hors de mode depuis quelque temps. Après s'être imprégné peu à peu de la douce chaleur du tepidarium, l'élégant de Pompéi se fit conduire lentement dans le sudatorium.

Que le lecteur ici se dépeigne à lui-même toutes les phases d'un bain de vapeur, accompagné de parfums. Dès que notre baigneur eut subi cette opération, il se remit dans la main de ses esclaves, qui l'accompagnaient toujours au bain, et les gouttes de sueur furent enlevées avec une espèce de grattoir, qu'un moderne voyageur a prétendu n'être bon que pour ôter les malpropretés de la peau, quoiqu'il ne dût guère en exister chez un baigneur d'habitude. De là, un peu refroidi, il passa dans le bain d'eau, où l'on répandit à profusion sur lui de frais parfums, et, quand il en sortit par la porte opposée de la pièce, une pluie rafraîchissante inonda sa tête et son corps. Alors, se revêtant d'une robe légère, il retourna au tepidarium où il trouva Glaucus, qui n'était pas allé jusqu'au sudatorium ; et le véritable plaisir, ou plutôt l'extravagance du bain commença. Les esclaves, ayant à la main des fioles d'or, d'albâtre ou de cristal, ornées de pierres précieuses, en distillaient les onguents les plus rares pour frotter les baigneurs. Le nombre de ces smegmata dont se servaient les personnes riches remplirait un volume, surtout si le volume était publié par un de nos éditeurs à la mode. C'était l'amoracimum, le megalium, le nardum... omne quod exit in um. Pendant ce temps, une douce musique se faisait entendre dans une chambre voisine, et ceux qui usaient des bains avec modération, rafraîchis et ranimés par cette gracieuse cérémonie, causaient avec toute la vivacité et toute la fraîcheur d'une existence rajeunie.

«Béni soit celui qui a inventé les bains ! » dit Glaucus en s'étendant sur un des sièges de bronze (recouverts alors de moelleux coussins) que le visiteur de Pompéi trouve encore dans ce même tepidarium. «Que ce soit Hercule ou Bacchus, il mérite l'apothéose !

- Mais dites-moi, demanda un citoyen chargé d'embonpoint, lequel soupirait et soufflait pendant que le grattoir s'exerçait sur sa peau ; dites-moi, ô Glaucus ! ... Maudites soient tes mains, esclave, tu m'écorches ! ... Dites-moi... aïe ! aïe ! ... les bains de Rome sont-ils aussi magnifiques qu'on le dit ? »

Glaucus se retourna et reconnut Diomède, non pas sans difficulté, tant les joues du brave homme étaient enflammées par la transpiration et par l'opération qu'il subissait. «Je me figure qu'ils sont bien plus beaux que ceux-ci, n'est-ce pas ? »

Glaucus, retenant un sourire, répondit :

«Imaginez tout Pompéi converti en bains, et vous vous formerez alors une idée de la grandeur des thermes impériaux de Rome, mais seulement de la grandeur, imaginez tous les amusements de l'esprit et du corps ; énumérez tous les jeux gymnastiques que nos ancêtres ont inventés ; rappelez-vous tous les livres que l'Italie et la Grèce ont produits ; supposez des salles pour ces jeux, des admirateurs pour tous ces ouvrages ; ajoutez à cela des bains de la plus grande dimension et de la construction la plus compliquée ; mêlez-y partout des jardins, des théâtres, des portiques, des écoles ; figurez-vous, en un mot, une cité de dieux, composée uniquement de palais et d'édifices publics, et vous aurez une image assez faible encore de la magnificence des grands bains de Rome.

- Par Hercule ! dit Diomède en ouvrant les yeux, il y a de quoi employer toute la vie d'un homme rien qu'à se baigner.

- Cela se voit souvent à Rome, reprit gravement Glaucus. Il y a bien des gens qui passent leur vie aux bains. Ils y arrivent au moment où les portes s'ouvrent, et n'en sortent qu'à l'heure où elles se ferment. Ils semblent ne connaître rien de Rome, ou mépriser tout ce qui peut y exister d'ailleurs.

- Par Pollux ! vous m'étonnez.

- Ceux-là mêmes qui ne se baignent que trois fois le jour, s'efforcent de consumer leur vie dans cette occupation ; ils prennent quelque exercice dans le jeu de paume ou dans les portiques pour se préparer à leur premier bain, et se rendent au théâtre pour se rafraîchir ensuite. Ils prennent leur dîner sous les arbres en songeant à leur second bain. Pendant qu'on le prépare, leur digestion s'achève. Après le second bain, ils se retirent dans quelque péristyle pour entendre un nouveau poète réciter ses vers ; ou ils entrent dans la bibliothèque, afin de s'endormir, le front sur quelque vieil auteur. L'heure du souper est venue ; le souper est regardé comme faisant partie du bain ; ils se baignent ensuite une troisième fois, et restent encore, ce beau lieu leur paraissant le plus agréable du monde pour converser avec leurs amis.

- Par Hercule ! n'avons-nous pas leurs imitateurs à Pompéi ?

- Oui, et sans avoir leur excuse ; les superbes voluptueux de Rome sont heureux ; ils ne voient autour d'eux que la puissance et la splendeur ; ils ne visitent pas les quartiers infimes de la ville ; ils ne savent pas que la pauvreté existe sur la terre. Toute la nature leur sourit, et la seule grimace qu'ils puissent lui reprocher, c'est lorsqu'elle les envoie au bord du Cocyte. Croyez-moi, ce sont là les vrais philosophes ! »

Pendant que Glaucus causait ainsi, Lépidus, les yeux fermés et ne respirant qu'à moitié, subissait toutes les opérations mystiques dont il ne permettait à ses esclaves d'omettre aucune. Après les parfums et les onguents, ils répandirent sur sa personne une poudre voluptueuse qui empêchait la chaleur de revenir, et cette poudre enlevée au moyen de la pierre ponce, il commença à revêtir, non pas les habillements qu'il avait en entrant, mais de plus riches qu'on appelait «la synthèse», et qui marquaient tout le respect qu'on portait au prochain souper, repas qu'il serait plus convenable d'appeler dîner, d'après la manière que nous avons de mesurer le temps, puisqu'on le prenait vers trois heures de l'après-midi. Cela fait, il ouvrit les yeux et donna un signe de retour à la vie.

Au même instant, Salluste, par un bâillement prolongé, témoigna aussi de son existence.

«C'est l'heure du souper, dit l'épicurien ; Glaucus et Lépidus, venez souper avec moi.

- Rappelez-vous que vous êtes tous engagés chez moi pour la semaine prochaine, dit Diomède, qui se montrait tout fier de jouir de la connaissance d'hommes à la mode.

- Ah ! nous n'aurons garde d'oublier, s'écria Salluste ; le siège de la mémoire, cher Diomède, est assurément dans l'estomac.»

Passant alors dans un coin plus frais et de là dans la rue, nos élégants mirent fin à la cérémonie d'un bain pompéien.


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(1)  Les Romains envoyaient comme nous des billets d'invitation qui indiquaient l'heure du festin. Si c'était une fête extraordinaire, on s'assemblait une heure plus tôt que d'habitude.paraissaient pâles et fastidieux, comparés à la probabilité de cette bonne fortune.

(2)  Les fouilles faites à Pompéi ont démontré l'erreur longtemps en crédit chez les antiquaires, à savoir que les vitrages étaient inconnus aux Romains. L'usage, il est vrai, n'en était pas commun parmi les classes moyennes et inférieures dans leurs habitations.