Livre I, chapitre 8

Chapitre 7 Sommaire Livre I, chapitre 1

Arbacès pipe ses dés avec le plaisir et gagne la partie

L'obscurité descendait dans la cité bruyante, quand Apaecidès se dirigea vers la maison de l'Egyptien. Il évita les rues les plus éclairées et les plus populeuses ; et pendant qu'il marchait, la tête appuyée sur sa poitrine et les bras croisés sous sa robe, il y avait un étrange contraste entre son maintien solennel, ses membres amaigris, et les fronts insouciants, l'air animé de ceux dont les pas rencontraient les siens.

Cependant un homme d'une démarche plus importante et plus tranquille, et qui avait passé deux fois devant lui avec un regard curieux et incertain, lui toucha l'épaule.

«Apaecidès, dit-il, et il fit un signe rapide avec la main ; c'était le signe de la croix.

- Ah ! Nazaréen, répondit le prêtre, qui devint pâle ; que veux-tu ?

- Certes, je ne voudrais pas interrompre ta méditation, continua l'étranger ; mais, la dernière fois que je t'ai vu, je reçus de toi, ce me semble, meilleur accueil.

- Sois le bienvenu, Olynthus ; mais tu me vois triste et fatigué,et je ne suis pas capable de discuter ce soir sur les sujets les plus intéressants pour toi.

- O cœur lâche ! dit Olynthus : tu es triste et fatigué ! et tu veux t'éloigner des sources qui peuvent te rafraîchir et te guérir.

- O terre ! cria le jeune prêtre en se frappant le sein avec passion ; de quelle région mes yeux apercevront-ils enfin le véritable Olympe habité réellement par les dieux ? Faut-il croire, avec cet homme, que tous ceux que depuis tant de siècles mes ancêtres ont adorés n'ont été qu'un nom ? Faut-il donc briser, comme sacrilèges et profanes, les autels mêmes que je considérais comme sacrés, ou bien dois-je penser avec Arbacès... quoi ? »

Il se tut, et s'éloigna rapidement, avec l'impatience d'un homme qui essaye de se fuir lui-même.

Mais le Nazaréen était, de son côté, un de ces hommes hardis, vigoureux, enthousiastes, au moyen desquels Dieu, dans tous les temps, a opéré les révolutions de la terre, un de ceux surtout qu'il emploie dans l'établissement ou la réforme de son culte, de ces hommes faits pour convertir, parce qu'ils sont prêts à tout souffrir. Les gens de cette trempe, rien ne les décourage, rien ne les arrête, ils inspirent la ferveur dont ils sont inspirés : leur raison allume d'abord leur passion, mais leur passion est l'instrument dont ils se servent ; ils pénètrent par force dans le cœur des hommes, en ayant l'air de ne faire appel qu'à leur jugement. Rien de si contagieux que l'enthousiasme. C'est l'enthousiasme qui est l'allégorie réelle de la fable d'Orphée ; il fait mouvoir les pierres, il charme les bêtes sauvages : l'enthousiasme est le génie de la sincérité, et la vérité n'obtient aucune victoire sans lui.

Olynthus ne laissa pas Apaecidès s'échapper si subitement ; il le rejoignit, et s'adressa ainsi à lui :

«Je ne m'étonne pas, Apaecidès, si je vous importune, si j'ébranle tous les éléments de votre esprit, si vous vous perdez dans le doute, si vous errez dans le vaste océan d'une rêverie ténébreuse. Je ne m'étonne pas de cela ; mais écoutez-moi avec un peu de patience ; veillez en paix : l'obscurité se dissipera, la tempête s'apaisera, et Dieu lui-même, comme on l'a vu marcher sur les mers de Samarie, s'avancera sur les vagues tumultueuses de votre esprit pour délivrer votre âme. Notre religion est jalouse dans ses exigences, mais infiniment prodigue dans ses bienfaits : elle vous trouble une heure ; elle vous donne en revanche l'immortalité.

- De telles promesses, répondit Apaecidès avec humeur, sont des leurres avec lesquels on ne cesse de tromper les hommes. C'est avec des paroles semblables qu'on m'a fait tomber aux pieds de la statue d'Isis.

- Mais, poursuivit le Nazaréen, consultez votre raison ; une religion qui outrage toute moralité peut-elle être vraie ? On vous dit d'adorer vos dieux. Que sont vos dieux, même d'après vous ? Quelles sont leurs actions ? quels sont leurs attributs ? Ne vous sont-ils pas représentés comme les plus noirs des criminels ? Cependant on vous demande de les servir comme les plus saintes divinités. Jupiter lui-même est parricide et adultère. Vos dieux inférieurs ne sont que les imitateurs de ses vices ! On vous défend d'assassiner ; vous adorez des assassins. On vous engage à ne pas commettre d'adultère, et vous adressez vos prières à un adultère. N'est-ce pas là une moquerie de la plus sainte partie de la nature de l'homme, de la foi ? Tournez maintenant vos regards vers Dieu, le seul, le vrai Dieu, à l'autel duquel je veux vous conduire. S'il vous semble trop sublime, trop impalpable pour ces associations humaines, pour ces touchants rapports entre le créateur et la créature, dont notre faible cœur a besoin, contemplez-le dans son fils, qui s'est fait homme comme nous. Ce n'est pas comme vos faux dieux, par les vices de notre nature, mais par la pratique de nos vertus, que sa personnalité humaine se déclare. En lui s'unissent les moeurs les plus austères et les plus tendres affections. N'eût-il été qu'un homme ; il serait digne encore d'être un dieu. Vous honorez Socrate ; il a sa secte, ses disciples, ses écoles : mais que sont les douteuses vertus de cet Athénien auprès de la sainteté éclatante, indubitable, active, inces-sante, dévouée du Christ ? Je vous parle ici de son caractère purement humain. Il est apparu comme le modèle des âges futurs, pour faire voir la forme de la vertu à laquelle Platon désirait tant donner un corps. Tel fut le véritable sacrifice qu'il fit pour l'homme ; mais la gloire qui environna sa dernière heure n'illumina pas seulement la terre, elle nous ouvrit la perspective des cieux. Vous êtes touché, vous êtes ému. Dieu agit sur votre cœur. Son esprit est en vous. Allons ! ne résistez pas à ce saint mouvement. Venez, laissez-moi vous guider. Vous êtes triste, vous êtes las. Ecoutez les paroles mêmes de Dieu : «Venez à moi, dit-il, vous tous qui êtes chargés d'un fardeau, et je vous donnerai le repos.»

- Je ne puis vous suivre maintenant, dit Apaecidès, une autre fois...

- Maintenant, maintenant ! » s'écria Olynthus avec chaleur et en lui prenant le bras.

Mais Apaecidès, qui n'était pas encore préparé à renoncer à une croyance pour laquelle il avait déjà tant sacrifié, et qui se trouvait d'ailleurs sous l'empire des promesses de l'Egyptien, se dégagea avec force des mains d'Olynthus ; sentant de plus qu'il fallait un effort pour vaincre l'irrésolution que l'éloquence du chrétien commençait à produire dans son âme facilement émue, il releva vivement sa robe, et s'éloigna d'un pas rapide qui défiait toute poursuite.

Epuisé et presque sans haleine, il arriva enfin à un endroit écarté et solitaire de la ville, et ne s'arrêta que devant la maison isolée de l'Egyptien. Pendant qu'il se remettait un peu de sa course, la lune s'élança d'un nuage d'argent, et jeta une pleine lumière sur les murs de cette mystérieuse habitation. Il n'y avait aucune maison voisine : des vignes épaisses en entouraient le devant ; derrière s'élevaient de grands arbres, comme endormis sous les rayons mélancoliques de la lune ; au loin on apercevait les lignes vagues des montagnes à l'horizon, et parmi ces montagnes, la crête tranquille du Vésuve, moins élevée qu'elle ne paraît à présent aux yeux du voyageur.

Apaecidès traversa les vignes courbées en berceau, et s'approcha du large et spacieux portique au devant duquel, des deux côtés des marches, reposait le sphinx égyptien. La lueur de la lune ajoutait encore un calme solennel à ces larges, harmonieuses, impassibles images, où les sculpteurs de ce symbole de la sagesse s'étudiaient à unir l'amabilité et la grandeur. A la moitié de la hauteur, et à l'extrémité du perron, s'étendait le vert et massif feuillage d'un aloès, et l'ombre du palmier oriental tombait des longues et immobiles branches de ce bel arbre sur le marbre de l'escalier.

La tranquillité du lieu et l'aspect étrange des sphinx avaient quelque chose d'effrayant, qui remplit l'âme du jeune prêtre d'une terreur superstitieuse et sans nom ; il eut plaisir à entendre le bruit de ses pas en montant sur le seuil.

Il frappa à la porte, au-dessus de laquelle était sculptée une inscription dont les caractères ne lui étaient pas familiers ; la porte s'ouvrit sans bruit, et un esclave égyptien de haute taille, sans le questionner et sans le saluer, lui fit signe d'avancer. La vaste salle où il entrait était éclairée par de majestueux candélabres de bronze travaillé avec art ; les murs en étaient couverts d'hiéroglyphes en couleurs sombres et sévères, qui contrastaient étrangement avec les brillantes nuances et les formes gracieuses en usage chez les habitants de l'Italie. Du bout de la salle, un esclave, dont le teint, quoique ce ne fût pas un Africain, était beaucoup plus noir que celui des personnes du Midi, s'avança à sa rencontre.

«Je cherche Arbacès», dit le prêtre, et sa voix tremblait, même pour ses propres oreilles. L'esclave inclina la tête en silence, et, conduisant Apaecidès vers une aile extérieure de l'appartement, il le fit passer par un étroit escalier et traverser ensuite plusieurs chambres dont la morne et immobile beauté du sphinx formait encore le principal et le plus frappant objet. Apaecidès se trouva enfin dans une salle à demi éclairée, en présence de l'Egyptien.

Arbacès était assis devant une petite table sur laquelle se déployaient quelques rouleaux de papyrus chargés de caractères semblables à ceux qu'il avait vus à l'entrée de la maison. A peu de distance s'élevait un petit trépied où brûlait de l'encens ; la fumée s'en échappait légèrement ; à côté on voyait un large globe où tous les signes du ciel étaient peints, et, sur une autre table, plusieurs instruments d'une forme curieuse et bizarre, dont l'usage était inconnu à Apaecidès. L'extrémité opposée de la salle était cachée par un rideau, et la fenêtre oblongue du toit laissait pénétrer les rayons de la lune tristement mêlés à la lumière de la lampe qui éclairait l'appartement.

«Asseyez-vous, Apaecidès», dit l'Egyptien sans se lever. Le jeune homme obéit.

«Vous me demandez, reprit Arbacès, après un léger intervalle pendant lequel il parut absorbé dans sa pensée, vous me demandez, ou vous avez dessein de me demander, la connaissance des plus grands secrets que l'âme humaine puisse jamais contenir ; c'est l'énigme de la vie elle-même que vous désirez résoudre. Placés comme les enfants dans l'obscurité, et pour un court espace de temps dans l'existence obscure et limitée, nous nous créons à nous-mêmes des fantômes ; nos pensées retombent tantôt sur nous, et nous remplissent de terreur ; et tantôt se plongent dans la sombre région qui nous entoure, en cherchant à deviner ce qu'elle peut renfermer ; nous étendons çà et là nos mains désespérées, de peur de rencontrer quelque danger imprévu. Ignorant les limites de notre prison, nous croyons parfois les sentir se rapprocher et nous suffoquer, et parfois nous nous imaginons qu'elles s'étendent jusqu'à l'infini. En cet état, toute sagesse consiste nécessairement dans la solution de deux questions. Que devons-nous croire ? Que devons-nous rejeter ? Ces questions, vous souhaitez que je les décide.»

Apaecidès baissa la tête en signe d'assentiment.

«Il faut une croyance à l'homme, continua l'Egyptien d'un ton grave, il doit attacher ses espérances à quelque chose : c'est notre commune nature qui parle en vous, lorsque, effrayé de voir tomber tout ce qui servait d'appui à votre foi, vous vous trouvez flottant sur la mer profonde et sans rivages de l'incertitude ; vous appelez au secours, vous cherchez une planche où vous puissiez vous cramponner, afin d'aborder à quelque terre, si ténébreuse et si éloignée qu'elle soit : vous n'avez pas oublié notre conversation d'aujourd'hui ?

- L'oublier !

- Je vous ai avoué que ces déités en l'honneur desquelles on fait fumer tant d'encens n'étaient que des inventions. Je vous ai avouéque nos rites et nos cérémonies n'étaient que des momeries, imaginées pour abuser le troupeau des hommes dans son propre intérêt. Je vous ai expliqué comment ces artifices formaient les liens de la société, l'harmonie du monde, le pouvoir du sage, pouvoir fondé sur l'obéissance du vulgaire. Conservons donc ces supercheries salutaires ; puisqu'il faut une croyance à l'homme, qu'il garde celle que ses pères lui ont rendue chère, celle que l'usage sanctifie et fortifie. En cherchant une foi plus subtile pour nous, dont les sens plus délicats ne sauraient s'accommoder à celle-là, ne privons pas les autres de l'appui qui nous manque. Cela est sage, cela est bienfaisant.

- Continuez.

- Ainsi donc, poursuivit l'Egyptien, les anciennes limites demeurant intactes pour ceux que nous allons abandonner, nous ceignons nos reins, et nous partons pour les nouveaux climats de la foi. Bannissez de vos souvenirs, de vos pensées, tout ce que vous avez cru jusqu'à ce jour. Supposez que votre esprit est une table rase, un papyrus sur lequel on n'a rien écrit encore, préparé pour recevoir une première impression. Jetez les yeux sur le monde ; observez-en l'ordre, la régularité, le dessein : il a été créé indubitable-ment. L'oeuvre proclame un créateur ; nous touchons terre ici. Mais quel est le créateur ? un Dieu, vous écriez-vous ? Arrêtez, pas de confusions, pas d'applications incertaines : de l'Etre qui créa le monde nous ne connaissons, nous ne pouvons connaître rien que ses attributs, sa puissance et sa régularité invariable : régularité sévère, écrasante, impitoyable, qui ne se préoccupe pas des cas individuels, qui va roulant, balayant, embrasant tout, sans prendre garde aux cœurs séparés de la masse générale broyés entre ses serres terribles ! Le mélange du bien et du mal, l'existence de la douleur et du crime, ont de tout temps embarrassé les sages. En créant un Dieu, ils le supposèrent bienveillant : d'où vient donc le mal ? Pourquoi Dieu le permet-il ? bien plus, pourquoi l'avoir inventé, pourquoi le perpétuer ? En réponse à cette objection, les Perses imaginent un second esprit, dont la nature est le Mal, et prétendent qu'il est continuellement en guerre avec le Dieu du Bien. Le sombre et terrible Typhon est un démon pareil pour les Egyptiens. Erreur embarrassante qui nous égare encore plus ! Folie produite par cette chimère de vouloir faire un être palpable, corporel, humain, de ce pouvoir inconnu ; folie qui revêt l'Invisible des attributs et de la nature de l'être visible. Non ; donnons à cette puissance un nom qui n'exige pas ces étranges associations d'idées, et le mystère deviendra plus clair. Ce nom est le DESTIN. Le destin, disent les Grecs, commande aux dieux : pourquoi des dieux alors ? leur intervention n'est plus utile ? il faut les rejeter. Le DESTIN est le maître de tout ce que nous voyons. Puissance, régularité, ces deux qualités composent sa nature ; si vous en demandez davantage, vous ne pouvez plus rien apprendre... Qu'elle soit éternelle, et qu'elle pousse ses créatures vers une autre vie, après ce sombre passage que nous appelons la mort, personne ne peut le dire. Ici nous quittons le pouvoir ancien, invisible, insondable, et nous arrivons à celui qui à nos yeux est le grand ministre de ses fonctions. Nous pouvons mieux parler de celui-ci, parce que nous pouvons apprendre plus de choses de lui; son évidence nous entoure : il se nomme la NATURE. L'erreur des sages a été de rechercher les attributs du Destin dans lequel tout est obscurité impénétrable. S'ils s'étaient bornés à interroger la Nature, quelles connaissances n'aurions-nous pas déjà acquises ? là, la patience et l'examen obtiennent la récompense de leurs peines. Nous voyons ce que nous explorons, notre esprit monte par une échelle palpable de causes et d'effets : la Nature est le grand agent de l'univers extérieur, et le Destin lui impose les lois par lesquelles elle agit, et nous accorde à nous les pouvoirs de l'examen. Ces pouvoirs consistent dans la curiosité et dans la mémoire, dont l'union est la raison, et dont la perfection est la sagesse. J'examine donc, grâce à ces pouvoirs, cette inépuisable Nature. J'examine la terre, l'air, l'Océan, le ciel ; je trouve une mystérieuse sympathie entre les éléments : la lune dirige les marées ; l'air retient la terre, c'est le milieu où tout vit, où tout sent ; la connaissance des astres nous donne la mesure des limites de la terre, la division du temps ; leur pâle lumière nous guide dans les abîmes du passé ; leur science solennelle nous enseigne les mystères de l'avenir. De cette façon, si nous ignorons ce qu'est le Destin, nous apprenons du moins ses secrets. Maintenant, quelle moralité faut-il tirer de cette religion ? Car c'est une religion. Je crois à deux divinités, la Nature et le Destin. Le respect me courbe aux pieds du dernier, l'étude me fait adorer la première. Quelle est la moralité que ma religion m'enseigne ? Celle-ci : toutes les choses ne sont soumises qu'à des règles générales ; le soleil luit pour la joie du plus grand nombre, mais il peut apporter de la peine à quelqu'un ; la nuit répand le sommeil sur la multitude, mais elle protège le crime aussi bien que le repos ; les forêts décorent la terre, mais elles abritent le serpent et le lion ; l'Océan supporte mille barques, mais il en engloutit une ; la Nature n'agit donc que pour le bien général et non pour le bien universel, et le Destin hâte sa course terrible. Telle est la moralité de ces redoutables agents du monde ; c'est la mienne, à moi qui suis leur créature. Je veux conserver les artifices des prêtres, parce que ces artifices sont utiles à la multitude ; je veux faire participer les hommes aux arts que je découvre, aux sciences que je perfectionne ; je veux étendre la vaste carrière de la civilisation : en cela je sers les masses, j'obéis à la loi générale, je mets en action la grande morale que prêche la nature : mais pour moi-même je réclame l'exception individuelle, je la réclame pour le sage, assuré que mes propres actions ne sont rien dans la grande balance du bien et du mal ; persuadé que les produits de ma science peuvent être plus profitables à la masse que mes désirs ne peuvent être nuisibles au petit nombre, car les premiers peuvent s'étendre aux régions les plus lointaines et civiliser des nations encore à naître. Je donne au monde la sagesse, je garde pour moi la liberté. J'éclaire l'existence des autres et je jouis de la mienne. Oui, notre sagesse est éternelle, mais notre vie est courte ; sachons-en profiter pendant que nous la possédons. Livre ta jeunesse au plaisir, et ses sens à la volupté. Elle vient assez tôt, l'heure où la coupe est brisée, où les guirlandes cessent de fleurir pour nous ; jouis alors que tu peux jouir, sois toujours Apaecidès, mon pupille et mon adepte. Je t'enseignerai le mécanisme de la nature, ses plus profonds et ses plus sombres secrets, la science que les fous appellent magie, et les puissants mystères des étoiles. Ainsi tu rempliras tes devoirs envers les hommes ; ainsi tu éclaireras ta race. Mais je t'initierai à des plaisirs que le vulgaire des hommes ne connaît pas : les jours que tu sacrifieras aux mortels seront suivis de douces nuits où tu ne sacrifieras qu'à toi-même.»

Au moment où l'Egyptien cessa de parler, il s'éleva de tous côtés la plus enivrante musique que la Lydie ait jamais pu enseigner, ou l'Ionie perfectionner. On eût dit comme des vagues d'harmonie qui venaient baigner les sens à l'improviste, les énervant, les subjuguant avec délices. On aurait cru entendre les mélodies des esprits invisibles, que les bergers ont entendues dans l'âge d'or, courant, flottant dans les vallées de la Thessalie, ou dans les bosquets de Paphos. Les paroles qu'Apaecidès allait proférer, en réponse aux sophismes de l'Egyptien, s'évanouirent sur ses lèvres. Rompre cet enchantement lui eût semblé une profanation. La susceptibilité de sa nature si prompte à s'émouvoir, la mollesse toute grecque et l'ardeur secrète de son âme, furent saisies et captivées par suprise. Il s'inclina sur son siège, les lèvres entrouvertes et les oreilles attentives ; un choeur de voix, douces et pénétrantes comme celles qui réveillèrent Psyché dans le palais de l'Amour, chantait l'hymne que voici :

L'HYMNE D'EROS

Non loin des bords si frais que le Céphise arrose,
S'éleva dans les airs un chant délicieux.
Téos d'un vif éclat vit s'empourprer sa rose ;
Des colombes soudain descendirent des cieux.

Laissant tomber des fleurs, les Heures, pour l'entendre,
Arrêtèrent leur vol d'avance si réglé.
La terre murmura le soupir le plus tendre
De l'antre du dieu Pan à la grotte d'Eglé (1).

«Aimez, aimez, mortels soumis à mon empire,
Je suis le dieu d'amour, le plus ancien des dieux (2).
L'Olympe tout entier s'éclaire à mon sourire ;
Du matin mon baiser entr'ouvre les beaux yeux.

Les astres sont à moi : mon regard en eux brille ;
Vous y reconnaîtrez mon prestige charmant.
Si Phoebé sur les monts triste et pâle scintille,
C'est un dernier rayon jeté sur son amant.

A moi toutes les fleurs : violette, anémone ;
La plus humble retient le zéphyr amoureux.
A moi les jours de mai comme les jours d'automne ;
Dans les bois dépouillés les rêves sont nombreux.

Aimez, aimez, mortels ; aimer c'est être sage.
Regardez en tout lieu, le monde est plein de moi.
Les vents ont pour les flots, les flots pour le rivage,
Des baisers caressants ; ainsi le veut ma loi.

Tout enseigne l'amour.» Cette voix comme un songe
S'évanouit au sein des bosquets embaumés ;
Mais le son qui dans l'air quelque temps se prolonge
A la brise du soir semble redire : «AIMEZ ! »

Quand le chant eut cessé, l'Egyptien saisit la main d'Apaecidès, et le conduisit, éperdu et chancelant, quoique malgré lui, vers le rideau qui était au fond de l'appartement. Mille étoiles étincelaient derrière ce rideau ; le voile lui-même, sombre jusque-là, se trouva éclairé par mille feux cachés, et brilla de la couleur bleue des cieux. Il représentait les cieux mêmes, tels que, dans les nuits de juin, on les voit briller sur les sources de Castalie. çà et là se déployaient des nuages roses et légers, du sein desquels souriaient, peintes avec un art charmant, des figures d'une beauté divine, des corps dont la forme aurait pu être rêvée par Phidias ou par Apelles ; et les étoiles qui resplendis-saient dans l'azur transparent roulaient rapidement, tandis que la musique, qui recommença sur un ton plus vif et plus gai, semblait imiter la joyeuse mélodie des sphères.

«Oh ! quel est ce prodige, Arbacès ? dit Apaecidès d'une voix émue. Après avoir nié qu'il est des dieux, voulez-vous me révéler...

- Leurs plaisirs», interrompit Arbacès d'un ton si différent de sa froide et habituelle tranquillité, qu'Apaecidès tressaillit et pensa que l'Egyptien lui-même éprouvait une transformation. Au moment où ils s'approchaient du rideau, une mélodie étrange, puissante, exaltée, se fit entendre derrière, et le rideau se déchira en deux, et s'évanouit pour ainsi dire dans les airs. Une scène, dont la séduction n'a jamais été surpassée chez aucun sybarite, se montra alors aux yeux éblouis du jeune prêtre : une vaste salle de banquet s'étendait au loin, avec d'innombrables lumières qui remplissaient l'air d'une douce chaleur, et des parfums d'encens, de jasmin, de violette et de myrrhe, tout ce que les fleurs les plus odorantes et les plus précieux aromates pouvaient distiller de suave, paraissaient se confondre dans une essence ineffable qui donnait l'idée de l'ambroisie ; aux légères colonnes élancées vers le plafond aérien étaient suspendues des draperies blanches parsemées d'étoiles d'or ; vers les extrémités de la chambre, deux fontaines lançaient leurs jets dont les gouttes, pénétrées par les reflets roses de la lumière, semblaient autant de diamants. Autour de la salle où ils entraient s'éleva lentement à leurs pieds, au son d'une musique invisible, une table couverte des mets les plus délicats que la fantaisie ait jamais pu rechercher pour flatter les sens, et sur laquelle des vases de cette fabrique myrrhine dont le secret est perdu (3) et dont les couleurs étaient si vives et la matière si transparente, se dressaient, chargés de produits exotiques de l'Orient. Les lits dont cette table formait le centre étaient recouverts de tapisseries d'azur et d'or ; d'une foule de tuyaux invisibles dans le plafond cintré, coulait une eau parfumée qui rafraîchissait l'air délicieux, et rivalisait avec les lampes, comme si les esprits des eaux et du feu se disputaient à qui répandrait les plus agréables senteurs. Alors, écartant de blanches draperies, s'avancèrent de jeunes beautés pareilles à celles que voyait Adonis lorsqu'il était couché sur le sein de Vénus. Les unes portaient des guirlandes, les autres des lyres. Elles entourèrent le jeune homme, elles le conduisirent au banquet en l'enchaînant dans leurs fleurs. Toute pensée de la terre s'effaça de son âme ; il se crut le jouet d'un songe, et retint son haleine, de peur de se réveiller trop tôt. Le plaisir des sens, qu'il n'avait jamais encore goûté, fit battre son pouls brûlant et voila sa vue ; un frisson parcourut tout son être. Pendant qu'il était ainsi émerveillé, égaré, les voix mystérieuses attaquèrent une mesure vive et bachique.

ODE ANACREONTIQUE

Dans la coupe où tu bois l'ivresse,
La grappe a versé son beau sang ;
Dans les veines de la jeunesse,
Circule un nectar plus puissant.
Généreux, splendide,
Comme un feu liquide,
Il jette dans tes yeux un éclat ravissant.

Je vois que ta lèvre s'enivre,
A Bacchus donne ta raison ;
La grappe a la clef qui délivre
L'homme de sa rude prison.
Lyalus (4), à sa gloire,
T'ordonne de boire,
Quand la lampe en secret éclaire la maison.

Bois donc ; dans tes yeux pleins de charmes,
Moi, je cherche un plus doux transport,
Souris au vin. A moi tes larmes,
Si jamais tu te plains du sort.
Retourne la tête
Et vois ta conquête ;
Un regard de toi, beau jeune homme, ou la mort !

Le chant expiré, un groupe de très jeunes filles, enlacées d'une chaîne de fleurs étoilées, et qui surpassaient les Grâces en les imitant, s'avança vers lui en dansant des pas ioniens, semblables aux pas des Néréides lorsqu'elles jouaient au clair de la lune sur les sables de la mer Egée, ou à ceux que Cythérée enseignait à ses nymphes au mariage de Psyché et de son fils. Tantôt en s'approchant, elles couronnaient son front de leurs guirlandes ; tantôt la plus jeune des trois, s'agenouillant, lui présentait la coupe où étincelait et bouillonnait le vin de Lesbos. Le jeune homme ne résista plus ; il saisit le breuvage enchanté. Le sang coulait impétueusement dans ses veines. Il laissa tomber son front sur le sein de la nymphe auprès de laquelle il était assis ; et tournant ses yeux humides vers Arbacès qu'il cherchait, et auquel il n'avait plus songé dans l'excès de ses émotions, il l'aperçut assis sous un dais au bout de la table ; Arbacès le regardait avec un air souriant, qui l'invitait à s'abandonner au plaisir. Il l'aperçut, non pas comme il avait coutume de le voir, vêtu d'une robe noire, le front soucieux et austère : une robe qui éblouissait la vue, blanche et tout étincelante de pierreries et d'or, enveloppait sa taille majestueuse ; des roses blanches aussi, et entremêlées d'émeraudes et de rubis, formaient une espèce de tiare qui surmontait ses cheveux noirs. Il semblait, comme Ulysse, avoir obtenu la faveur d'une seconde jeunesse. Ses traits paraissaient avoir échangé la méditation contre la beauté. Il possédait, au milieu de tout le charme dont il était entouré, la douceur suprême et rayonnante du maître de l'Olympe.

«Bois, prends part au banquet, aime, ô mon disciple, dit-il ; ne rougis pas d'être jeune et passionné. Ce que tu es, l'ardeur de ton sang te le dit. Ce que tu seras, ceci te le dira.»

En même temps, il montra du doigt une niche. Apaecidès, suivant son geste, vit, sur un piédestal placé entre la statue de Bacchus et celle d'Idalie... la forme d'un squelette.

«Ne t'effraye pas, reprit l'Egyptien. Cet hôte ami nous avertit de la brièveté de notre existence. De sa mâchoire, je crois entendre sortir une voix qui nous crie «JOUISSEZ ! »

A ces mots, un groupe de nymphes entoura la statue ; elles déposèrent des guirlandes sur le piédestal ; et, pendant que les coupes se vidaient et se remplissaient de nouveau, elles firent entendre ce chant :

Joseph M. Gleeson, 1891



HYMNE BACHIQUE A L'IMAGE DE LA MORT

I

Te voilà maintenant dans le pâle royaume,
Toi qui jadis buvais, chantais, aimais,
Sur le bord infernal tu glisses, ô fantôme,
Mais ta pensée est à nous pour jamais ;
Oui, si la mémoire d'une ombre,
Peut remonter du pays sombre,
Jusqu'à nos cieux dorés, nos plaisirs et nos mets...
Nous couronnons de fleurs la demeure déserte
Où tu régnas, délicieux séjour ;
La rose en tes jardins et la campagne verte
Te souriaient avec un air d'amour.
Pour te réjouir, les cithares
Formaient leurs accords les plus rares,
Aussitôt que la nuit avait chassé le jour.

Ici un nouveau groupe s'avança, et la musique prit un ton plus vif et plus joyeux.

II

La mort est cette sombre rive.
Où nous allons tous.
Doucement, barque fugitive,
Doucement, vents jaloux !
Fleurissons les heures moroses,
Et narguons le sort ;
Au milieu des chants et des roses
Voguons vers la mort.

Après un léger repos, la musique recommença avec une mesure plus vive et plus brillante encore.

Puisque la vie est si rapide
Gardons-nous de perdre un seul jour ;
Jeunesse, dans ta coupe humide,
Buvons la perle de l'amour.

Un troisième groupe s'approcha avec des coupes pleines jusqu'au bord, qu'on répandit en libations sur cet étrange autel. La musique changea encore sa mélodie, et reprit d'un ton lent et solennel :

III

Sois le bienvenu, ténébreux convive,
Qui des bords lointains jusqu'à nous arrive.
Quand nos fleurs à nous tomberont un soir,
A ta table aussi nous irons nous seoir.
Sois le bienvenu...

Qui mérite mieux notre hommage
Convive, qui dois un jour,
Au bord de l'éternel rivage
Nous fêter tous à notre tour !
Mais cependant puissions-nous vivre
Longtemps pour égayer ton front,
Convive, que nous devons suivre
Dans l'empire noir et profond !

En ce moment, la jeune fille assise près d'Apaecidès continua soudain la chanson :

IV

Heureuse encore est notre destinée :
Terre et soleil, voilà notre trésor !
Chaque heure ici, riante et fortunée,
Loin des tombeaux, prend un brillant essor.
Douce est pour toi cette coupe écumante,
Doux sont tes yeux, mon bien-aimé, mon roi.
Doux sont les miens ; regarde ton amante ;
La tourterelle est moins tendre que moi.

Laisse, laisse ma tête
Se poser sur ton cœur
Pendant l'aimable fête.
Mais, ô mon cher vainqueur,
Réveille-moi bientôt par un souffle de flamme :
Que des mots adorés, que des soupirs alors,
Que des regards divins apprennent à mon âme
Qu'elle vit et qu'un cœur répond à ses transports !
Eveille, éveille-moi, mon compagnon fidèle ;
Tant que la torche brûle au fond de l'urne d'or,
Aimons-nous, et brûlons comme elle ;
Dis-moi que tu m'aimes encor !



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(1)  La plus belle des Naïades.

(2)  Hésiode.

(3)  C'est peut-être la porcelaine de Chine. Mais cette opinion a droit d'être discutée.

(4)  Un des noms de Bacchus, du grec LUO, délier, relâcher.