Préface de 1834
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En visitant ces cités antiques, dont les vestiges
exhumés attirent le voyageur aux abords de Naples,
peut-être plus que, tout à la fois, la brume
délicieuse, le soleil sans nuage, les vallées
violettes et les orangeraies du Sud ; en contemplant, frais
et éclatant encore, les demeures, les rues, les
temples et les théâtres d'une localité de
l'âge le plus fier de l'Empire romain ; il n'est rien
d'anormal à ce que l'écrivain qui
s'était déjà efforcé,
fût-ce de manière indigne, de revivifier et
créer, désirât vivement repeupler une
fois encore ces rues désertes, restaurer ces ruines
élégantes et réanimer des ossements
encore cachés à son regard, traversant ainsi un
gouffre de dix-huit siècles et éveillant
à une seconde existence la Cité de la Mort !
Et le lecteur s'imaginera facilement combien ce désir
s'augmenta pour celui qui entreprit cette tâche aux
abords mêmes de Pompéi, avec à ses pieds
cette même mer qui en porta le trafic et en
reçut les fugitifs. Et, constamment devant ses yeux,
le Vésuve, montagne sinistre, crachant toujours feux
et fumées (1).
Je fus néanmoins conscient, dès le
début, des difficultés qui m'attendraient.
Dépeindre les façons et montrer la vie du Moyen
Age exigèrent déjà une main de
maître ; encore, peut-être, cette tâche
fut-elle légère et facile en comparaison de la
tentative de décrire une période bien plus
lointaine et bien plus étrangère.
Avec les hommes, et les coutumes, de la
féodalité, nous avons une sympathie naturelle
et des liens de parenté : ces hommes furent nos
ancêtres, nos habitudes proviennent des leurs, leur foi
chevaleresque reste la nôtre, leurs tombes sanctifient
encore nos églises, et les ruines de leurs
châteaux, d'un oeil sévère, continuent de
surveiller nos vallées. Nous traçons nos
propres institutions à partir de leurs luttes pour la
liberté et pour la justice, et, à travers les
éléments du leur, nous reconnaissons l'origine
de notre état social. Mais nous sommes sans lien
domestique ou familier avec l'âge classique. La foi de
cette religion obsolète et les us et coutumes de cette
ancienne civilisation n'offrent que peu de sacré ou
d'attrait à nos nordiques imaginations ; et ces
choses, liées à des souvenirs d'études
imposées comme besogne et non cultivées comme
plaisir, nous furent rendues encore plus usées par les
pédanteries scolastiques qui, en premier lieu, nous
les firent connaître.
Ardue certes, cette entreprise me sembla valoir l'essai ; et
période et thème ont été choisis
pour tenter de stimuler la curiosité du lecteur et
l'intéresser aux descriptions de l'auteur : premier
siècle de notre religion, période la plus
civilisée de Rome, action se développant dans
des lieux dont nous avons retrouvé les vestiges,
catastrophe parmi les plus terribles de l'histoire
ancienne.
Disposant d'une matière abondante, je me suis donc
efforcé de choisir ce qui pourrait le mieux attirer le
lecteur moderne : les coutumes et les superstitions les moins
connues de lui ; des ombres qui, une fois
réanimées, lui offriraient des images telles
que, dessinant le passé, elles puissent lui être
l'occasion d'une profitable réflexion sur le
présent. Il fallut, de fait, une maîtrise de soi
bien plus grande qu'on ne saurait d'abord s'imaginer, afin de
rejeter tout ce qui, très tentant en soi, aurait pu
embellir mon histoire en nuisant à la symétrie
de l'ensemble. Ainsi, par exemple, mon récit remonte
au bref règne de Titus, alors que Rome atteignait aux
sommets les plus orgueilleux et les plus colossaux du luxe et
du pouvoir ; la tentation fut donc très grande
d'emmener, au cours des événements, les
personnages de Pompéi à Rome. Où trouver
telles matières à description, un tel champ de
vanité ostentatoire, ailleurs que dans cette capitale
du monde, dont la grandeur prêterait à la
fantaisie une si vive inspiration, et à
l'investigation une si propice et si grave dignité ?
Mais, ayant opté pour un sujet et un
dénouement, la destruction de Pompéi,
fallait-il plus qu'une minime connaissance des principes de
l'art pour comprendre que mon récit devait se limiter
strictement aux confins de Pompéi.
Apposés à la pompe solennelle de Rome, les
fastes et les luxes de la bouillante cité campanienne
auraient été trop peu de chose ; au milieu de
l'océan impérial aux flots immenses, son sort
aurait eu l'air d'un petit naufrage isolé et le
faire-valoir de l'intérêt de mon récit
eût tout simplement détruit ou dominé la
cause qu'il devait soutenir.
Je dus donc renoncer à cette excursion si tentante
fût-elle, et limitant rigoureusement mon domaine
à Pompéi, laisser à d'autres l'honneur
de dépeindre la civilisation creuse mais majestueuse
de Rome. Cette ville dont le sort me fournit une catastrophe
si fantastique et si effroyable, me fournit aussi sans peine,
au premier regard jeté sur ses ruines, les personnages
les plus convenants au thème et à l'action.
Cette à demi grecque colonie d'Héraclée,
mâtinant d'une mode italienne tant de costumes de
l'Hellade, suggéra d'elle-même les personnages
de Glaucus et d'Ione. Le culte d'Isis, l'existence de son
temple, ses oracles trompeurs dévoilés ; le
commerce entre Pompéi et Alexandrie ; les associations
du Sarnus avec le Nil, firent naître l'Egyptien
Arbacès, le vil Calénus, le fervent
Apaecidès. Les premières luttes entre le
christianisme et la superstition païenne
inspirèrent la création d'Olynthus, et les
champs brûlés campaniens, longtemps
célèbres par les incantations de la magicienne,
produisirent naturellement la saga du Vésuve.
Quant à la jeune aveugle, je la dois à un
gentleman bien connu des Anglais à Naples pour ses
vastes connaissances générales. Au cours d'une
conversation fortuite où il fut question de
l'obscurité totale qui accompagna la première
éruption connue du Vésuve, obstacle
supplémentaire à la fuite des habitants, il me
fit la remarque que les aveugles avaient dû être
les plus favorisés en un pareil moment et dû
trouver leur libération plus aisément ! Cette
boutade donna lieu à la création de
Nydie.
Ainsi donc, les héros sont les produits naturels du
lieu et du temps. Les péripéties du
récit sont également en accord avec cette
société d'alors. Les habitudes de vie, les
fêtes et le forum, les bains et
l'amphithéâtre, le quotidien du luxe classique
ne sont pas seuls appelés à témoigner du
passé, mais aussi, d'importance égale et
d'intérêt plus profond, les passions, les
crimes, les infortunes et les revers qui purent être le
lot des ombres rappelées ainsi à la vie. Nous
comprenons mal toute époque au monde si nous ne
scrutons pas jusqu'à ses intrigues. Il y a autant de
vérité dans la poésie de la vie que dans
sa prose.
Comme la plus grande difficulté dans le rendu d'une
époque étrangère et lointaine est que
les personnages soient mouvants et vivants sous les yeux du
lecteur, c'est là, sans équivoque, le premier
objectif d'une oeuvre de ce genre ; et toute tentation
d'exposer son érudition devrait être
subordonnée à cette majeure
nécessité de la fiction. Insuffler à ses
créatures le souffle de vie est l'art premier du
créateur, du Poète ; le second, qui est de les
doter de mots et de gestes propres à l'époque
de leurs paroles et de leurs actes, est peut-être mieux
accompli à se faire oublier, en ne lardant ni le texte
de citations ni ses marges de notes. L'esprit intuitif qui
réinfuse l'antiquité dans des images anciennes,
voilà, peut-être, le savoir vrai, requis par une
oeuvre de cette nature ! Sans lui, la pédanterie est
offensante, ou inutile avec lui. Nul homme, conscient de ce
qu'est maintenant devenue la Fiction en prose, n'oubliera,
jusqu'à abaisser une telle nature au niveau de
frivolités scolaires, les liens qu'elle entretient
avec l'Histoire, la Philosophie et les Politiques, son total
accord avec la Poésie et sa soumission à la
Vérité, aussi élèvera-t-il
l'érudition vers la créativité,
plutôt que d'incliner la créativité vers
la scolastique.
Quant au langage des
héros, j'ai cherché à éviter avec
soin ce qui m'a toujours semblé l'erreur fatale de
ceux qui, aux temps modernes, ont tenté de faire
connaître des êtres de 1'âge classique
(2) en leur
attribuant les propos guindés, le solennel dialectique
et froid d'un style calqué chez des écrivains
classiques très admirés. Faire bavarder les
Romains de la rue, en utilisant la période de
Cicéron est une erreur aussi absurde que de
prêter à des personnages romanesques anglais les
interminables phrases de Burke ou de Johnson. La faute est
plus grave en ce que cette prétention à faire
preuve de savoir trahit en réalité l'ignorance
d'un juste sens critique, elle fatigue, use, révolte
et fait bâiller sans la satisfaction de penser
bâiller savamment. Pour donner un semblant de
fidélité aux dialogues des personnages
classiques, il faut, selon l'expression universitaire, se
méfier du bachotage. Rien ne donne plus à
l'écrivain une allure raide et empesée qu'une
toge subitement et trop vite enfilée. Nous devons
apporter à notre tâche un savoir rendu familier
par de nombreuses années ; les allusions, le
phrasé et, plus généralement, le style
doivent découler d'une source depuis longtemps pleine ; la fleur doit être transplantée d'un sol
vivant et n'avoir pas été achetée de
seconde main au plus proche marché. Cette
familiarité avec le sujet est un avantage qui vient
moins du mérite que de l'accident, celui d'une
présence plus ou moins grande des classiques dans
l'éducation de notre jeunesse et les études de
notre maturité. Et pourtant, que l'écrivain
jouisse de cet avantage au plus haut de ce que permettent
études et éducation, ne lui rend guère
possible de se transporter en un temps, si étranger au
sien, sans commettre quelques inexactitudes, inattentions ou
manques de mémoire. Et, quelques imperfections pouvant
toujours être trouvées par un critique
relativement moins informé, dans des travaux sur les
moeurs des Anciens, fussent-ils des plus profonds
érudits, je serais bien présomptueux
d'espérer plus de bonheur que de plus savants que moi,
dans une oeuvre réclamant, elle, infiniment moins
d'érudition. Pour cette raison, j'augure que les
érudits seront, parmi mes juges, les plus indulgents.
C'est assez que ce livre, malgré ses imperfections,
présente un portrait, maladroit peut-être dans
les coloris ou incorrect dans le trait, mais pas totalement
infidèle au caractère et à l'habit de
l'âge que j'ai tenté de peindre. Puisse-t-il
être, et c'est de loin le plus important, la correcte
représentation des humaines passions et du cœur
humain, éléments toujours identiques !
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(1) La
presque totalité de cette oeuvre fut
écrite à Naples, l'hiver dernier
(1832-1833).
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(2) Ce
que Sir Walter Scott a exprimé, avec un
ferme bon sens, dans sa Préface à
Ivanhoé (1ere édition) me
semble au moins aussi applicable à un
écrivain qui puise aux sources classiques
qu'à celui qui emprunte au passé
féodal. Que je puisse me servir de cette
citation, et humblement, respectueusement me
l'approprier ! : «Il est vrai que je ne
puis ni ne saurais prétendre à
l'observation (l'observance ? ) d'une exactitude
absolue en matière de costumes
étrangers, et encore moins sur les points
plus importants du langage et des comportements.
Mais la même raison qui m'empêche
d'écrire cette oeuvre en anglo-saxon, ou
en franco-normand [en latin ou en grec], et qui
m'interdit de diffuser cet essai, imprimé
en caractère de Caxton ou Wynken de Worde
[écrit au roseau sur cinq parchemins
roulés, et attachés sur un
cylindre, et ornés d'une
protubérance], exclut que je me limite
à l'époque seule où mon
récit se développe ; il faut, pour
stimuler un intérêt quelconque, que
le sujet traité soit, en quelque sorte,
transposé dans nos actuelles façons
de faire ou de penser. [...] Par égard,
donc, aux multitudes qui dévoreront,
j'espère, ce livre avec avidité
[hum ! ], j'ai expliqué ces comportements
passés en mots actuels et
détaillé mes personnages, leurs
sentiments, si précisément que le
lecteur ne puisse, du moins je l'espère,
se trouver gêné par la
sécheresse repoussante du seul
passé. En tout ceci, j'affirme
respectueusement n'avoir jamais
dépassé les justes licences
qu'autorise la fiction. [...] Il est vrai,
poursuivit mon maître, que ces licences
sont circonscrites par leurs légitimes
frontières ; l'auteur doit refuser tout
anachronisme.»
Qu'ajouter à ces observations judicieuses
et avisées ? Ce sont, régulateurs
de toute fiction décrivant le
passé, les canons d'une vraie
critique.
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