Livre V, chapitre 10

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Le lendemain matin. - Le sort de Nydia

Et la lumière se leva enfin douce, brillante, bien-aimée, sur la surface tremblante des flots. Les vents étaient en repos... l'écume expirait sur l'azur éclatant de cette délicieuse mer. A l'orient, de légères vapeurs revêtaient graduellement les couleurs de rose qui annonçaient le matin ; oui la lumière allait reprendre son empire. Cependant on voyait au loin, sombres et massifs, mais tranquilles, les fragments brisés du nuage destructeur, bordés de bandes rougeâtres qui, tout en s'affaiblissant de plus en plus, indiquaient les flammes encore roulantes de la montagne des «Champs brûlés». Les murs blancs et les colonnes éclatantes qui avaient décoré ces gracieux bords n'étaient plus. Morne et triste était le rivage, couronné hier encore par les cités d'Herculanum et de Pompéi, enfants chéris de la mer, désormais arrachés à ses embrassements. Durant des siècles l'onde, comme une mère, étendra ses bras azurés, ne les trouvera plus, et pleurera sur les sépulcres de ses deux filles !

Les matelots ne saluèrent pas l'aurore de leurs acclamations ; elle était venue à pas lents, et ils étaient trop fatigués pour s'abandonner à ces vifs éclats de joie ; mais il y eut un long et profond murmure de reconnaissance parmi les veilleurs de cette longue nuit. Ils se regardèrent et sourirent : ils prirent courage ; ils sentirent une fois encore qu'il existait un monde autour d'eux, un Dieu au-dessus. Persuadés que le moment du péril était passé, les plus fatigués se reposèrent et s'endormirent doucement. A mesure que le jour se faisait, on jouissait d'un silence qui avait manqué à la nuit ; et la barque suivait tranquillement sa route. Quelques autres, portant aussi des fugitifs, apparaissaient çà et là. On eût cru qu'elles étaient sans mouvement sur les flots, mais elles glissaient d'une course rapide. Il y avait un sentiment de sécurité, de bienveillance commune et d'espérance, dans l'aspect de leurs légers mâts et de leurs blanches voiles. Combien d'amis, perdus et oubliés dans l'obscurité, pouvaient avoir trouvé sur ces barques un abri et leur salut !

Dans le silence du sommeil général, Nydia se leva sans bruit : elle se pencha sur la tête de Glaucus ; elle respira le souffle profond qui s'exhalait de son sein endormi ; elle baisa timidement et tristement son front, ses lèvres ; elle chercha sa main ; sa main était unie à celle d'Ione ; Nydia soupira profondément, et son visage devint pâle.

Elle baisa de nouveau son front et essuya avec ses cheveux la rosée nocturne dont il était couvert.

«Puissent les dieux te bénir, Athénien ! » murmura-t-elle ; «puisses-tu être heureux avec celle que tu aimes ! ... Puisses-tu te souvenir parfois de Nydia ! ... Elle ne peut plus être pour toi d'aucune utilité sur la terre.»

En disant ces mots elle s'éloigna un peu ; elle se glissa le long du tillac et des bancs de rameurs, jusqu'à l'extrémité opposée de la barque, puis, s'arrêtant, s'inclina sur les flots. L'écume vint baigner son front que la fièvre brûlait. «C'est le baiser de la mort», dit-elle ; «qu'il soit le bienvenu ! » L'air embaumé se jouait dans ses cheveux dénoués ; elle les écarta de sa figure, et leva ses yeux, si tendres quoique sans lumière, vers le ciel, dont elle n'avait jamais vu le doux aspect. «Non, non», dit-elle à demi-voix et d'un air rêveur, «je ne puis supporter ce supplice : je sens que cet amour jaloux, exigeant, me rend folle. Je pourrais lui faire du mal encore... Malheureuse que j'étais ! ... je l'ai sauvé... je l'ai sauvé deux fois... Heureuse pensée ! Pourquoi donc ne pas mourir heureuse ? ... C'est la dernière pensée consolante que je puisse connaître... O mer sacrée ! ... j'entends ta voix qui m'invite ; c'est un frais et joyeux appel. Ils disent qu'il y a un déshonneur dans ton embrassement... que tes victimes ne traversent pas le Styx fatal... qu'il en soit ainsi ! Je ne voudrais pas le rencontrer chez les ombres, car je le rencontrerais avec elle... Le repos, le repos, le repos, il n'est pas d'autre Elysée pour un cœur comme le mien.»

Un matelot, assoupi sur le pont, entendit un léger bruit dans les eaux. Il ouvrit à moitié les yeux, et derrière la barque, pendant qu'elle bondissait joyeusement, il crut voir quelque chose de blanc flotter sur les vagues ; mais la vision s'évanouit aussitôt. Il se retourna, s'endormit, et rêva de sa maison et de ses enfants.

Lorsque les amants se réveillèrent, leur première pensée fut pour eux-mêmes, et la seconde pour Nydia. On ne la trouvait pas. Personne ne l'avait vue depuis la nuit. On la chercha dans tous les recoins de la barque ; aucune trace de la jeune aveugle ! Mystérieuse depuis sa naissance jusqu'à sa mort, la Thessalienne avait disparu du monde des vivants. On pressentit en silence son sort ; et Glaucus et Ione, plus étroitement serrés (en sentant qu'ils étaient l'un pour l'autre tout dans le monde), oublièrent leur délivrance, et pleurèrent Nydia comme on pleure une soeur.

Joseph M. Gleeson, 1891


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