Livre V, chapitre 11

Chapitre 10 Sommaire  

Où tout finit

LETTRE DE GLAUCUS A SALLUSTE,
DIX ANS APRES LA DESTRUCTION DE POMPEI

Athènes.

Glaucus à son cher Salluste, salut et santé.

Vous me demandez d'aller vous faire visite à Rome. Non, Salluste, venez plutôt me voir à Athènes. J'ai quitté pour toujours la cité impériale, son immense tumulte et ses profanes plaisirs. J'habite à jamais mon propre pays. Le souvenir de notre grandeur déchue m'est plus cher que toutes les joies bruyantes de votre prospérité ! Il y a pour moi un charme que rien ne peut surpasser dans nos portiques peuplés et ombragés encore d'ombres sacrées et vénérables. J'entends toujours la voix de la poésie sous les bosquets d'olivier de l'Ilissus ; les vapeurs du crépuscule sur les hauteurs de Phylé me semblent les linceuls de notre liberté ensevelie, et en même temps les hérauts d'une liberté qui va naître, d'un matin qui va surgir... Vous souriez de mon enthousiasme, Salluste ? il vaut mieux espérer de voir briser ses fers que de se résigner à les porter dorés. Vous croyez que je ne puis jouir de la vie dans ces mélancoliques retraites d'une majesté tombée ! Vous insistez sur les splendeurs romaines et sur le luxe de la cour impériale ; mon cher Salluste, Non sum qualis eram «je ne suis plus ce que j'étais». Les événements de ma vie ont assoupi le sang bouillant de ma jeunesse ; ma santé n'a jamais recouvré la vigueur qu'elle possédait avant qu'elle eût connu les angoisses de la maladie, et qu'elle eût langui dans l'obscurité d'un cachot réservé aux criminels... Mon esprit n'a jamais pu écarter entièrement les ténèbres des derniers jours de Pompéi... l'horreur et la désolation de cette terrible ruine... le souvenir de notre bien-aimée, de Nydia, toujours regrettée. J'ai élevé une tombe à son ombre, et je vois ce monument chaque jour de la fenêtre de mon cabinet d'étude ; il conserve en moi une tendre mémoire, une douce tristesse, témoignage bien mérité par sa fidélité et les mystérieuses circonstances de sa mort. Ione cueille les fleurs, et ma main les tresse en guirlandes autour de sa tombe. Elle était digne d'avoir une tombe à Athènes.

Vous me parlez de la secte croissante des chrétiens à Rome. Salluste, je veux vous confier un secret. J'ai beaucoup réfléchi sur leur croyance. Je l'ai adoptée. Après la destruction de Pompéi, je me suis rencontré de nouveau avec Olynthus, sauvé pour un jour, hélas ! et devenu depuis le martyr de son indomptable énergie et de son zèle. Dans la manière miraculeuse dont j'avait été préservé du lion, et dans ce tremblement de terre, il me fit voir la main d'un dieu inconnu. Je l'écoutai, je crus, j'adorai. Ione, mon Ione, que j'aime plus que jamais, a embrassé aussi cette foi ! ... Une foi, Salluste, qui, répandant sa lumière sur ce monde, fait de ce glorieux coucher du soleil terrestre l'aube éclatante d'un monde nouveau promis à notre espoir. Nous savons que nous sommes frères, en âme aussi bien qu'en chair, pour toujours, toujours. Les siècles peuvent rouler, notre poussière peut se dissoudre, la terre peut se dessécher ; mais la roue de la vie continuera de tourner dans le cercle de l'éternité ! La vie est impérissable ; la vie est sans fin. La vertu, comme le soleil à la terre, prodigue à l'âme ses bienfaits ; elle lui procure une sécurité immortelle, qui est le sourire de la face de Dieu. Venez me voir, Salluste ; apportez avec vous les savants écrits d'Epicure, de Pythagore, de Diogène ; armez-vous pour être vaincu ; nous discuterons, dans les bosquets d'Académus, avec un guide plus sûr qu'aucun de ceux qui aient été accordés à nos pères, sur les grands problèmes des vraies destinations de la vie et de la nature de l'âme.

Ione ! ... à ce nom, mon cœur palpite ; toujours Ione est à côté de moi. Pendant que j'écris, je lève les yeux et je rencontre son sourire ; les rayons du soleil tremblent sur l'Hymette, et j'entends dans mon jardin le bourdonnement des abeilles frémissantes. Vous me demandez si je suis heureux. Oh ! qu'est-ce que Rome peut me donner d'égal à ce que je possède dans Athènes ? Ici, toute chose éveille l'âme et inspire l'affection ; les arbres, les eaux, les montagnes, les nues, ce sont les biens d'Athènes, d'Athènes belle, quoique expirante, mère de la sagesse et de la poésie du monde. Dans ma salle, je vois les figures de marbre de mes ancêtres ; dans le Céramique, je contemple leurs tombes ; dans chaque rue je reconnais la main de Phidias et l'âme de Périclès. Harmodius, Aristogiton, ils sont partout, excepté dans nos cœurs ; mais dans le mien du moins ils ne périssent pas. Si quelque chose peut me faire oublier que je suis Athénien, que je ne suis pas libre, c'est la tendresse, c'est l'amour attentif, empressé, incessant d'Ione... un amour qui a pris une nouvelle force dans notre nouvelle foi (1), un amour qu'aucun de nos poètes, quel que soit leur génie, n'a pu décrire : car mêlé avec la religion, il participe de sa sainteté, il se confond avec les pensées les plus pures, les moins terrestres ; il est tel que nous gardons l'espoir de l'emporter avec nous dans l'éternité. Nous le conserverons sans souillure, afin de ne pas avoir à en rougir devant notre Dieu. C'est le type véritable de la fable mystérieuse d'Eros et de Psyché, fable si chère aux Grecs ; c'est, pour mieux dire, l'âme endormie dans les bras de l'amour ; et si cet amour me console en partie de la fièvre de liberté qui me brûle, ma religion me console encore davantage : car toutes les fois que je veux prendre l'épée, et sonner la trompette, pour courir à un nouveau Marathon (hélas ! un Marathon sans victoire), je me sens désespéré à la pensée de l'impuissance de mon pays : ce poids écrasant des chaînes romaines est compensé du moins par l'idée que la terre n'est que le commencement de la vie ; que la gloire d'un petit nombre d'années compte peu dans la vaste étendue de l'éternité ; qu'il n'y a point de parfaite liberté jusqu'à ce que l'âme sorte de sa prison mortelle, et qu'elle a pour héritage et pour domaine l'espace et le temps. Cependant, Salluste, quelques douces réminiscences des moeurs grecques se mêlent encore à ma foi. Je ne puis partager le zèle de ceux qui ne voient que des criminels dévoués au courroux céleste dans ceux qui ne pensent pas comme eux. Je ne frémis pas en présence de la religion des autres ; je n'ose les maudire. Je demande au Père de toutes choses leur conversion, et cette tiédeur m'expose à quelques soupçons de la part des chrétiens ; mais je leur pardonne ; et, sans offenser ouvertement les préjugés de la foule, je me trouve à même par là de protéger mes frères contre les rigueurs de la loi et contre les conséquences de leur propre zèle. Si la modération me semble la conséquence naturelle de la bienveillance, elle ouvre aussi le champ le plus noble à la bienfaisance.

Voilà ma vie, Salluste, et voilà mes opinions ! Voilà de quelle façon je passe l'existence en attendant la mort. Et vous, homme de plaisir, aimable disciple d'Epicure, vous... mais, encore une fois, venez ici, venez voir quelles sont nos joies, quelles sont nos espérances ; et ni les splendeurs des banquets impériaux, ni les applaudissements de la foule au cirque, ni les bruits du forum, ni les séductions du théâtre, ni la magnificence des jardins, ni les voluptés des bains de Rome, ne vous peuvent promettre une vie plus douce et plus heureuse que la vie actuelle de l'Athénien Glaucus, prise en pitié par vous avec si peu de raison. Adieu.

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Dix-sept siècles environ avaient passé sur la cité de Pompéi avant qu'elle sortît, toute brillante encore des couleurs de la vie, du fond de sa tombe silencieuse (2), avec ses murs frais comme s'ils étaient peints de la veille ; la riche mosaïque de ses pavés dont aucune teinte ne s'était effacée ; dans son forum des colonnes à moitié achevées, telles qu'elles avaient été laissées par la main de l'ouvrier ; dans ses jardins les trépieds des sacrifices ; dans ses salles le coffret où s'enfermaient les trésors ; dans ses bains le strigil ; dans ses théâtres les billets d'admission ; dans ses salons les meubles et les lampes ; dans ses triclinia les restes des derniers festins, dans ses cubicula les parfums et le fard de ses beautés disparues ; enfin partout avec les ossements et les squelettes de ceux qui faisaient mouvoir les ressorts de cette voluptueuse et splendide civilisation en miniature (3).

Dans la maison de Diomède, sous les voûtes souterraines, on découvrit vingt squelettes (entre autres celui d'un enfant) au même endroit, près de la porte, recouverts d'une fine cendre dont la poussière avait évidemment pénétré d'une façon lente par les ouvertures, jusqu'à ce qu'elle eût rempli tout l'espace. Là, se trouvaient des bijoux, des pièces de monnaie, des candélabres pour faire briller une lumière inutile et du vin durci dans les amphores, pour la prolongation d'une vie agonisante. Le sable, devenu solide par l'humidité, avait pris la forme des squelettes comme dans un moule ; et le voyageur peut encore voir l'impression du corps et du buste bien proportionné, d'une jeune femme aux gracieux contours : c'est tout ce qui reste de la belle Julia. Il semble à l'étranger qui visite ces lieux que l'air se changea par degrés en vapeur sulfureuse ; que les habitants des caveaux se précipitèrent vers la porte ; qu'ils la trouvèrent fermée et bloquée par les scories du dehors, et qu'en s'efforçant de l'ouvrir, ils ont été suffoqués par la chaleur de l'atmosphère.

On rencontra dans le jardin un squelette dont la main décharnée tenait encore une clef, et à côté de lui se trouvait un sac d'argent. On présume que c'était le maître de la maison, l'infortuné Diomède, qui avait probablement essayé de fuir par le jardin, et avait été asphyxié par les vapeurs, ou atteint par quelque fragment de pierre. Des vases d'argent reposaient à côté d'un autre squelette, probablement celui d'un esclave.

Les maisons de Salluste et de Pansa, le temple d'Isis avec ses cachettes derrière les statues menteuses d'où partaient les oracles sacrés, sont maintenant exposés au regard des curieux. On trouva dans une des chambres de ce temple un grand squelette avec une hache à côté de lui ; deux murs avaient été percés avec la hache ; la victime ne put pénétrer plus loin. Au milieu de la cité, on découvrit un autre squelette près duquel étaient plusieurs pièces de monnaie, et quelques ornements mystiques du temple d'Isis. La mort avait surpris le prêtre impie dans son avarice et Calénus avait péri en même temps que Burbo. Les fouilles menèrent, au milieu d'une masse de ruines, la découverte du squelette d'un homme, littéralement coupé en deux par une colonne tombée ; le crâne offrait une conformation remarquable, on y reconnaissait tous les signes de l'intelligence et toutes les protubérances qui indiquent des instincts voluptueux et pervers ; ce crâne a excité la constante curiosité des adeptes de la science de Spurzheim, qui ont contemplé les ruines de ce palais de l'esprit ; après le laps des âges, le voyageur peut y admirer, si nous pouvons nous exprimer ainsi, cette voûte élevée avec ses galeries bien ordonnées, ses cellules élégamment formées, où méditait, raisonnait, rêvait l'âme d'Arbacès l'Egyptien, souvent livrée à de coupables pensées.

A la vue de ces témoins divers d'un système social disparu du monde à jamais, un étranger venu de cette île barbare et lointaine, que le Romain de l'Empire ne nommait pas sans frissonner de froid, s'est arrêté au milieu des délices de la douce Campanie, pour y composer cette histoire.


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(1)  Ce que, aujourd'hui, nous nommons, et sentons être, «sentiment» en amour, fut peu connu des Anciens et le reste, même de nos jours, en dehors du monde chrétien. C'est une émotion intimement liée non à la croyance, mais à la «conviction» que la passion appartient à l'âme et est, comme l'âme, immortelle. Chateaubriand, dans son essai si plein et d'erreurs et de vérités, Le Génie du christianisme, nous a, avec son habituelle éloquence, entretenus de ce sentiment. Il établit, de fait, une distinction foncière entre la poésie de l'amour chez les Anciens et chez les Modernes. Et j'ai cru pouvoir, en accord avec la nature et la vérité, prêter à Glaucus, après sa conversion, la conscience de ce sentiment, même s'il ne pouvait qu'en soupçonner, et non pas expliciter, la cause.

(2)  Détruite en 79, découverte en 1750.

(3)  A l'heure actuelle (1834), environ trois cent cinquante à quatre cents squelettes ont été découverts à Pompéi ; mais puisqu'une grande partie de la ville reste à fouiller, nous pouvons difficilement calculer le nombre de ceux qui périrent pendant la destruction. Cependant, il y a toute raison de croire qu'ils furent peu nombreux par rapport aux rescapés. De nombreuses maisons avaient manifestement été dégagées de leurs cendres afin d'y récupérer tout trésor épargné ; parmi celles-ci, la maison de notre ami Salluste. Ils furent trouvés exactement comme les décrit mon texte, ces squelettes que le lecteur a eu le plaisir de voir, réanimés pour un instant, jouer leur rôle fugace sous les noms de Burbo, Calénus, Diomède, Julia et Arbacès ; puissent-ils avoir été réanimés avec plus de bonheur pour le plaisir du lecteur qu'ils ne l'ont été pour la joie de l'auteur, qui, quant à lui, chercha vainement dans cette oeuvre maintenant achevée à adoucir la période la plus douloureuse, la plus sombre, la plus désespérée d'une vie à la trame tissée de moins de fils blancs qu'on peut le penser ! Mais, comme bien d'autres compagnons, l'imagination se montre capricieuse et nous délaisse souvent au moment où nous en avons le plus besoin. Consolatrice plus fidèle, plus constante, apprenons-nous en vieillissant, est l'habitude. Mais je devrais m'excuser de cette complaisance subite et déplacée pour une faiblesse momentanée, momentanée seulement. Avec la santé retrouvée revient cette énergie sans laquelle l'âme nous eût été donnée en vain et qui nous permet de faire face tranquillement aux malheurs de notre existence et d'en accomplir résolument les objectifs. A travers mille écoles, il n'est qu'une philosophie ; son nom est Force d'âme.

ENDURER, C'EST CONQUERIR NOTRE DESTIN !