Livre V, chapitre 2 |
L'amphithéâtre
Nydia, rassurée par le récit de Sosie
à son retour, et satisfaite que sa lettre eût
été remise dans les mains de Salluste,
conçut encore une espérance. Salluste ne
perdrait probablement pas de temps ; il courrait hez le
préteur ; on visiterait la maison de l'Egyptien ; on
la délivrerait ; on ouvrirait le cachot de
Calénus ; Glaucus serait libre cette nuit-là...
Hélas ! la nuit passa... l'aurore vint... elle
n'entendit rien que les pas empressés des esclaves, le
long de la salle et du péristyle, et le bruit des
apprêts pour aller voir le spectacle dont ils
s'entretenaient. De temps à autre, la voix
d'Arbacès donnant des ordres arrivait à son
oreille... Une fanfare joyeuse se fit entendre... Le
cortège se mettait en marche pour
l'amphithéâtre ; tous étaient avides de
repaître leurs yeux des dernières tortures de
l'Athénien.
Le cortège d'Arbacès s'avança lentement
et avec solennité, jusqu'à ce qu'il
arrivât à l'endroit où il fallait que
ceux qui venaient sur un char ou en litière
descendissent pour marcher à pied. Arbacès
sortit de sa litière et se dirigea vers l'endroit
réservé aux personnes de distinction.
Ses esclaves, se mêlant avec le reste de la
multitude, furent placés par des employés qui
reçurent leurs billets (comme cela se pratique
à notre moderne Opéra), dans la partie de
l'amphithéâtre nommée le popularium,
disposée pour le vulgaire. Arbacès de son
siège dominait la foule impatiente qui remplissait cet
énorme théâtre.
Les femmes étaient
assises sur les gradins les plus hauts, et
séparées des hommes ; leurs brillantes
toilettes les faisaient ressembler à un parterre de
fleurs. Il est superflu d'ajouter qu'elles formaient la
partie la plus bruyante de l'assemblée. Beaucoup de
regards se dirigeaient de leur côté, surtout des
rangs des spectateurs jeunes et non mariés, qui
avaient aussi leurs places à part. Les sièges
les plus bas et qui environnaient immédiatement
l'arène étaient occupés par les
personnes les plus riches et de la naissance la plus
illustre, les magistrats, les sénateurs et les membres
du corps équestre (1). Les passages qui, par des
corridors à gauche et à droite, donnaient
accès à ces sièges, aux deux
extrémités de l'arène dessinée en
ovale, étaient aussi l'entrée des combattants.
De fortes palissades, le long de ces passages,
empêchaient toute irrégularité
excentrique dans les fantaisies des bêtes, et les
forçaient de se contenter de la proie qui leur
était assignée. Autour du parapet qui se
dressait au-dessus de l'arène, à l'endroit
où les gradins commençaient, on voyait des
inscriptions et des scènes gladiatoriales peintes
à fresque, d'accord avec le genre de divertissement du
lieu. Dans tout l'édifice, serpentaient d'invisibles
conduits, au moyen desquels, à mesure que le jour
avançait, des ondées rafraîchissantes et
odoriférantes étaient lancées dans l'air
pour retomber en pluie sur les spectateurs. Les
employés de l'amphithéâtre s'occupaient
encore à tendre les velaria, vastes rideaux qui
recouvraient tous les assistants, et que les Campaniens
regardaient comme une invention de leur génie. Cette
tenture étaient formée de la plus fine laine
d'Apulie, et ornée de larges raies cramoisies ; mais,
soit que ce fût la faute des travailleurs, soit que les
machines fussent en mauvais état, les toiles
n'étaient pas arrangées ce jour-là aussi
bien que d'habitude. Il est vrai qu'à cause de
l'étendue de la circonférence, c'était
toujours une tâche difficile ; de sorte qu'on
n'essayait pas même d'y parvenir lorsqu'il faisait un
grand vent. Mais ce jour-là le temps était si
calme, que les spectateurs ne trouvaient pas d'excuse
à la maladresse des employés, et lorsqu'ils
virent une large ouverture, provenant d'une partie des
velaria qui s'obstinait à ne pas se réunir
à l'autre, ils exprimèrent hautement leurs
murmures ; le mécontentement était
général. L'édile Pansa, qui donnait les
jeux à ses frais, se montra particulièrement
contrarié de cet accident ; il appela toutes les
malédictions du ciel sur la tête du principal
employé, qui, courant, soufflant, suant à
grosses gouttes, s'épuisait en ordres et en menaces
parfaitement inutiles.
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Le tumulte cessa tout à coup... les ouvriers abandonnèrent leur travail... la foule s'apaisa... la malencontreuse ouverture fut oubliée... car une fanfare guerrière avait annoncé l'entrée des gladiateurs. Ils s'avancèrent dans l'arène en pompeux cortège. Ils firent lentement et avec fierté le tour de l'ovale, afin de procurer aux spectateurs le loisir d'admirer leur fermeté et de reconnaître leurs traits, leurs membres et leurs diverses armes, et pour leur donner le temps d'établir leurs paris selon l'inspiration du moment.
Rétiaire, in Lagrèze (1888) p.233 |
«Oh ! dit la veuve Fulvie à la femme de
Pansa, pendant qu'elles s'inclinaient sur leurs bancs
élevés, voyez-vous ce gigantesque
gladiateur ? Comme il est bizarrement habillé ! |
- Mais quel est ce beau gladiateur, presque nu ? ... Cela
n'est guère convenable... Par Vénus ! mais que
ses membres sont bien faits !
- C'est Lydon, un débutant. Il a la
témérité de combattre cet autre
gladiateur, aussi peu vêtu que lui,
Tétraidès. Ils combattront d'abord selon la
mode grecque, avec le ceste, puis avec l'armure,
l'épée et le bouclier.
- C'est un charmant garçon que ce Lydon, et les femmes
feront à coup sûr des voeux pour lui.
- Les parieurs expérimentés ne pensent pas
comme elles. Claudius offre à son désavantage
trois contre un.
- Par Jupiter ! que c'est beau ! » s'écria la
veuve, en admirant deux gladiateurs, armés de pied en
cap, qui faisaient le tour de l'arène sur des
coursiers légers et bondissants. Commes les
combattants dans les tournois du Moyen Age, ils portaient des
lances et des boucliers ronds, ornés de belles
incrustations. Leur armure était artistement faite de
bandes de fer, mais elle ne couvrait que leurs cuisses et
leur bras droit. De courts manteaux, descendant
jusqu'à leurs selles, donnaient à leur costume
un air pittoresque et gracieux ; leurs jambes étaient
nues, à l'exception des sandales, attachées un
peu au-dessous de la cheville.
«Oh ! que c'est beau ! Qui sont-ils ? demanda la
veuve.
- L'un d'eux a nom Berbix. Il a vaincu douze fois. L'autre se
donne le nom arrogant de Nobilior. Ce sont deux
Gaulois.»
Pendant cette conversation, les premières
formalités des jeux s'accomplirent ; alors eut lieu un
combat simulé avec des épées de bois
entre divers gladiateurs, engagés deux à deux.
L'adresse de deux gladiateurs romains qu'on avait fait venir
pour cette fête fut particulièrement
admirée ; et après eux, le plus gracieux
combattant fut Lydon. Cette petite guerre ne dura pas plus
d'une heure, et n'excita pas un très grand
intérêt, excepté parmi les connaisseurs
d'escrime, qui se plaisaient par-dessus tout à rendre
justice à l'art. La masse des spectateurs en vit la
fin avec plaisir. Les combattants se mirent en ordre par
paires, ainsi qu'il était convenu d'avance ; les armes
furent examinées, et les terribles amusements de la
journée commencèrent au milieu du plus profond
silence, interrompu seulement par les éclats
préliminaires et excitants d'une musique
guerrière.
On commençait ordinairement les jeux par le plus cruel
de tous quelque bestiarius, ou gladiateur condamné aux
bêtes, était sacrifié comme initiation.
Mais dans cette occasion, l'édile Pansa montra bien
son expérience. Il jugea à propos de conduire
ce drame sanguinaire selon toutes les conditions de
l'intérêt scénique ; il réserva
l'exécution de Glaucus et d'Olynthus pour le
dénouement... Il fut arrêté que les
gladiateurs à cheval parcourraient d'abord
l'arène, que les gladiateurs à pied leur
succéderaient ensuite, indistinctement qu'on verrait
paraître ensuite Glaucus et le lion, et qu'enfin le
tigre et le Nazaréen termineraient le sanglant
spectacle. Quant à ces jeux de
l'amphithéâtre de Pompéi, le lecteur de
l'histoire romaine doit modérer son imagination et ne
pas s'attendre à trouver ici une de ces vastes et
magnifiques exhibitions, un de ces grands carnages, dont un
Néron, un Caligula régalaient les habitants de
la cité impériale. Les jeux romains, qui
dévoraient les plus célèbres
gladia-teurs et un nombre si considérable de
bêtes féroces, faisaient justement que, dans les
villes moins importantes de l'Empire, les amusements de
l'amphithéâtre étaient rares et
relativement humains en cela, comme en beaucoup d'autres
points, Pompéi n'était que la miniature, le
microcosme de Rome. Cependant, c'était un terrible et
imposant spectacle, auquel les temps modernes n'ont rien
heureuse-ment à comparer, que ce vaste
théâtre, s'élevant gradins par gradins,
peuplé d'êtres vivants, au nombre de quinze
à dix-huit mille, qui ne contemplaient pas les
fictions tragiques de la scène, mais la victoire ou la
défaite, la vie triomphante ou la mort
ensanglantée de quiconque entrait dans
l'arène.
Les deux cavaliers se trouvaient alors à chacune des
extrémités de la lice (si nous pouvons nous
exprimer ainsi), et, à un signal donné par
Pansa, ils se précipitèrent
simultanément l'un vers l'autre, comme s'ils allaient
se briser du premier choc, chacun portant en avant son
bouclier rond, chacun apprêtant sa haute et
légère, mais inflexible javeline ; à
trois pas de son adversaire, Berbix arrêta brusquement
son cheval, se jeta de côté, et comme Nobilior,
emporté dans sa course, continuait sa carrière,
il dirigea contre lui sa javeline ; le bouclier de Nobilior,
soudainement présenté avec beaucoup d'adresse,
reçut le coup, qui sans cela aurait été
mortel.
«Très bien ! Nobilior, s'écria le
préteur, donnant au peuple le premier signal des
applaudissements.
- Bien frappé ! mon Berbix», répondit
Claudius de son siège.
Un murmure, accompagné d'applaudissements, parcourut
tous les rangs de l'assemblée.
Les visières des deux cavaliers étaient
complètement baissées (comme plus tard celles
des chevaliers) ; mais la tête était
néanmoins le but principal des attaques ; et Nobilior,
chargeant à son tour son adversaire, dirigea avec non
moins d'adresse que lui la pointe de son épée
sur le casque de Berbix, qui leva son bouclier pour se
couvrir ; mais son clairvoyant antagoniste changea
promptement la direction de sa javeline, et, la baissant
soudain, l'atteignit à la poitrine. Berbix chancela et
tomba.
«Nobilior ! Nobilior ! s'écria la
populace.
- J'ai perdu dix sesterces, murmura Claudius entre ses dents.
Habet... Il a son affaire», dit Pansa
froidement.
La populace, qui n'était pas endurcie, fit le signal
de grâce ; mais les employés de l'arène,
en s'approchant, virent que c'était de la pitié
perdue. Le cœur du Gaulois avait été
percé, et ses yeux étaient fermés pour
toujours. C'était le sang de sa vie qui teignait de
noir le sable et la sciure de bois de l'arène.
«C'est dommage que le combat n'ait pas duré plus
longtemps, dit Fulvie, ce n'est guère la peine de
déranger les gens.
- C'est vrai... Je n'éprouve aucune pitié pour
Berbix... Pourquoi n'a-t-il pas vu, comme tout le monde, la
feinte de Nobilior ? Tenez ! voici qu'on attache le fatal
crochet au corps. On va le conduire au spolarium. On remet
d'autre sable sur l'arène. Pansa ne regrette rien tant
que de n'être pas assez riche pour couvrir
l'arène de borax et de cinabre, ainsi que le faisait
Néron.
- Du moins si le combat a été court, un autre
le remplace promptement. Voyez mon beau Lydon dans
l'arène et l'homme au filet également, et les
autres avec leurs épées : oh ! c'est charmant ! »
Il y avait maintenant six combattants dans l'arène :
Niger et son filet en présence de Sporus avec son
bouclier et son petit sabre, Lydon et
Tétraidès, nus, sauf une ceinture qui entourait
leurs reins, chacun armé d'un lourd ceste grec, et
deux gladiateurs de Rome revêtus d'acier avec
d'énormes boucliers et des épées
pointues.
La lutte au ceste entre Lydon et Tétraidès
étant moins redoutable que celle des autres
combattants, ceux-ci, dès que les premiers se furent
avancés dans l'arène, reculèrent un
instant, comme par un consentement commun, afin de voir
comment se terminerait ce premier assaut, et d'attendre qu'il
fît place à des armes plus terribles, avant de
commencer eux-mêmes les hostilités. Ils
s'appuyèrent sur leurs armes, séparés
les uns des autres, les yeux fixés sur le jeu, qui
n'était pas assez sanglant pour satisfaire la
populace, mais qui ne laissait pas néanmoins de
l'intéresser, parce qu'il venait de la Grèce,
le pays des ancêtres.
Au premier coup d'oeil, les deux antagonistes ne semblaient
pas faits l'un pour l'autre. Tétraidès,
quoiqu'il ne fût pas plus grand que Lydon, était
beaucoup plus gros. La force naturelle de ses muscles
s'augmentait, aux yeux du vulgaire, de l'épaisseur de
sa chair ; car on croyait généralement que
l'embonpoint ne pouvait qu'être favorable au combat du
ceste, et Tétraidès avait encouragé,
autant qu'il avait pu, ses dispositions à engraisser :
ses épaules étaient fortes, ses membres
inférieurs épais, et légèrement
arqués en dehors, son corps trapu, de cette
constitution enfin qui paraît donner en force tout ce
qu'elle enlève en grâce. Mais Lydon, quoique
élancé jusqu'à friser la maigreur,
était admirablement proportionné dans sa
délicatesse ; les connaisseurs pouvaient s'apercevoir
que ses muscles, moins gros que ceux de son adversaire,
étaient plus compacts, et pour ainsi dire de fer. En
proportion aussi, il avait d'autant plus d'activité
qu'il était moins chargé d'embonpoint, et un
hautain sourire sur sa figure résolue, qui contrastait
avec l'expression pesante et stupide de son adversaire,
donnait confiance à ceux qui le regardaient, et
inspirait à la fois l'espérance et un sentiment
de bienveillance ; en sorte que, malgré la
différence apparente de leur force, les souhaits de la
multitude se rangeaient du côté de Lydon aussi
bien que du côté de
Tétraidès.
Quiconque a assisté à une lutte de nos jours,
quiconque a pu apprécier les coups terribles que le
poing d'un homme est capable de porter, lorsqu'il est
dirigé par l'art, peut se faire une idée de la
facilité au'y ajoutait une bande de cuir
s'enlaçant autour du bras jusqu'au coude et
renforcée aux jointures des doigts par une plaque de
fer, quelquefois même par un morceau de plomb. Mais, au
lieu d'augmenter, comme on croyait le faire par là,
l'intérêt du combat, cette précaution le
diminuait peut-être ; car c'était en
abréger la durée : un petit nombre de coups
savamment portés suffisaient pour terminer le combat,
de sorte que les adversaires n'avaient presque jamais le
temps de déployer cette énergie, ce courage et
cette persévérance enragée, que nous
autres Anglais nous appelons pluck en termes techniques, qui
souvent ôte la victoire à la science, et donne
à un jeu l'intérêt d'une bataille, et
appelle sur le brave toutes nos sympathies.
«En garde ! » s'écria
Tétraidès en s'approchant de plus en plus
près de son adversaire, qui tournait autour de lui
beaucoup plus qu'il ne reculait.
Lydon ne répondit que par un regard où son oeil
prompt et vigilant avait mis tout son dédain ; Tétraidès frappa comme un forgeron sur un
étau ; Lydon posa un genou à terre : le coup
passa sur sa tête ; sa revanche ne fut pas si
inoffensive ; il se releva sur-le-champ et lança son
ceste en pleine poitrine à son adversaire ; Tétraidès fut étourdi ; la populace fit
éclater ses applaudissements.
«Vous n'êtes pas heureux aujourd'hui, dit
Lépidus à Claudius ; vous avez perdu un pari,
vous allez en perdre un autre.
- Par les dieux ! si cela est, mes bronzes iront chez
l'huissier priseur. Je n'ai pas engagé moins de cent
sesterces sur Tétraidès. Ah ! ah ! voyez comme
il se remet. Voilà un maître coup. Il vient de
fendre l'épaule de Lydon... Bravo,
Tétraidès ! ... Bravo Tétraidès !
- Mais Lydon ne s'émeut pas. Par Pollux ! il conserve
son sang-froid. Voyez comme il évite avec adresse ces
mains pareilles à des marteaux en se penchant
tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre... et tournant avec agilité... Ah ! le pauvre
Lydon... il est atteint de nouveau.
- Trois pour un en faveur de Tétraidès ! s'écria Claudius. Qu'en dites-vous, Lépidus ?
- C'est entendu ; neuf sesterces contre trois ! Quoi ! Lydon
reprend de nouveau... Il respire... Par les dieux ! il est
à terre... Mais non, le voilà sur ses jambes...
Brave Lydon ! ... Tétraidès est
encouragé... Il rit tout haut... il se
précipite sur lui...
- Le fou ! le succès l'aveugle... il devrait
être plus prudent... L'oeil de Lydon est comme celui
d'un lynx, dit Claudius entre ses dents.
- Ah ! Claudius, voyez-vous ? votre homme chancelle... encore
un coup... il tombe... il est tombé ! ...
- La terre le ranime, alors... Car le voilà encore
debout ; mais le sang coule sur son visage.
- Par le maître de la foudre ! Lydon triomphe... Voyez
comme il presse son adversaire... Ce coup sur la tempe aurait
renversé un bœuf ; il a écrasé
Tétraidès, qui tombe de nouveau... il ne peut
plus se remuer... Habet, Habet ! ...
- Habet ! répéta Pansa, qu'on les emmène
et qu'on leur donne les armures et les
épées.
- Noble editor, disent les employés, nous craignons
que Tétraidès ne soit pas remis à temps.
Du reste, nous essayerons.
- Faites.»
Quelques minutes après, les employés qui
avaient emporté le gladiateur tombé et
insensible, reviennent avec un air déconcerté.
Ils craignaient pour la vie de Tétraidès ; il
lui était impossible de reparaître dans
l'arène.
«En ce cas, dit Pansa, gardez Lydon comme
subdititius ; il remplacera le premier gladiateur
vaincu contre le vainqueur.»
Le peuple applaudit à
cette sentence. Le silence recommença ; les fanfares
éclatèrent de nouveau ; les quatre combattants
se préparèrent fièrement à se
mesurer en se regardant en face.
«Reconnaissez-vous les Romains, cher Claudius ? sont-ce
des gladiateurs célèbres ou des gladiateurs
ordinaires ?
- Eumolpus est une lame de seconde classe, Lépidus ; pour Népimus, le plus petit des deux, je ne l'ai
jamais vu ; mais il est fils d'un des fiscales (2) impériaux, et il a
été élevé à la bonne
école. Mais je n'ai plus de cœur au jeu : je ne
regagnerai jamais l'argent que j'ai perdu ; je suis
ruiné. Maudit soit ce Lydon ! Qui aurait pu lui
supposer tant d'adresse et tant de bonheur ?
- Voyons, Claudius, j'aurai compassion de vous, et j'accepte
votre pari pour ces deux Romains.
- Alors, dix sesterces sur Eumolpus.
- Quoi ! lorsque Nepimus est un débutant ? le
marché n'est pas tenable.
- Huit, alors !
- C'est convenu.»
Pendant que ces luttes étaient ainsi
commencées, il y avait, sur les gradins les plus
élevés, un spectateur qui avait pris à
ces jeux un douloureux intérêt. Le vieux
père de Lydon, en dépit de son horreur
chrétienne pour ce genre de spectacle, dans son
anxiété pour son fils, n'avait pu
résister au désir d'être spectateur de sa
destinée. Caché dans une foule
d'étrangers de la plus basse classe de la populace, le
vieillard ne sentait, ne voyait rien que la présence
de son brave fils. Pas un mot ne s'était
échappé de ses lèvres lorsqu'il l'avait
vu deux fois tomber à terre : il était
seulement devenu plus pâle, et ses lèvres
avaient tremblé. Mais il avait jeté un cri de
joie, lorsque la victoire s'était
déclarée pour son fils, sans prévoir,
hélas ! que cette victoire n'était que le
prélude d'une bataille plus terrible.
«Mon brave fils ! dit-il, et il essuya ses yeux.
- Est-ce ton fils ? demanda un homme placé à la
droite du Nazaréen ; il a bien combattu ; nous allons
voir comment il se comportera tout à l'heure. N'as-tu
pas entendu ? il combattra le premier vainqueur. Maintenant,
pauvre vieillard, prie les dieux que le vainqueur ne soit
aucun des deux Romains, ni, après eux, le géant
Niger ! »
Le vieillard se rassit et se couvrit le visage ; il resta
indifférent au nouveau combat ; Lydon n'y figurait
pas. Cependant, une pensée traversa son esprit... Ce
combat avait pour lui un grand intérêt... Le
premier qui succomberait ne serait-il pas remplacé par
Lydon ?
Il tressaillit, et le corps penché, les yeux tout
grands ouverts et les mains jointes, il suivit les mouvements
des gladiateurs.
Niger et Sporus occupèrent particulièrement
l'attention du public ; car cette espèce de combat,
à cause de son résultat ordinairement fatal et
de la grande science qu'il exigeait de la part des deux
adversaires, était fort estimé des
spectateurs.
Les deux gladiateurs se tenaient à une distance
considérable l'un de l'autre. Le singulier casque que
portait Sporus avait sa visière baissée et lui
cachait le visage ; mais les traits de Niger, à
découvert, attiraient tous les regards, leur
férocité vigilante et contenue possédait
une terrible puissance d'attraction. Après être
demeurés quelque temps à se surveiller, Sporus
commença à s'avancer lentement et avec une
précaution extrême, tenant la pointe de son
épée dirigée contre la poitrine de son
ennemi, comme dans l'escrime moderne...
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Niger reculait à mesure que son adversaire avançait, rassemblant son filet dans sa main droite, et sans détacher un instant un oeil petit et étincelant des mouvements de son adversaire ; tout à coup, dès que Sporus se fut approché à la portée de son bras, le retiarius se jeta en avant et lança son filet : une prompte inflexion du corps sauva le gladiateur du piège redouté ; il poussa un cri aigu de joie et de rage et se précipita sur Niger ; mais Niger avait déjà retiré son filet, qu'il avait jeté sur ses épaules, et il courait autour de l'arène avec une rapidité que le secutor essayait vainement d'égaler. |
Le peuple rit et applaudit beaucoup en voyant les
impuissants efforts du gladiateur aux larges épaules
pour rejoindre le géant qui fuyait devant lui ; mais
dans ce moment l'attention se tourna du côté des
deux combattants romains.
Ils s'étaient placés d'abord face à
face, à la distance où l'on se met de nos jours
pour un assaut d'armes ; mais la prudente lenteur qu'ils
mettaient à commencer un sérieux engagement
avait laissé aux spectateurs le temps de
s'intéresser à Sporus et à Niger. Les
deux Romains en étaient venus aux mains avec toute
l'ardeur désirable ; leur fureur était
portée au plus haut degré ; ils s'attaquaient,
se défendaient, avançaient, reculaient avec ces
précautions scrupuleuses et presque imperceptibles qui
caractérisent deux hommes expérimentés
et d'une force égale. Eumolpus, le plus vieux des
gladiateurs, par un habile coup de seconde qu'on regardait
dans l'arène comme très difficile à
éviter, venait de blesser Nepimus au côté
: le peuple applaudit ; Lépidus devint
pâle.
«Oh ! dit Claudius, c'est une affaire finie. Eumolpus
n'a plus maintenant qu'à ferrailler tout doucement, et
à laisser l'autre perdre peu à peu tout son
sang.
- Oui ; mais, grâces aux dieux, il ne se modère
pas ; voyez comme il presse Nepimus. Par Mars ! Nepimus l'a
touché, le casque a résonné de nouveau.
Claudius, je gagnerai.
- C'est une faute, je ne devrais parier qu'au jeu de
dés, se dit Claudius à lui-même, pourquoi
ne peut-on pas piper un gladiateur ?
- Bravo, Sporus, bravo, Sporus» cria la populace, en
s'apercevant que Niger, qui s'était
arrêté, avait une seconde fois lancé son
filet en vain ; il ne s'était pas enfui cette fois
avec assez d'agilité, et l'épée de
Sporus lui avait entaillé la jambe droite d'une
façon assez grave ; ne pouvant plus fuir, il
était pressé par son féroce adversaire.
Sa grande taille et la longueur de son bras continuaient
néanmoins à lui donner d'assez grands avantages ; et, présentant son trident au front de son ennemi,
il le força à reculer plusieurs fois. Sporus
essaya alors de le surprendre en tournant avec une grande
agilité autour de lui ; Niger, blessé, ne
pouvait lui faire face qu'avec une certaine lenteur ; mais
Sporus se laissa emporter et s'avança trop près
du géant ; il leva son bras pour le frapper, et les
trois pointes du trident entrèrent au même
instant dans sa poitrine. Sporus tomba sur un genou ; le
fatal filet l'enveloppa sur-le-champ. Il essaya en vain de se
débarrasser de ses mailles ; les coups
répétés du trident l'accablèrent ; son sang coula à flots à travers le filet et
rougit le sable ; il croisa les bras en signe de
défaite.
Le retiarius triomphant retira le filet, et, s'appuyant sur
son trident, consulta l'assemblée du regard pour
savoir son jugement. Le gladiateur vaincu roula aussi, lui,
ses yeux à demi voilés et pleins d'angoisse
autour du théâtre, de rang en rang, de banc en
banc ; on le contemplait sans témoigner la moindre
pitié, la moindre émotion.
Les murmures, les clameurs avaient cessé. Le silence
était terrible, car il n'indiquait aucune sympathie.
Pas une main, pas même une main de femme, ne donna le
signal de la miséricorde et de la vie. Sporus n'avait
jamais été populaire dans l'arène ; un
moment auparavant la blessure de Niger avait même
excité l'intérêt. Le peuple était
échauffé par la vue du sang : les combats
simulés ne lui suffisaient plus.
L'intérêt s'était élevé
jusqu'au désir de l'immolation, à la soif de la
mort.
Le gladiateur comprit que sa destinée était décidée : il ne proféra aucun soupir, aucune prière. Le peuple donna le signal de la mort. Sporus, avec une soumission où la souffrance le disputait au courage, inclina la tête pour recevoir le coup fatal. Mais comme le trident du retiarius n'était pas une arme convenable pour infliger une mort certaine et instantanée, une forme effrayante et sinistre, brandissant une épée courte à la lame effilée, entra dans l'arène, les traits entièrement cachés sous sa visière baissée. D'un pas mesuré et solennel, ce funèbre exécuteur s'approcha du gladiateur à genoux, plaça la main gauche sur sa tête humiliée, posa le tranchant du glaive en travers de son cou, et interrogea des yeux l'assemblée, afin de s'assurer qu'aucun remords ne l'avait saisie en ce dernier moment. Le terrible signal ne fut pas changé, et le glaive brillant dans l'air tomba, et le gladiateur roula sur le sable ; ses membres s'agitèrent convulsivement, puis rien ne bougea plus dans tout son être... Ce n'était plus qu'un cadavre. |
Son corps fut entraîné hors de
l'arène, par la porte de la Mort, et jeté dans
l'obscure cellule qu'on appelait le spoliarium. Avant
qu'il eût atteint sa destination, la lutte entre les
deux autres combattants était aussi terminée.
L'épée d'Eumolpus avait porté une
blessure mortelle à son adversaire moins
expérimenté que lui : une nouvelle victime
s'ajouta au réceptacle du carnage.
Un mouvement universel agita la nombreuse assemblée ; le peuple respirait plus à l'aise, et chacun se
replaçait commodément sur son siège. Une
pluie agréable fut lancée par les conduits pour
rafraîchir les spectateurs ; chacun disait son mot,
pendant cette bienfaisante rosée, sur le spectacle
sanglant qui venait d'avoir lieu. Eumolpus ôta son
casque et essuya son front. Ses cheveux bouclés, sa
courte barbe, ses nobles traits romains, et son oeil brillant
et noir, conquirent l'admiration générale ; il
était dispos, sans blessure, il ne paraissait pas
fatigué.
L'editor s'arrêta et proclama tout haut que la
blessure de Niger l'empêchait de rentrer dans
l'arène. Lydon devait succéder à Nepimus
qui venait d'être tué, et combattre à son
tour Eumolpus.
«Cependant, Lydon, ajouta-t-il, si tu veux
décliner le combat avec un homme si brave et si
éprouvé, tu en as le droit. Eumolpus n'est pas
l'adversaire qui t'était destiné dans
l'origine, tu sais mieux que personne si tu es en état
de te mesurer avec lui. Si tu succombes, ce ne sera pas sans
gloire ; si tu triomphes, je doublerai de ma propre bourse le
prix stipulé pour toi. Le peuple fit éclater de
grands applaudissements. Lydon se tenait dans la lice : il
jeta les yeux autour de lui, il aperçut au loin sur
ces hauts gradins la figure pâle, les yeux fixes de son
vieux père ; il demeura irrésolu un moment.
Non, la victoire du reste n'était pas suffisante... il
n'avait pas encore remporté le prix qu'il voulait...
son père était encore esclave.
- Noble édile, dit-il, d'un ton ferme, je ne recule
pas devant ce combat... pour l'honneur de Pompéi je
demande qu'un homme instruit par son célèbre
lanista combatte le Romain.»
Les applaudissements du peuple devinrent plus vifs.
«Quatre contre un pour l'autre, dit Claudius à
Lépidus.
- Je n'accepterais pas vingt contre un. Eumolpus est un
véritable Achille, et ce pauvre garçon n'est
qu'un tiro.»
Eumolpus regarda attentivement Lydon et sourit. Cependant ce
sourire fut suivi d'un léger soupir à peine
entendu ; mouvement de compassion étouffé dans
le cœur au moment où il s'y faisait sentir.
Tous deux alors, revêtus d'armures,
l'épée tirée, la visière
baissée, derniers combattants de l'arène (avant
que les hommes fussent livrés aux bêtes) se
mirent en face l'un de l'autre.
Dans ce moment un des employés de l'arène remit
une lettre au préteur, qui en retira l'enveloppe et
parcourut l'écrit des yeux ; ses traits
exprimèrent la surprise et l'embarras. Il lut de
nouveau la lettre, et murmura : «Allons, c'est
impossible ; il fallait que cet homme fût ivre
dès le matin pour écrire de pareilles
folies...» Il mit la lettre de côté, et se
replaça lui-même dans l'attitude convenable pour
suivre le nouveau combat.
L'intérêt du public était vivement
excité. Eumolpus s'était d'abord
concilié la faveur générale, mais
l'intrépidité de Lydon et son heureuse allusion
à l'honneur du lanista de Pompéi avaient bien
disposé pour lui tous les cœurs.
«Eh bien, vieux camarade, dit le voisin de Médon
au pauvre père, voilà votre fils bravement
engagé de nouveau ; mais ne craignez rien.
L'editor ne permettra pas qu'on le tue ; ni le peuple
non plus. Il s'est comporté noblement. Ah ! voilà un fameux coup... bien paré, par Pollux ! La riposte, Lydon ! ... ils s'arrêtent pour respirer...
qu'est-ce que vous murmurez donc, vieux père ?
- Des prières, répondit Médon avec plus
de calme et un maintien qui indiquait plus d'assurance.
- Des prières... bagatelles ! les temps ne sont plus
où les dieux dérobaient les hommes dans un
nuage. Ah ! Jupiter ! quel coup... ton côté...
ton côté... prends garde à ton
côté, Lydon ! »
Une crainte convulsive avait fait frémir
l'assemblée. Un terrible coup d'Eumolpus, porté
sur la tête de Lydon, l'avait fait tomber sur le
genou.
«Habet, cria une petite voix de femme, il en
a.»
C'était la voix de la jeune fille qui avait
désiré si vivement qu'on trouvât des
criminels pour les bêtes.
«Silence, dit la femme de Pansa avec autorité,
non habet ! ..., il n'est pas blessé.
- Je voudrais qu'il le fût, s'écria la jeune
fille, quand ce ne serait que pour causer de la peine
à ce vieux grognon de Médon.»
Pendant ce temps-là, Lydon, qui s'était
défendu jusqu'alors avec autant d'habileté que
de valeur, commença à reculer devant les
vigoureuses attaques du Romain expérimenté ; son bras était fatigué, ses yeux étaient
obscurcis, il respirait avec peine. Les combattants
s'arrêtèrent pour reprendre haleine.
«Jeune homme, dit Eumolpus à voix basse,
cède... je te blesserai légèrement, tu
baisseras les bras... tu as acquis la sympathie de l'editor
et du peuple, tu seras honorablement sauvé.
- Et mon père restera esclave ? murmura Lydon. Non, la
mort ou sa liberté.»
A cette pensée, et voyant que ses forces
n'égaleraient pas la persévérance du
Romain, et que la victoire dépendait pour lui d'un
effort soudain et désespéré, il
s'élança sur Eumolpus... Le Romain rompit
aussitôt... Lydon essaya une nouvelle attaque...
Eumolpus se jeta de côté... l'épée
n'atteignit que la cuirasse... la poitrine de Lydon se trouva
exposée. Le Romain plongea dans le défaut de la
cuirasse, sans avoir néanmoins le dessein de porter
une blessure mortelle. Lydon, faible et épuisé,
tomba en avant, sur la pointe même de son adversaire,
et fut percé d'outre en outre. Eumolpus retira la lame ; Lydon tâcha de regagner son équilibre... Son
épée tomba de sa main, qui,
désarmée, alla frapper seule son adversaire, et
il roula sur l'arène... L'editor et
l'assemblée, d'un commun accord, firent le signal de
grâce ; les employés de
l'amphithéâtre s'approchèrent ; ils
ôtèrent le casque du vaincu, il respirait encore ; ses yeux étaient fixés d'un air farouche sur
son ennemi ; la férocité qu'il avait
puisée dans sa profession était empreinte sur
son front déjà obscurci par les ombres de la
mort. Alors, avec un soupir convulsif, et en essayant de se
relever, il tourna les yeux vers les hauts gradins ; ils ne
s'arrêtèrent pas sur l'editor ni sur les
juges bienveillants, il ne les voyait pas. Tout cet immense
amphithéâtre semblait vide pour lui. Il ne
reconnut qu'une figure pâle et pleine de douleur. Le
cri d'un cœur brisé, au milieu des applaudissements
de la populace, fut tout ce qu'on entendit. L'expression
féroce de sa physionomie s'effaça ; une
expression plus douce de tendresse filiale et
désespérée se peignit sur ses beaux
traits, puis s'évanouit. Sa figure reprit un air
farouche, ses membres se roidirent ; il retomba à
terre.
«Qu'on prenne soin de lui, dit l'édile ; il a
fait son devoir.»
Les employés le portèrent au
spoliarium.
«Un vrai type de la gloire et de ce qu'elle
vaut», murmura Arbacès en lui-même, et son
oeil, parcourant l'amphithéâtre,
révélait tant de dédain et de
mépris, que toutes les personnes qui rencontraient ses
regards éprouvaient une étrange émotion
: leur respiration se suspendait ; leur sang se
glaçait d'effroi et de respect.
Des parfums délicieux furent répandus dans
l'arène ; les employés renouvelèrent le
sable.
«Qu'on introduise le lion et Glaucus
l'Athénien», dit l'editor.
Un silence profond, indiquant la puissance où
l'intérêt était parvenu, une terreur
intense (et cela est étrange à dire, mais elle
n'était pas dépourvue de charmes),
régnèrent dans l'assemblée, qui semblait
sous l'empire d'un rêve terrible.
(1)Les
chevaliers étaient assis
immédiatement après les
sénateurs. |
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(2)Gladiateurs entretenus par l'empereur. |