Livre V, chapitre 1

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Le songe d'Arbacès. - Une visite et un avertissement pour l'Egyptien

Lagrèze (1888) p.51

La nuit redoutable qui précédait les jeux féroces de l'amphithéâtre s'écoula lentement, et l'on vit luire enfin le premier rayon du DERNIER JOUR DE POMPEI. L'air était prodigieusement calme et pesant ; un brouillard transparent et lourd s'étendait sur les vallées et dans les ravins des vastes champs de la Campanie. Le pêcheur matinal remarqua avec surprise qu'en dépit de l'excessive tranquillité de l'atmosphère, les vagues de la mer étaient agitées, et qu'elles paraissaient s'éloigner du rivage d'une façon désordonnée ; tandis que le bleu et majestueux Sarnus, dont le voyageur cherche en vain à découvrir maintenant l'ancien lit large et profond, faisait entendre un sourd et triste murmure en baignant les plaines riantes et les belles maisons de plaisance des citoyens opulents.

Au-dessus du brouillard descendu très bas, on voyait s'élever les tours de la ville antique, usées par le temps, les toits en tuiles rouges des rues, les colonnes solennelles de plusieurs temples, les portes couronnées de statues du Forum, et l'arc de triomphe. Dans le lointain, les contours des montagnes se dégageaient des vapeurs qui les entouraient, et se mêlaient aux changeantes couleurs que les cieux revêtent le matin. Le nuage qui s'était si longtemps appesanti sur la crête du Vésuve se dissipa soudain, et le sommet élevé et nu du mont sourcilleux sembla sourire aux belles campagnes qu'il dominait.

Les portes de la cité avaient été ouvertes de très bonne heure ; des cavaliers et des équipages de toute espèce passaient rapidement : les voix des nombreux groupes de piétons en habits de fête se il faisaient joyeusement entendre ; l'attente du plaisir animait tous les regards ; les rues se remplissaient d'habitants et d'étrangers accourus des environs populeux de Pompéi ; des flots de personnes se hâtaient de venir confusément, à grand bruit, dans ce fatal amphithéâtre.

Quoiqu'il fût d'une grandeur disproportionnée avec l'étendue de la ville, et disposé en quelque sorte pour en contenir toute la population, il y avait dans les circonstances extraordinaires un si grand concours d'étrangers affluant de toutes les parties de la Campanie, que l'espace situé devant l'arène demeura, pendant quelques heures avant le commencement des jeux, rempli d'une foule d'individus qui n'avaient pas droit par leur rang à ces places privilégiées. L'extrême curiosité que le procès et la sentence de deux criminels si remarquables avaient occasionnée augmentait ce jour-là la foule d'une façon vraiment prodigieuse.

Pendant que le commun peuple, avec la véhémente gaieté du caractère campanien, se poussait, s'agitait, se démenait, et gardait néanmoins, au milieu de ces empressements, comme cela se voit encore dans les réunions des Italiens, un ordre parfait et une bonne humeur ennemie de toute querelle, Arbacès recevait une étrange visite dans sa maison solitaire. A la vue de son costume primitif et bizarre, de sa démarche et de ses gestes sauvages, les passants qui avaient rencontré cette créature singulière, s'étaient fait des signes les uns aux autres, et avaient souri ; mais, dès que son regard était tombé sur eux, toute gaieté avait passé, car sa face ressemblait à celle de la mort ; son air sombre, son costume, qui n'avait rien du monde habituel, lui donnaient l'air d'une personne longtemps ensevelie, et qui s'est relevée du tombeau pour rentrer parmi les vivants. Chaque groupe, bientôt saisi d'effroi, s'écartait pour la laisser passer, et elle arriva promptement à la large porte du palais de l'Egyptien.

Le noir portier, comme les autres, réveillé de grand matin, était à sa porte ; il tressaillit en la voyant.

Le sommeil de l'Egyptien avait été cette nuit plus profond que d'habitude ; mais, aux approches de l'aurore, il avait été troublé par des songes bizarres et inquiétants, qui lui causèrent d'autant plus d'impression qu'ils semblaient colorés du reflet de sa philosophie particulière.

Il rêva qu'il était transporté dans les entrailles de la terre, qu'il se trouvait seul dans une vaste caverne soutenue par d'énormes colonnes taillées dans le roc brut et primitif, lesquelles en s'élevant se perdaient dans l'obscurité où les rayons du jour n'avaient jamais pénétré ; que, dans les intervalles de ces colonnes, des roues ne cessaient de tourner avec un bruit pareil aux flots de la mer. A droite et à gauche seulement cet espace était vide, et là se présentaient de vastes galeries faiblement éclairées par des feux errants, semblables à des météores qui tantôt rampaient à l'instar de serpents le long du sol humide, et tantôt dansaient dans les airs d'une manière folle, disparaissant tout à coup et se rencontrant ensuite avec un éclat beaucoup plus vif. Tandis qu'Arbacès contemplait avec étonnement la galerie placée à sa gauche, des formes légères et aériennes y passèrent lentement, et, quand elles eurent atteint la grande salle, se dissipèrent en montant comme la fumée.

Il se retourna, saisi de crainte, vers le côté opposé ; il y vit venir doucement, du fond des ténèbres, des ombres pareilles qui descendaient dans la galerie à sa droite, comme entraînées par le flux d'un invisible courant : la figure de ces spectres était plus distincte que celles qu'il avait vues auparavant ; les unes avaient un air de joie, les autres un air de douleur ; quelques-unes exprimaient l'attente et l'espérance ; d'autres l'effroi et l'horreur : elles passaient rapidement et sans cesse devant ses yeux éblouis par cette succession d'êtres divers qu'une force supérieure paraissait pousser en avant.

Arbacès se détourna ; au fond de la salle, il aperçut alors la forme puissante d'une géante assise sur un monceau de crânes, et dont les mains étaient occupées à un métier placé dans l'ombre, qui communiquait avec les nombreuses roues dont nous avons parlé, et semblait diriger tout son mécanisme ; il sentit ses pieds s'avancer par une force secrète vers cette femme, et se trouva bientôt face à face avec elle. La physionomie de la géante était calme, solennelle et d'une sérénité imposante : on eût dit la figure de quelque colossale sculpture des sphinx de son pays. Aucune passion, aucune émotion humaine ne troublaient son large front sans rides ; on n'y découvrait ni tristesse, ni joie, ni souvenir, ni espérance ; il était dépourvu de tout ce qui peut sympathiser avec le cœur humain. Le mystère des mystères reposait sur sa beauté ; il inspirait le respect plutôt que l'effroi : c'était l'incarnation du sublime. Arbacès, sans avoir envie de parler, entendit sa propre voix demander à cette femme :

«Qui es-tu ? et que fais-tu ?

- Je suis, répondit le grand fantôme sans se déranger de son travail, je suis celle que ta science a reconnue ; mon nom est la NATURE : tu vois ici les rouages du monde, et ma main les guide pour entretenir la vie de toutes choses.

- Et quelles sont, dit la voix d'Arbacès, ces galeries qui, illuminées d'une manière si étrange et si incertaine, se perdent de chaque côté dans les abîmes des ténèbres ?

- Celle que tu vois à gauche, répondit la mère-géante, est la galerie des êtres qui ne sont pas encore nés ; les âmes qui voltigent les premières et qui montent sont celles qui sortent du sein éternel de la création pour accomplir leur pèlerinage sur la terre : la galerie que tu vois à droite, où ces ombres descendent d'en haut se dirigeant vers des régions obscures et inconnues, est la galerie de la mort.

- Et pourquoi, reprit la voix d'Arbacès, ces lumières errantes qui traversent l'obscurité, mais qui la traversent seulement, sans la dissiper ?

- Sombre artisan de la science humaine, contemplateur d'étoiles, toi qui veux déchiffrer l'énigme des cœurs et l'origine des choses, ces lueurs, ce sont les faibles lumières de la science accordée à la nature, afin qu'elle puisse accomplir son oeuvre, et distinguer assez le passé et l'avenir pour mettre quelque prévoyance dans ses desseins. Juge donc, pauvre marionnette que tu es, de la lumière qui peut être réservée pour toi ! »

Arbacès se sentit trembler en demandant de nouveau :

«Pourquoi suis-je ici ?

- Pour obéir au pressentiment de ton âme, à la prescience de ton sort qui s'accomplit ; pour voir l'ombre de ta destinée qui va s'élancer de la terre dans l'éternité.»

Avant de pouvoir répondre, Arbacès sentit s'élever dans la caverne un vent semblable à celui que produiraient les ailes d'un dieu gigantesque. Soulevé de terre et emporté par un tourbillon comme une feuille par un ouragan d'automne, il se vit au milieu des spectres de la mort, et poussé avec eux dans l'obscurité ! Dans son vain et impuissant désespoir, il essayait de lutter contre l'impulsion ; il lui sembla alors que le vent, prenant un corps, devenait une espèce de fantôme avec les ailes et les serres d'un aigle, dont les membres flottaient au loin et vaguement dans l'air, et dont les yeux, qu'il distinguait plus clairement, se fixaient sur lui avec une impitoyable immobilité.

«Qui es-tu ? demanda de nouveau involontairement la voix de l'Egyptien.

- Je suis celui que ta science a reconnu ; » et le spectre se mit à rire : «mon nom est le DESTIN.

- Où me conduis-tu ?

- A l'inconnu.

- Au bonheur, ou à l'affliction ?

- Ce que tu as semé, tu le moissonneras.

- Sombre créature ! Il n'en doit pas être ainsi. Si tu es le guide de la vie, mes crimes sont les tiens, non les miens.

- Je ne suis que le souffle de Dieu, répondit le vent redoutable. Alors ma science est vaine, murmura le dormeur.

Le laboureur accuse-t-il la destinée, lorsque après avoir semé des chardons il ne récolta point de blé ? Tu as semé le crime, n'accuse pas le destin si tu ne recueilles pas la moisson de la vertu.

La scène changea soudain. Arbacès se trouva dans un cimetière rempli d'ossements humains, au milieu desquels on distinguait un crâne qui, conservant toujours les cavités décharnées de ses yeux, prit peu à peu, dans la mystérieuse confusion du songe, la figure d'Apcidès ; de ses mâchoires entrouvertes sortit un petit ver qui se mit à ramper jusqu'aux pieds d'Arbacès. L'Egyptien essaya de mettre le pied dessus et de l'écraser, mais le ver devenait plus large et plus long à chaque effort tenté pour le détruire : il s'agrandit et s'enfla si bien qu'il prit la forme d'un gros serpent qui se serra autour des membres d'Arbacès ; il lui broyait les os ; il élevait jusqu'à son visage ses yeux étincelants et ses dents empoisonnées ; Arbacès luttait en vain contre lui ; il se flétrissait ; il s'épuisait sous l'influence de la dégoûtante haleine du serpent ; il se sentait mourir. Alors, le reptile, qui continuait à porter la figure d'Apaecidès, fit résonner ces mots à son oreille ivre de crainte :

«Ta victime est ton juge. Le ver que tu as voulu écraser est devenu le serpent qui te dévore.»

Arbacès se releva en poussant un cri de colère, de douleur et de résistance désespérée ; ses cheveux s'étaient dressés sur sa tête, son front était baigné de sueur, ses yeux étaient fixes et égarés, tout son corps frissonnait, comme celui d'un enfant, sous la pénible impression de ce songe. Il s'éveilla donc, il se recueillit, il remercia les dieux, dans lesquels il ne croyait pas, de ce que ce n'était qu'un songe. Il jeta les yeux autour de lui, il vit les rayons du jour naissant pénétrer à travers sa haute et étroite croisée : c'était le jour où il devait triompher... Il se réjouit, il sourit ; mais, en baissant les yeux, il aperçut à côté de lui la figure sépulcrale, les regards mornes, les lèvres livides de la sorcière du Vésuve.

«Ah ! cria-t-il en posant ses mains sur ses yeux comme pour fuir cette sombre vision, est-ce que je dors encore ? ... et suis-je toujours avec les morts ?

- Non, non, puissant Hermès, tu es avec l'image de la mort, mais non avec la mort. Reconnais ton amie et ton esclave.»

Il y eut un long silence. Les frissons qui avaient passé sur les membres de l'Egyptien diminuèrent peu à peu : il reprit son calme à la fin.

«C'était bien un songe, dit-il. Allons-y, n'y songeons plus, sans quoi les plaisirs du jour ne compenseraient pas les angoisses de la nuit. Femme, comment es-tu venue ici, et pourquoi ?

- Je suis venue pour t'avertir, répondit la voix sépulcrale de la sorcière.

- M'avertir ! ... Le songe ne mentait donc pas ? ... Et de quel péril ?

- Ecoute-moi. Quelque grand danger menace la cité. Fuis pendant qu'il en est temps. Tu sais que j'habite cette montagne sur laquelle la vieille tradition a placé les feux du Phlégéthon. Il y a dans ma caverne un vaste abîme, et j'y ai remarqué depuis peu un ruisseau rouge et sombre qui monte avec lenteur. J'ai entendu souvent des sons terribles sifflant et mugissant dans les ténèbres. La dernière nuit, j'ai voulu voir, et j'ai vu que le ruisseau n'avait plus rien de sombre, qu'il était flamboyant, lumineux ; et pendant que je regardais, l'animal qui vit avec moi, et qui tremblait à mon côté, poussait de sourds gémissements, s'étendait sur le sol et mourait (1). Sa gueule était toute couverte d'écume. Je remontai dans ma tanière ; mais j'entendis distinctement toute la nuit le roc craquer et s'entrouvrir ; et, quoique l'air fût lourd et tranquille, le vent sifflait et il s'y mêlait comme un bruit de roues sous la terre. Lorsque je me suis levée ce matin à la naissance du jour, j'ai regardé de nouveau dans l'abîme, et j'ai vu de nombreux fragments de pierres noires qui flottaient sur le courant, plus large, plus terrible, plus rouge encore que pendant la nuit. Alors je suis sortie, j'ai monté sur le sommet du rocher, et sur ce sommet j'ai aperçu une vaste crevasse que je n'avais pas encore remarquée, d'où s'élevait une obscure et légère fumée. Cette vapeur était mortelle. Je sentis une défaillance, comme si j'allais mourir. Je suis revenue chez moi, j'ai pris mon or et mes drogues ; j'ai quitté cette demeure où j'ai passé tant d'années car je me suis souvenue de cette prédiction étrusque, qui dit «Lorsque la montagne s'ouvrira, la cité tombera ; lorsque la fumée couronnera les sommets des champs brûlés, les enfants de la mer connaîtront le malheur et les larmes.» Maître suprême ! avant de quitter ces murs pour quelque asile éloigné, je viens à toi ; je suis assurée comme de mon existence, que le tremblement de terre qui a remué la cité, il y a soixante ans, jusque dans ses bases, n'était que le précurseur d'une catastrophe plus terrible. Les murs de Pompéi ont été bâtis sur le domaine de la mort et sur les rives de l'Enfer, qui ne connaît point de repos. Te voilà averti ! fuis !

- Sorcière, je te remercie de l'intérêt que tu prends à un homme qui n'est pas ingrat. Sur cette table se trouve une coupe d'or prends-la, elle est à toi. Je ne croyais pas que, les prêtres d'Isis exceptés, il y eût une personne vivante qui songeât à sauver Arbacès de la destruction. Les signes que tu as vus dans le lit du volcan éteint ", continua l'Egyptien pensif, " indiquent assurément quelque imminent danger pour la cité, peut-être un tremblement de terre plus considérable que le premier. Quoi qu'il en puisse être, c'est une nouvelle raison pour moi de quitter ces murs. Demain je partirai. Fille d'Etrurie, de quel côté te diriges-tu ?

- Je me rendrai aujourd'hui à Herculanum, et le long de la côte je chercherai une nouvelle demeure. Je reste sans amis, sans compagnons ; le renard et le serpent ne sont plus. Grand Hermès ! tu m'as promis vingt années additionnelles d'existence.

- Oui, dit l'Egyptien, je te les ai promises. Mais, femme, ajouta-t-il en s'appuyant sur son bras et regardant sa figure avec curiosité, dis-moi, je t'en prie, pourquoi désires-tu vivre ? quelle douceur espères-tu découvrir dans la vie ?

- Ce n'est pas la vie qui est douce, c'est la mort qui est terrible», répliqua lu sorcière d'un ton brusque et pénétrant qui impressionna vivement le cœur de l'orgueilleux astrologue ; il frémit de la vérité de cette réponse, et ne souhaitant pas retenir davantage son étrange visiteuse :

«Le temps passe, dit-il ; je dois me préparer pour le solennel spectacle de ce jour. Adieu, ma soeur ; amuse-toi tant que tu pourras avec les cendres de cette vie...»

La sorcière, qui avait déjà caché le précieux cadeau d'Arbacès dans les longs plis de ses vêtements, se leva pour partir. Lorsqu'elle eut atteint la porte, elle se retourna et dit : «C'est peut-être le dernier instant que nous nous voyons sur la terre. Mais où s'en va la flamme lorsqu'elle quitte les cendres ? Errante de côté et d'autre, en haut, en bas, comme une exhalaison des marais, la flamme peut se retrouver sur les bords du lac inférieur : et la sorcière et le mage, le disciple et le maître, celui qui est grand, celui qui est maudit, se rencontreront de nouveau. Adieu donc !

- Hors d'ici, vieille corneille ! » murmura Arbacès pendant que la porte se refermait sur les haillons de la sorcière ; et dans l'impatience de ses pensées, sans être encore tout à faire remis des frayeurs de son rêve, il appela ses esclaves.

C'était la coutume d'assister aux solennités de l'amphithéâtre en habits de fête : Arbacès s'habilla ce jour-là avec plus de soin que d'habitude. Sa tunique était d'une éblouissante blancheur ; ses agrafes étaient composées des pierres les plus précieuses ; sur sa tunique flottait une large robe orientale, qui servait en même temps de manteau et qui brillait des plus riches nuances de la pourpre tyrienne ; ses sandales, montant jusqu'à mi-jambe, étaient garnies de diamants et incrustées d'or. Un charlatanisme digne d'un vrai prêtre d'Isis l'engageait à ne négliger dans aucune grande occasion, les artifices capables d'éblouir les yeux et d'imposer au vulgaire. Ce jour-là qui, par le sacrifice de Glaucus, devait le délivrer d'un rival et de la crainte d'être découvert, il lui sembla qu'il devait s'habiller pour un triomphe ou pour une fête nuptiale.

Les personnages d'un certain rang ne manquaient pas de se faire accompagner aux jeux de l'amphithéâtre par tout un cortège d'esclaves, d'affranchis, et la longue suite de la maisonnée d'Arbacès était déjà rangée en ordre autour de la litière.

Seulement, à leur grand chagrin, les esclaves chargés de veiller sur Ione, et le digne Sosie, comme geôlier de Nydia, se voyaient condamnés à demeurer à la maison.

«Callias, dit Arbacès à part à son affranchi, pendant que celui-ci bouclait sa ceinture, je suis las de Pompéi ; je me propose de quitter cette ville dans trois jours, si le vent nous est propice. Tu connais le vaisseau amarré dans le port, et qui appartenait à Narsès d'Alexandrie ; je l'ai acheté : après-demain nous commencerons à y porter tout ce que je possède ici.

- Si tôt ? C'est bien : Arbacès sera obéi. Et sa pupille Ione ?

- Elle m'accompagne. Assez... La matinée est-elle belle ?

- Lourde et accablante. Il fera probablement très chaud dans l'après-midi.

- Les pauvres gladiateurs et les pauvres criminels ! Descends et vois si les esclaves sont prêts.»

Arbacès, resté seul, passa dans son cabinet d'étude, et de là sous le portique dehors. Il vit les longues files de gens qui se dirigeaient vers l'amphithéâtre. Il entendit leurs clameurs et le bruit des cordes au moyen desquelles on élevait la vaste toile dont l'abri devait empêcher les citoyens d'être incommodés par les rayons du soleil, et leur permettrait de jouir à leur aise de l'agonie de leurs semblables. Un son étrange traversa tout à coup les airs et se tut presque aussitôt : c'était le rugissement du lion. Il se fit un grand silence dans la foule ; mais ce silence fut suivi d'un immense éclat de rire. La foule était heureuse de l'impatience affamée du royal animal.

«Bêtes féroces ! murmura Arbacès avec dédain, après cela, sont-ils moins homicides que moi ? mais moi, j'ai tué pour ma défense personnelle ; eux ils font du meurtre un passe-temps...»

Il tourna alors un regard inquiet et curieux vers le Vésuve ; les vignes qui entouraient ses flancs brillaient au soleil, et le front de la haute montagne paraissait, dans le repos des nues, tranquille comme l'éternité.

«Nous avons encore du temps si le tremblement de terre se dorlote doucement comme cela», pensa Arbacès, et il quitta ce lieu. Il passa près de la table où étaient posés ses papiers mystiques et ses calculs d'astrologie chaldéenne. «Art auguste, se dit-il, je n'ai pas consulté tes décrets depuis que j'ai surmonté le danger et la crise que tu m'avais prédits. A quoi bon ? Je sais désormais que tout dans ma route doit être brillant et aplani ; les événements passés ne l'ont-ils pas prouvé ? Arrière, doutes ! arrière, pitié ! Ne réfléchis, ô mon cœur, ne réfléchis dans l'avenir que deux images : un empire et Ione ! »


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(1) On peut supposer que les exhalaisons produisent le même effet que celles de la grotte du chien.