Livre V, chapitre 4 |
Encore l'amphithéâtre
Glaucus et Olynthus avaient été
placés ensemble dans cette étroite et obscure
cellule où les criminels de l'arène attendaient
leur dernière et terrible lutte. Leurs yeux,
accoutumés déjà à
l'obscurité, pouvaient distinguer leurs traits dans
cette heure terrible et à cette faible lueur : car la
pâleur, qui avait remplacé les couleurs
naturelles de leurs joues, prenait de plus en plus une teinte
livide et sépulcrale. Leurs têtes étaient
hautes et fières, leurs membres ne tremblaient pas.
Leurs lèvres étaient serrées et
insensibles. La religion de l'un, l'orgueil de l'autre, le
sentiment de leur commune innocence, enfin la consolation
provenant de cette association de leur destinée,
transfor-maient ces victimes en héros.
«Ecoutez, entendez-vous leurs applaudissements ? Ils
hurlent en voyant couler le sang humain, dit Olynthus.
- Je les entends, mon cœur en souffre ; mais les dieux me
soutiennent.
- Les dieux ! O jeune homme insensé ! à cette
heure, ne reconnais qu'un seul Dieu ! Ne t'ai-je pas
donné mes enseignements dans le cachot ? N'ai-je pas
pleuré pour toi, prié pour toi ? Dans mon
zèle et dans mon agonie, ne me suis-je pas plus
occupé de ton salut que du mien ?
- Brave ami, répondit Glaucus solennellement, je t'ai
écouté avec respect, avec surprise, avec une
secrète sympathie pour tes convictions. Si nos
existences avaient été épargnées,
j'aurais peut-être, par degrés, renoncé
à mes anciennes croyances pour me rapprocher des
tiennes ; mais, à cette dernière heure, ce
serait de ma part une sorte de bassesse et de
lâcheté, d'accorder à la terreur ce qui
doit être le résultat de longues
méditations. Si j'embrassais ta foi, et si je
renversais les dieux de mes pères, n'aurais-je pas
été séduit par les promesses du ciel ou
effrayé par les menaces de l'enfer ? Non, Olynthus,
ayons l'un pour l'autre une égale charité ! J'honore ta franchise, aie pitié de mon aveuglement et
de mon courage endurci ! Telles qu'ont été mes
actions, telle sera ma récompense ; et l'Etre des
êtres ne saurait juger sévèrement les
erreurs de l'âme humaine, lorsqu'elles ont
été unies à l'humilité des
intentions, à la sincérité du cœur. Ne
parlons plus de cela. Paix ! Ne les entends-tu pas
traîner quelque corps pesant dans le passage ? Nos
corps aussi tout à l'heure ne seront que des
cadavres.
- O ciel ! ô Christ ! déjà je vous vois,
s'écria le fervent Olynthus en levant les mains. Je ne
tremble pas. Je me réjouis de ce que la porte de ma
prison sera bientôt ouverte.»
Glaucus baissa la tête en silence. Il comprenait la
différence qui existait entre son courage et celui de
son compagnon d'infortune. Le païen ne tremblait pas ; le chrétien se réjouissait.
La porte grinça et s'ouvrit. Les lances brillaient le
long des murs.
«Glaucus l'Athénien, c'est à toi, dit une
voix claire. Le lion t'attend.
- Je suis prêt, dit l'Athénien. Mon
frère, mon compagnon, un dernier embrassement...
Bénis-moi et adieu ! »
Le Chrétien ouvrit ses bras. Il serra le jeune
païen sur son cœur ; il lui baisa le front et les
joues... Il sanglota... Ses larmes coulèrent à
flots brûlants sur le visage de son nouvel ami.
«Oh ! si j'avais eu le bonheur de te convertir, je ne
pleurerais pas. Oh ! que ne puis-je te dire : Nous souperons
cette nuit dans le paradis !
- Cela peut encore être ainsi, dit Glaucus, ceux que la
mort ne sépare pas se rencontreront sans doute
au-delà de la tombe. Mais, sur cette terre, sur cette
terre si belle et si aimée, adieu pour toujours. Digne
geôlier, je vous suis.»
Glaucus s'éloigna avec peine d'Olynthus. Lorsqu'il se
retrouva au grand air, le souffle des cieux, aride et chaud,
quoiqu'il n'y eût pas de soleil, lui parut avoir
quelque chose de desséchant. Son corps, à peine
rétabli encore des effets du fatal breuvage, frissonna
et chancela. Les gardes de l'arène le
soutinrent.
«Courage, dit l'un d'eux : tu es jeune, adroit, bien
proportionné. On te donnera une arme ; ne
désespère pas, et tu peux
triompher.»
Glaucus ne répondit pas ; mais, honteux de cette
faiblesse, il fit un violent et convulsif effort sur
lui-même et retrouva la fermeté de ses nerfs. On
oignit son corps complètement nu, sauf une ceinture
des reins, on lui mit un style (vaine arme) dans la main, et
on le conduisit dans l'arène.
Alors, lorsque le Grec vit
les yeux de mille et mille personnes fixés sur lui, il
ne sentit plus qu'il était mortel. Toute apparence de
crainte, toute crainte elle-même, avait disparu. Une
vive et fière rougeur couvrit la pâleur de ses
traits. Il se redressa de toute la hauteur de sa noble
taille. L'élasticité de ses membres, la
grâce de sa personne, la sérénité
de son front attentif, son air dédaigneux, l'âme
indomptable qui respirait dans son attitude et dans le
mouvement de ses lèvres, et les éclairs de ses
yeux, attestaient la puissance de son courage ; tout se
réunissait pour offrir en lui une incarnation vivante
et corporelle de la valeur et du culte de ses aïeux :
c'était à la fois un héros et un dieu !
Le murmure de haine et d'horreur pour son crime, qui
s'était élevé à son
entrée, expira dans un silence d'admiration
involontaire et de compassion respectueuse ; avec un soupir
prompt et convulsif, qui sortit comme d'un seul corps de
cette masse animée, les spectateurs
détournèrent leurs regards de l'Athénien
pour les diriger sur un objet sombre et informe
apporté dans le centre de l'arène.
C'était la cage du lion.
«Par Vénus, qu'il fait chaud ! dit Fulvie :
cependant il n'y a pas de soleil. Pourquoi ces
imbéciles de matelots n'ont-ils pas pu fermer la
tenture (1) ?
Le lion avait été privé de nourriture
pendant vingt-deux heures, et l'animal avait toute la
matinée témoigné un singulier malaise,
une vague inquiétude, que son gardien attribuait aux
angoisses de la faim. Mais son air annonçait
plutôt la crainte que la rage. Ses rugissements
étaient sinistres et plaintifs. Il penchait la
tête, respirait à travers les barreaux, puis se
couchait, se relevait, et poussait de nouveau des
gémissements sauvages qui s'entendaient au loin. En ce
moment, il demeurait au fond de sa cage, immobile et
silencieux, les naseaux ouverts appuyés contre la
grille, et, par sa pesante respiration, faisait voler
çà et là le sable de
l'arène.
Les lèvres de l'editor frissonnèrent et ses
joues pâlirent. Il jetait les yeux autour de lui avec
anxiété. Il hésitait : il attendait.
Enfin, la foule se montra impatiente. Il se décida
à donner le signal. Le gardien qui était devant
la cage en ouvrit la porte avec précaution, et le lion
sortit en poussant un rugissement qui indiquait sa joie de
reconquérir sa liberté ! Le gardien se retira
promptement à travers le passage grillé qui
formait une des issues de l'arène, et laissa le roi
des forêts avec sa proie. Glaucus avait ployé
ses membres de manière à s'affermir de son
mieux afin de soutenir le premier choc de l'animal, en tenant
levée son arme, petite et brillante, dans la faible
espérance qu'un coup bien appliqué (car il
savait qu'il n'avait le temps que d'en donner un seul),
pourrait pénétrer par l'oeil dans le cerveau de
son redoutable ennemi.
Mais, à la surprise inexprimable de tous, l'animal ne
parut même pas se douter de la présence de son
adversaire.
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Au premier moment de sa délivrance, il
s'arrêta brusquement dans l'arène, se
souleva sur les pattes de derrière, aspira l'air
avec des marques d'impatience, puis
s'élança en avant, mais non pas sur
l'Athénien. Il fit plusieurs fois en courant le
tour de l'arène, secouant sa large tête de
côté et d'autre, avec un regard inquiet et
troublé, comme s'il eût cherché
quelque issue pour s'échapper ; une ou deux fois
il essaya de franchir le parapet qui le séparait
de l'assemblée, et fit entendre en retombant,
plutôt un hurlement de mauvaise humeur que son
rugissement profond et royal. Il ne donnait aucun signe
de faim ni de colère : sa queue balayait le
sable, au lieu de s'ébattre le long de ses
flancs, et son oeil, quoiqu'il roulât quelquefois
du côté de Glaucus, se détournait
de lui aussitôt. Enfin, comme s'il était
ennuyé de chercher vainement à
s'échapper, il rentra avec un grognement
plaintif dans sa cage et se recoucha. |
L'editor appela le gardien.
«Que veut dire ceci ? Prenez l'aiguillon, forcez-le de
sortir, et puis fermez la porte de la cage.»
Alors que le gardien, avec quelque frayeur et plus
d'étonnement encore, se disposait à
obéir, on entendit un cri à l'une des
entrées de l'arène ; il y eut une confusion, un
trouble... quelques remontrances semblèrent
éclater, mais la réplique les fit taire. Tous
les yeux se tournèrent du côté
d'où venait cette interruption : la foule en cet
endroit s'ouvrait, et Salluste apparut soudain sur le banc
sénatorial, les cheveux en désordre, haletant,
suant, à moitié épuisé ! Il
regarda autour de lui. «Faites sortir l'Athénien
de l'arène, s'écria-t-il ; dépêchez-vous, il est innocent ! Arrêtez
Arbacès l'Egyptien ; c'est lui qui est le meurtrier
d'Apaecidès !
- Etes-vous fou, Salluste ? dit le préteur en se
levant de son siège. D'où vient ce
délire ?
- Eloignez l'Athénien, éloignez-le vite, ou son
sang retombera sur vos têtes. Préteur, suspends
l'exécution, ou ta vie en répondra à
l'empereur. J'amène avec moi un témoin de
l'assassinat du prêtre Apaecidès... Faites place ! ... Reculez-vous ! ... Livrez passage ! Peuple de
Pompéi ! ... lève tes yeux sur Arbacès...
Il est assis en ce lieu... Faites place au prêtre
Calénus.»
Pâle, hagard, comme un homme qui vient de sortir des
dents de la famine et de la mort, la face abattue, les yeux
ternes comme ceux d'un vautour, son corps puissant
passé à l'état de squelette,
Calénus se vit porté sur le banc même
où Arbacès était assis. Ses
libérateurs lui avaient ménagé les
aliments ; mais ce qui le soutenait le mieux, c'était
le désir de se venger.
«Le prêtre Calénus ! ... Calénus ! cria la foule... Est-ce bien lui ? non, c'est son
spectre.
- C'est bien le prêtre Calénus ! dit le
préteur gravement. Qu'as-tu à dire ?
- Arbacès l'Egyptien est le meurtrier
d'Apaecidès, le prêtre d'Isis. Mes yeux l'ont vu
porter le coup. C'est du cachot où il m'a
plongé, c'est de l'obscurité et de l'horreur de
la mort, de la mort par la famine, que les dieux m'ont
retiré pour dénoncer son crime. Eloignez
l'Athénien de l'arène... Il est innocent.
- C'est donc pour cela que le lion l'a épargné
lui-même... Un miracle ! un miracle ! s'écria
Pansa.
- Un miracle ! un miracle ! répéta le peuple...
Délivrez l'Athénien. Arbacès au
lion ! »
Et ce cri retentit de la colline à la vallée,
du rivage à la mer... Arbacès au lion !
«Gardes, ramenez l'accusé Glaucus ; ramenez-le
moi, mais veillez sur lui, dit le préteur. Les dieux
prodiguent aujourd'hui leurs merveilles.»
Quand le préteur donna cet ordre de délivrance,
il y eut un cri de joie, un cri de femme, un cri d'enfant qui
remua les cœurs avec une force électrique, tant
était touchante et pure la voix de la jeune fille qui
l'avait proféré ! La populace entière y
répondit par un puissant écho, avec une vive et
flatteuse sympathie.
«Silence, dit le préteur. Qui est là ?
- La jeune fille aveugle, Nydia, répliqua Salluste ; c'est sa main qui a ravi Calénus à la tombe et
délivré Glaucus du lion.
- Nous nous occuperons d'elle après, dit le
préteur. Calénus, prêtre d'Isis, tu
accuses Arbacès du meurtre d'Apaecidès ?
- Je l'accuse.
- Tu as vu le fait ?
- Préteur, de mes propres yeux.
- C'est assez pour le moment. Les détails doivent
être réservés pour un autre lieu et pour
un autre temps. Arbacès d'Egypte, tu entends
l'accusation qu'on porte contre toi. Qu'as-tu à dire ? »
Les regards de la foule avaient été longtemps
attachés sur Arbacès ; il avait montré
quelque embarras à l'entrée de Salluste et
à celle de Calénus ; aux cris d'Arbacès
au lion ! il avait tremblé, et le bronze de ses joues
avait pris une couleur plus pâle ; mais il avait
bientôt recouvré sa hardiesse et son sang-froid ; il rendit un regard plein d'arrogance aux mille regards de
la foule ; en répondant à la question du
préteur il dit, avec cet accent de tranquillité
et le ton imposant qui lui étaient naturels :
«Préteur, cette accusation est si
insensée, qu'elle mérite à peine une
réponse. Mon premier accusateur est le noble
Salluste... un intime ami de Glaucus... Le second est un
prêtre. Je révère sa robe et sa
profession... mais, habitants de Pompéi... vous
connaissez un peu le caractère de Calénus... il
est avide... son amour pour l'argent est proverbial... le
témoignage de pareils hommes peut s'acheter...
Préteur, je suis innocent.
- Salluste, dit le magistrat, où avez-vous
trouvé Calénus ?
- Dans le cachot d'Arbacès.
- Egyptien, dit le préteur en fronçant le
sourcil, tu as osé emprisonner un prêtre des
dieux ! et pourquoi ?
- Ecoute-moi, répondit Arbacès en se levant
avec calme, mais avec une agitation visible sur ses traits.
Cet homme est venu me menacer de porter contre moi
l'accusation qu'il vient de faire, si je n'achetais pas son
silence de la moitié de ma fortune. Je lui ai fait des
reproches inutiles... Paix donc... que le prêtre ne
m'interrompe pas... Noble préteur, et toi, peuple...
je suis étranger dans votre pays... Je sais que je
suis innocent du crime... mais le témoignage d'un
prêtre contre moi aurait pu me perdre. Dans ma
perplexité, j'ai enfermé Calénus en
cette cellule où il a été trouvé,
sous prétexte que c'était le lieu où je
cachais mes trésors. J'avais l'intention de le
délivrer aussitôt que le destin du vrai criminel
serait accompli, et que ses menaces n'auraient plus
été capables de me nuire. J'ai eu tort, sans
doute ; mais quel est celui parmi vous qui ne
reconnaîtra pas le droit qu'on a de se défendre ? Si j'étais coupable, pourquoi le témoignage
du prêtre ne s'est-il pas produit au tribunal ? Alors
je ne l'avais pas emprisonné, recelé. Pourquoi
n'a-t-il pas proclamé mon crime, lorsque je proclamais
celui de Glaucus ? Préteur... que répondre
à cela ? Pour le reste, je m'abandonne à vos
lois : je demande leur protection. Eloignez d'ici
l'accusé et l'accusateur. Je consens volontiers
à me soumettre au jugement du tribunal
légitime. Cette place n'est pas faite pour la
discussion.
- Il a raison, dit le préteur. Holà, gardes ! qu'on éloigne Arbacès, qu'on mette
Calénus en lieu sûr. Salluste, vous
répondrez de votre accusation. Que les jeux
continuent.
- Quoi ! s'écria Calénus en se retournant vers
le peuple, Isis sera-t-elle ainsi méprisée ? Le
sang d'Apaecidès criera-t-il en vain vengeance ? Retardera-t-on la justice pour qu'elle soit frustrée
plus tard ? Le lion sera-t-il privé de sa proie
légitime ? Un dieu ! un dieu ! je sens qu'un dieu vous
parle par ma bouche... Au lion ! ... Arbacès, au lion ! »
Le corps du prêtre, que la faim avait ruiné, ne
put supporter l'excès de ses sentiments rancuneux ; Calénus tomba à terre dans d'étranges
convulsions... l'écume inondait ses lèvres...
il ressemblait à un homme agité par un pouvoir
surnaturel... Le peuple le vit tomber et frissonna.
«C'est un dieu qui inspire ce saint homme ! ... Au lion
l'Egyptien ! »
Mille et mille personnes se levèrent et
s'émurent en poussant ce cri... descendirent des
hauteurs de l'amphithéâtre... et se
précipitèrent dans la direction de l'Egyptien.
En vain l'édile commandait, en vain le préteur
élevait la voix et proclamait la loi, le peuple avait
été rendu féroce par la vue du sang ; il
en voulait davantage ; la superstition se mêlait
à cette soif ardente. Excités, enflammés
par le spectacle de leur victime, les habitants de
Pompéi oubliaient l'autorité de leurs
magistrats. C'était une de ces terribles
émotions populaires fréquentes parmi les
multitudes ignorantes, moitié libres, moitié
serviles, et que la constitution particulière des
provinces romaines produisait fréquemment. Le pouvoir
du préteur était un roseau au milieu du
tourbillon. Cependant, à son ordre, les gardes
s'étaient rangés le long des bancs
inférieurs, sur lesquels les spectateurs des classes
distinguées étaient assis,
séparés du vulgaire : ce ne fut qu'une faible
barrière ; les vagues de cette humaine
s'arrêtèrent tout au plus pour laisser à
Arbacès le temps de calculer l'instant précis
de sa mort.
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Désespéré, et plein
d'une terreur qui abaissait même son orgueil, il
fixa ses yeux sur la foule qui s'avançait
grossissant toujours, lorsque, au-dessus d'elle, il
aperçut, par l'ouverture des velaria, un
étrange et terrible phénomène, et
soudain son adresse vint en aide à son
courage. |
Il se fit un silence de mort, un silence effrayant,
interrompu tout à coup par le rugissement du lion,
auquel répondit derrière
l'amphithéâtre le rugissement plus aigu et plus
féroce de son compagnon de captivité ! C'étaient deux sinistres interprètes de la
pesanteur de l'atmosphère ; le tigre et le lion
semblaient les prophètes de la colère du
ciel.
Alors on entendit sur le haut des gradins les cris des femmes
: les hommes se regardaient les uns les autres, muets. En ce
moment ils sentirent trembler la terre sous leurs pieds. Les
murs du théâtre vacillèrent ; et à
quelque distance, les toits des maisons se heurtèrent
et s'écroulèrent avec fracas ; le nuage de la
montagne, sombre et rapide comme un torrent, parut rouler
vers eux, et lança de son sein une pluie de cendres
mêlée de fragments de pierres brûlantes.
Sur les vignes abattues, sur les rues désolées,
sur l'amphithéâtre lui-même, au loin et au
large, et jusque dans les flots de la mer qu'elle agita,
s'étendit cette pluie terrible ! ...
L'assemblée ne s'occupa pas davantage de la justice ni
d'Arbacès... la seule pensée de chacun
était sa propre sûreté... ils voulurent
fuir, se pressant, se poussant, s'écrasant les uns les
autres, marchant sans pitié sur celui qui était
tombé ; au milieu des plaintes, des jurements, des
prières, des cris soudains, cette foule énorme
se précipita dans les nombreux vomitoires de
l'amphithéâtre : mais où fuir ? Quelques-une, prévoyant un second tremblement de
terre, se hâtaient de reprendre le chemin de leurs
maisons, afin de se charger de leurs objets les plus
précieux, et de chercher leur salut dans la fuite,
pendant qu'il en était encore temps ; d'autres,
craignant cette pluie de cendres qui tombait par torrents
dans les rues, cherchaient un abri sous le toit des maisons
prochaines, dans les temples, dans tous les lieux qui
pouvaient les protéger contre les airs, mais les
nuages succédaient aux nuages, et l'obscurité
devenait de plus en plus sombre. C'était une nuit
soudaine, une nuit effrayante qui s'emparait du milieu du
jour.
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