Livre V, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

La cellule du prisonnier et la cellule des morts. - La douleur reste insensible à l'horreur

Encore étonné du délai qu'on lui avait accordé, doutant s'il était éveillé, Glaucus avait été conduit par les gardes de l'arène dans une petite cellule intérieure du théâtre. Ils jetèrent une large robe sur son corps, et le félicitèrent de ce merveilleux sursis. Un cri d'empressement et d'impatience retentit au dehors de la cellule ; la foule livra passage à une jeune fille, qui, conduite par une main charitable, entra et se jeta aux pieds de Glaucus.

«C'est moi qui l'ai sauvé, s'écria-t-elle d'une voix oppressée ; maintenant je peux mourir.

- Nydia, mon enfant, ma protectrice.

- Oh ! laisse-moi toucher ta main... sentir ton haleine... oui, oui, tu vis... nous ne sommes pas arrivés trop tard... cette porte fatale, j'ai cru qu'elle ne céderait jamais... Calénus... ah ! sa voix était celle du vent qui expire sur des tombes... il a fallu attendre... ô dieux ! ... il me semblait que des heures s'écoulaient avant que le vin et la nourriture lui eussent rendu quelque force... Mais tu vis, tu vis, et moi je t'ai sauvé...»

Cette scène touchante fut interrompue par l'événement que nous venons de décrire.

La montagne, le tremblement de terre... tels étaient les cris qui résonnaient de tous les côtés... les gardes s'enfuirent comme les autres... ils laissèrent Glaucus et Nydia pour se sauver comme ils purent. Quand l'Athénien comprit le danger qui les menaçait, son cœur généreux songea à Olynthus. Lui aussi, il était délivré du tigre par la main des dieux ; devait-il être abandonné à une mort aussi fatale que l'autre, dans sa cellule voisine ? Prenant Nydia par la main, Glaucus traversa les passages ; il arriva à la prison du chrétien ; il trouva Olynthus à genoux en prières.

«Lève-toi mon ami, s'écria-t-il, sauve-toi et fuis. Vois, la nature elle-même te délivre.»

Il conduisit dehors le chrétien étonné et lui montra un nuage qui s'avançait de plus en plus sombre, vomissant des pluies de cendre et de lave, et lui fit prêter l'oreille aux cris et aux piétinements de la foule qui se répandait de toutes parts.

«Ceci est la main de Dieu : que Dieu soit loué ! dit Olynthus.

- Fuis, cherche tes frères, concerte-toi avec eux pour te sauver. Adieu.»

Olynthus ne répondit pas ; il ne parut même pas s'apercevoir du départ de son ami. De hautes et solennelles pensées absorbaient son âme ; et, dans l'enthousiasme de son cœur reconnaissant, il célébrait la miséricorde de Dieu plutôt qu'il ne tremblait devant ce témoignage de sa puissance. A la fin, il sortit de ses réflexions, et courut lui-même sans savoir où il allait.

Les portes ouvertes d'une cellule sombre et désolée apparurent soudain à ses yeux ; une seule lampe en éclairait faiblement l'obscurité. A sa lueur, il aperçut des corps nus et inanimés étendus sur la terre. Ses pas s'arrêtèrent, car au milieu des horreurs de ce sombre lieu, le spoliarium de l'arène, il entendit une voix prononcer tout bas le nom du Christ.

Il ne put s'empêcher de s'arrêter à ce nom ; il entra dans la cellule, et ses pieds se baignèrent dans des flots de sang que plusieurs cadavres répandaient sur le sable.

«Qui donc, dit le Nazaréen, invoque ici le nom de Dieu ? »

Joseph M. Gleeson, 1891

On ne répondit pas. Olynthus, en se retournant, aperçut à la lueur de la lampe un vieillard à cheveux blancs assis sur le sol, et soutenant sur son sein la tête d'un des morts. Les traits du cadavre étaient immobiles et rigides comme ceux d'un homme qui vient d'entrer dans son dernier sommeil. Sur ses lèvres errait encore un fier sourire, non pas le tranquille sourire du chrétien plein d'immortalité, mais l'amer sourire de la haine et du défi. Cependant la beauté de la première jeunesse régnait encore sur les contours de ce visage ; les cheveux épais et lustrés ombrageaient de leurs boucles un front uni, et le duvet de l'âge viril rendait plus blême encore le marbre de ses joues pâlies. Sur ce visage, s'en penchait un autre où se peignaient une inexprimable tristesse, un amour profond, un désespoir extrême ; les larmes du vieillard coulaient brûlantes et pressées, mais il ne les sentait pas ; et quand ses lèvres s'ouvraient pour donner passage à la prière que lui avait enseignée la foi nouvelle, foi de résignation et d'espérance, ni son cœur, ni sa raison ne répondaient à ses paroles ; ce n'était qu'une émotion involontaire qui venait rompre la léthargie de l'âme ; son enfant était mort ; il était mort pour lui, et le cœur du vieillard était brisé.

«Médon, dit Olynthus avec pitié, lève-toi et fuis, Dieu s'est avancé sur les ailes des éléments. La nouvelle Gomorrhe subit sa destinée ; fuis, avant que le feu te consume.

- Il était si plein de vie, il ne peut être mort... venez ici... placez votre main sur son cœur... son cœur doit battre encore.

- Frère... l'âme a fui... nous nous souviendrons de lui dans nos prières... tu ne peux ranimer cette muette argile... Viens, viens... écoute... pendant que je parle... le bruit de ces murs qui s'écroulent... écoute, ces cris d'agonie... pas un moment à perdre... viens.

- Je n'entends rien, dit Médon, secouant ses cheveux blancs ; le pauvre enfant, c'est son amour pour moi qui l'a tué.

- Viens, viens, pardonne à la violence d'un ami.

- Qui, qui donc voudrait séparer le père du fils ? »

Et Médon serrait étroitement le corps dans ses bras, et le couvrait de ses baisers avec ardeur.

«Va, dit-il à Olynthus en le regardant un moment, va, laisse-nous seuls.

- Hélas ! répondit le Nazaréen compatissant, la mort vous a déjà séparés.

Le vieillard sourit avec calme. «Non, non, murmura-t-il, et sa voix s'affaiblissait à chaque mot ; la mort a été plus généreuse.»

Sa tête alors s'inclina sur sa poitrine... ses bras laissèrent tomber leur fardeau... Olynthus le prit par la main... le pouls avait cessé de battre... les dernières paroles du père étaient vraies : La mort avait été plus généreuse.

Cependant Glaucus et Nydia traversaient rapidement les rues, les périlleuses et terribles rues.

L'Athénien avait appris de sa libératrice qu'Ione était encore dans la maison d'Arbacès ; il y courut pour la délivrer, pour la sauver... Les quelques esclaves que l'Egyptien avait laissés dans sa demeure, lorsqu'il était sorti avec son long cortège pour se rendre à l'amphithéâtre, n'avaient pu offrir de résistance à la bande armée de Salluste, et dès qu'ils avaient vu ensuite le volcan en éruption, ils s'étaient retirés pleins d'effroi et pêle-mêle dans les coins et les recoins les plus abrités. Le gigantesque Ethiopien lui-même avait quitté son poste à la porte ; et Glaucus (qui avait laissé Nydia en dehors, la pauvre Nydia, jalouse encore, même en cette heure épouvantable), traversa les salles sans rencontrer personne qui pût lui indiquer où était la chambre d'Ione. L'obscurité qui couvrait le ciel s'épaississait si rapidement pendant ce temps, qu'il voyait à peine assez pour guider ses pas ; les colonnes entourées de guirlandes semblaient frémir et vaciller ; à tout instant, il entendait les cendres tomber avec fracas dans le péristyle découvert ; il monta aux chambres supérieures, haletant et répétant à grands cris le nom d'Ione ; enfin il entendit à l'extrémité de la galerie une voix, sa voix, qui répondait à son appel. S'élancer, briser la porte, saisir Ione dans ses bras, fuir de cette demeure, ce fut l'affaire d'un instant. A peine avait-il regagné le lieu où l'attendait Nydia, qu'il entendit des pas s'avancer vers la maison, et reconnut la voix d'Arbacès, qui revenait chercher ses trésors et Ione, avant de quitter la cité destinée à périr. Mais la nuit qui régnait dans l'atmosphère était si profonde, que les deux ennemis ne se virent pas, quoique si près de l'autre ; Glaucus distingua seulement les contours flottants de la robe blanche de l'Egyptien.

Ils s'empressèrent de fuir... tous les trois... Hélas ! où allaient-ils ? ... Ils ne voyaient rien à un pas devant eux, tant les ténèbres devenaient de plus en plus épaisses. Ils étaient remplis d'incertitude et de terreur, et la mort à laquelle Glaucus venait d'échapper lui semblait seulement avoir changé de forme pour augmenter ses victimes.


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