Arbacès rencontre Ione et Glaucus
S'avançant comme des prisonniers qui
s'échappent d'un cachot, Ione et son amant
continuèrent leur route incertaine. Ce n'était
que lorsque les éclairs volcaniques jetaient leur long
sillon sur les rues, qu'il leur était possible de
diriger leurs pas à cette effrayante clarté ; le spectacle qui les entourait n'était guère
propre à les encourager. Partout où les cendres
étaient sèches, et sans mélange des
bouillants torrents que la montagne lançait à
de capricieux intervalles, la surface de la terre
présentait une horrible et lépreuse blancheur.
En d'autres lieux, les charbons et les pierres s'entassaient
sur le corps de quelque malheureux fugitif, dont on
apercevait les membres écrasés et
mutilés. Les soupirs des mourants étaient
interrompus par les cris plaintifs des femmes, qu'on
entendait tantôt de près, tantôt de loin ; cris rendus plus terribles encore par la pensée que,
dans cette obscurité périlleuse, il
était impossible de porter secours aux victimes.
Au-dessus de tous ces bruits dominaient ceux qui partaient de
la montagne fatale, plus puissants et plus variés que
les autres ; ses tempêtes, ses torrents, ses
épouvantables explosions ne cessaient pas. Les vents
apportaient dans les rues, toutes les fois qu'ils y
soufflaient, des courants de poussière brûlante,
et des vapeurs desséchantes et empoisonnées,
telles qu'on perdait tout à coup la respiration et le
sentiment ; un instant après, le sang refoulé
dans les veines s'arrêtait violemment. Chaque nerf,
chaque fibre éprouvaient toutes les sensations de
l'agonie.
«O Glaucus ! mon bien-aimé ; mon époux,
soutiens-moi, prends-moi, serre-moi sur ton cœur... Que je
sente tes bras autour de mon corps, et que je meure dans ces
embrassements... Je n'ai plus de force ! ...
- Pour mon salut, pour ma vie, courage encore, douce Ione...
Mon existence est liée à la tienne... Tiens,
vois... des torches... de ce côté ! Ah ! comme
elles bravent le vent ! ... Comme elles vivent dans la
tempête... Ce sont des fugitifs qui se rendent à
la mer... Nous nous joindrons à eux.»
Comme si le ciel eût voulu ranimer les amants, les
vents et les pluies s'arrêtèrent un moment...
L'atmosphère était profondément
tranquille... La montagne semblait au repos, se recueillant,
peut-être, pour recommencer ses explosions avec plus
d'énergie ; les porteurs de torches
s'avançaient lentement. «Nous sommes près
de la mer, dit, d'une voix calme, la personne qui les
conduisait. Liberté et richesse à chaque
esclave qui survivra à ce jour ! Courage, je vous
répète que les dieux m'ont assuré que
nous serions sauvés... Allons ! »
Les torches répandirent une lueur rougeâtre et
effrayante sous les yeux de Glaucus et d'Ione, qui,
tremblante et épuisée, s'appuyait sur la
poitrine de son amant. Quelques esclaves portaient des
paniers et des coffres, pesamment chargés ; Arbacès, une épée nue à la main,
les dirigeait avec fermeté.
«Par mes pères, s'écria l'Egyptien, le
destin me sourit au milieu de ces horreurs ; il m'offre,
parmi ces horribles scènes de douleur et de mort, des
espérances de bonheur et d'amour. Arrière,
Grec, je réclame ma pupille Ione.
- Traître et assassin, s'écria Glaucus avec un
regard foudroyant, Némésis t'a conduit ici pour
ma vengeance ; juste sacrifice aux ombres de Hadès,
qui semble maintenant déchaîné sur la
terre... Approche... touche seulement la main d'lone, et ton
arme sera comme un roseau... Je te déchirerai membre
par membre.»
Soudain, pendant qu'il parlait, le lieu où ils
étaient fut éclairé d'une lumière
rouge et vive. La montagne, brillante et gigantesque,
à travers les ténèbres qui l'entouraient
comme les murs de l'enfer, n'était plus qu'une
pyramide de feu. Son sommet parut séparé en
deux. Ou plutôt au-dessus de sa surface semblaient
s'élever deux figures monstrueuses, se menaçant
l'une l'autre, comme les démons qui se disputent un
monde.
Elles étaient d'une
couleur de sang et elles illuminaient au loin toute
l'atmosphère ; mais au-dessous au pied de la montagne,
tout était sombre encore, excepté en trois
endroits, où serpentaient des rivières
irrégulières (1) de lave fondue. D'un rouge
vif au milieu de leurs sombres bords, elles coulaient
lentement du côté de la cité
condamnée. Au-dessus de la plus large de ces
rivières surgissait, en quelque sorte, une arche
énorme et bizarre, d'où, comme de la bouche de
l'enfer, se débordaient les sources de ce
Phlégéthon subit. Et à travers les airs
tranquilles on entendait le bruit des fragments de rochers
roulant les uns sur les autres, à mesure qu'ils
étaient emportés par ces cataractes de feu,
obscurcissant pour un instant le lieu où ils
tombaient, et se teignant, l'instant d'après, des
couleurs enflammées du courant sur lequel ils
flottaient.
Les esclaves poussèrent un grand cri et se couvrirent
le visage en tremblant ; l'Egyptien lui-même demeura
immobile pendant que l'atmosphère enflammée
éclairait ses traits imposants et les pierres
précieuses de sa robe. Derrière lui
s'élevait une haute colonne qui supportait la statue
de bronze d'Auguste ; et l'on eût dit que l'image
impériale était changée en une image de
feu. Glaucus, la main gauche passée autour de la
taille d'Ione, avait le bras droit levé, en signe de
défi, et tenait le style qui devait lui servir dans
l'arène, et qu'il portait encore heureusement sur lui ; les sourcils froncés, la bouche entrouverte, toute
sa physionomie exprimait autant de menace et de colère
que les passions humaines en peuvent comporter. Glaucus
attendait l'Egyptien.
Arbacès détourna ses yeux de la montagne ; ils
retombèrent sur l'Athénien. Il hésita un
moment. «Pourquoi donc hésiter ? se dit-il ; les
étoiles ne m'ont-elle pas prédit que la seule
catastrophe que j'avais à redouter était
passée ? L'âme, cria-t-il tout haut, peut braver
le naufrage des mondes et le courroux des dieux imaginaires ! eh bien ! au nom de cette âme, je serai vainqueur
jusqu'au bout. Esclaves, avancez ! Athénien, si tu me
résistes, que ton sang retombe sur ta tête. Je
reprends Ione...»
Mort d'Arbacès, in Mame
(1871) p.268
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Il fit un pas. Ce fut son dernier sur la terre. Le
sol trembla sous lui avec une convulsion qui renversa
tout à sa surface. Un fracas simultané
retentit à travers la cité.
C'étaient les toits et les colonnes qui
tombaient de toutes parts. L'éclair, comme
attiré par le métal, s'arrêta un
instant sur la statue impériale, qui se brisa
ensuite, bronze et marbre ; le bruit de sa chute
s'entendit au loin, le pavé se fendit sous ses
éclats : la prophétie des étoiles
était accomplie.
Ce bruit, ce choc étourdirent quelque temps
l'Athénien. Quand il reprit ses sens, la
même lumière éclairait la
scène ; la terre vacillait et s'agitait encore.
Ione était étendue sans connaissance sur
le sol ; mais il ne la voyait pas. Ses regards se
fixèrent sur une figure effrayante qui
paraissait sortir, sans membres et sans corps, des
larges fragments de la colonne rompue, une figure
où se peignaient l'agonie et le
désespoir. Les yeux du fantôme se
fermaient et s'ouvraient encore rapidement, comme si
toute vie n'était pas encore disparue ; ses
lèvres frémissaient et se contractaient ; puis ses traits assombris devinrent soudain immobiles,
en gardant une expression d'horreur impossible à
oublier.
Ainsi périt le sage magicien, le grand
Arbacès, l'Hermès à la
Ceinture.
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(1) Des
esprits ingénieux ont avancé des
théories diverses sur l'exacte
façon dont Pompéi fut
détruite ; j'ai opté pour celle qui
est la plus souvent admise et qui, après
étude stratigraphique, semble s'imposer
à tout esprit censé : aidée
par des tremblements de terre partiels, une
destruction par pluies de cendres et d'eaux
bouillantes, accompagnées
d'éruptions fréquentes de pierres
énormes. Herculanum, au contraire, semble
avoir non seulement reçu des pluies de
cendres, mais avoir été
inondée de laves en fusion ; et les flots
dont parle le texte doivent être
considérés comme destinés
à cette cité plutôt
qu'à Pompéi. La foudre volcanique,
introduite dans ma description, participa
manifestement à la ruine de Pompéi.
Papyrus et autres matières plus
inflammables y ont été
retrouvés à l'état
carbonisé ; des objets métalliques
furent partiellement fondus ; et une statue de
bronze fut brisée, comme par la
foudre.
Dans l'ensemble, mise à part
l'inévitable licence poétique
raccourcissant la durée du cataclysme, je
tiens ma description de cet effroyable
événement devoir peu à
l'invention et ne pas manquer d'exactitude
malgré sa forme romancée.
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