Livre V, chapitre 8

Chapitre 7 Sommaire Chapitre 9

Arbacès rencontre Ione et Glaucus

S'avançant comme des prisonniers qui s'échappent d'un cachot, Ione et son amant continuèrent leur route incertaine. Ce n'était que lorsque les éclairs volcaniques jetaient leur long sillon sur les rues, qu'il leur était possible de diriger leurs pas à cette effrayante clarté ; le spectacle qui les entourait n'était guère propre à les encourager. Partout où les cendres étaient sèches, et sans mélange des bouillants torrents que la montagne lançait à de capricieux intervalles, la surface de la terre présentait une horrible et lépreuse blancheur. En d'autres lieux, les charbons et les pierres s'entassaient sur le corps de quelque malheureux fugitif, dont on apercevait les membres écrasés et mutilés. Les soupirs des mourants étaient interrompus par les cris plaintifs des femmes, qu'on entendait tantôt de près, tantôt de loin ; cris rendus plus terribles encore par la pensée que, dans cette obscurité périlleuse, il était impossible de porter secours aux victimes. Au-dessus de tous ces bruits dominaient ceux qui partaient de la montagne fatale, plus puissants et plus variés que les autres ; ses tempêtes, ses torrents, ses épouvantables explosions ne cessaient pas. Les vents apportaient dans les rues, toutes les fois qu'ils y soufflaient, des courants de poussière brûlante, et des vapeurs desséchantes et empoisonnées, telles qu'on perdait tout à coup la respiration et le sentiment ; un instant après, le sang refoulé dans les veines s'arrêtait violemment. Chaque nerf, chaque fibre éprouvaient toutes les sensations de l'agonie.

«O Glaucus ! mon bien-aimé ; mon époux, soutiens-moi, prends-moi, serre-moi sur ton cœur... Que je sente tes bras autour de mon corps, et que je meure dans ces embrassements... Je n'ai plus de force ! ...

- Pour mon salut, pour ma vie, courage encore, douce Ione... Mon existence est liée à la tienne... Tiens, vois... des torches... de ce côté ! Ah ! comme elles bravent le vent ! ... Comme elles vivent dans la tempête... Ce sont des fugitifs qui se rendent à la mer... Nous nous joindrons à eux.»

Comme si le ciel eût voulu ranimer les amants, les vents et les pluies s'arrêtèrent un moment... L'atmosphère était profondément tranquille... La montagne semblait au repos, se recueillant, peut-être, pour recommencer ses explosions avec plus d'énergie ; les porteurs de torches s'avançaient lentement. «Nous sommes près de la mer, dit, d'une voix calme, la personne qui les conduisait. Liberté et richesse à chaque esclave qui survivra à ce jour ! Courage, je vous répète que les dieux m'ont assuré que nous serions sauvés... Allons ! »

Les torches répandirent une lueur rougeâtre et effrayante sous les yeux de Glaucus et d'Ione, qui, tremblante et épuisée, s'appuyait sur la poitrine de son amant. Quelques esclaves portaient des paniers et des coffres, pesamment chargés ; Arbacès, une épée nue à la main, les dirigeait avec fermeté.

«Par mes pères, s'écria l'Egyptien, le destin me sourit au milieu de ces horreurs ; il m'offre, parmi ces horribles scènes de douleur et de mort, des espérances de bonheur et d'amour. Arrière, Grec, je réclame ma pupille Ione.

- Traître et assassin, s'écria Glaucus avec un regard foudroyant, Némésis t'a conduit ici pour ma vengeance ; juste sacrifice aux ombres de Hadès, qui semble maintenant déchaîné sur la terre... Approche... touche seulement la main d'lone, et ton arme sera comme un roseau... Je te déchirerai membre par membre.»

Soudain, pendant qu'il parlait, le lieu où ils étaient fut éclairé d'une lumière rouge et vive. La montagne, brillante et gigantesque, à travers les ténèbres qui l'entouraient comme les murs de l'enfer, n'était plus qu'une pyramide de feu. Son sommet parut séparé en deux. Ou plutôt au-dessus de sa surface semblaient s'élever deux figures monstrueuses, se menaçant l'une l'autre, comme les démons qui se disputent un monde.

Elles étaient d'une couleur de sang et elles illuminaient au loin toute l'atmosphère ; mais au-dessous au pied de la montagne, tout était sombre encore, excepté en trois endroits, où serpentaient des rivières irrégulières (1) de lave fondue. D'un rouge vif au milieu de leurs sombres bords, elles coulaient lentement du côté de la cité condamnée. Au-dessus de la plus large de ces rivières surgissait, en quelque sorte, une arche énorme et bizarre, d'où, comme de la bouche de l'enfer, se débordaient les sources de ce Phlégéthon subit. Et à travers les airs tranquilles on entendait le bruit des fragments de rochers roulant les uns sur les autres, à mesure qu'ils étaient emportés par ces cataractes de feu, obscurcissant pour un instant le lieu où ils tombaient, et se teignant, l'instant d'après, des couleurs enflammées du courant sur lequel ils flottaient.

Les esclaves poussèrent un grand cri et se couvrirent le visage en tremblant ; l'Egyptien lui-même demeura immobile pendant que l'atmosphère enflammée éclairait ses traits imposants et les pierres précieuses de sa robe. Derrière lui s'élevait une haute colonne qui supportait la statue de bronze d'Auguste ; et l'on eût dit que l'image impériale était changée en une image de feu. Glaucus, la main gauche passée autour de la taille d'Ione, avait le bras droit levé, en signe de défi, et tenait le style qui devait lui servir dans l'arène, et qu'il portait encore heureusement sur lui ; les sourcils froncés, la bouche entrouverte, toute sa physionomie exprimait autant de menace et de colère que les passions humaines en peuvent comporter. Glaucus attendait l'Egyptien.

Arbacès détourna ses yeux de la montagne ; ils retombèrent sur l'Athénien. Il hésita un moment. «Pourquoi donc hésiter ? se dit-il ; les étoiles ne m'ont-elle pas prédit que la seule catastrophe que j'avais à redouter était passée ? L'âme, cria-t-il tout haut, peut braver le naufrage des mondes et le courroux des dieux imaginaires ! eh bien ! au nom de cette âme, je serai vainqueur jusqu'au bout. Esclaves, avancez ! Athénien, si tu me résistes, que ton sang retombe sur ta tête. Je reprends Ione...»

Mort d'Arbacès, in Mame (1871) p.268

Il fit un pas. Ce fut son dernier sur la terre. Le sol trembla sous lui avec une convulsion qui renversa tout à sa surface. Un fracas simultané retentit à travers la cité. C'étaient les toits et les colonnes qui tombaient de toutes parts. L'éclair, comme attiré par le métal, s'arrêta un instant sur la statue impériale, qui se brisa ensuite, bronze et marbre ; le bruit de sa chute s'entendit au loin, le pavé se fendit sous ses éclats : la prophétie des étoiles était accomplie.

Ce bruit, ce choc étourdirent quelque temps l'Athénien. Quand il reprit ses sens, la même lumière éclairait la scène ; la terre vacillait et s'agitait encore. Ione était étendue sans connaissance sur le sol ; mais il ne la voyait pas. Ses regards se fixèrent sur une figure effrayante qui paraissait sortir, sans membres et sans corps, des larges fragments de la colonne rompue, une figure où se peignaient l'agonie et le désespoir. Les yeux du fantôme se fermaient et s'ouvraient encore rapidement, comme si toute vie n'était pas encore disparue ; ses lèvres frémissaient et se contractaient ; puis ses traits assombris devinrent soudain immobiles, en gardant une expression d'horreur impossible à oublier.

Ainsi périt le sage magicien, le grand Arbacès, l'Hermès à la Ceinture.


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(1)  Des esprits ingénieux ont avancé des théories diverses sur l'exacte façon dont Pompéi fut détruite ; j'ai opté pour celle qui est la plus souvent admise et qui, après étude stratigraphique, semble s'imposer à tout esprit censé : aidée par des tremblements de terre partiels, une destruction par pluies de cendres et d'eaux bouillantes, accompagnées d'éruptions fréquentes de pierres énormes. Herculanum, au contraire, semble avoir non seulement reçu des pluies de cendres, mais avoir été inondée de laves en fusion ; et les flots dont parle le texte doivent être considérés comme destinés à cette cité plutôt qu'à Pompéi. La foudre volcanique, introduite dans ma description, participa manifestement à la ruine de Pompéi. Papyrus et autres matières plus inflammables y ont été retrouvés à l'état carbonisé ; des objets métalliques furent partiellement fondus ; et une statue de bronze fut brisée, comme par la foudre.
Dans l'ensemble, mise à part l'inévitable licence poétique raccourcissant la durée du cataclysme, je tiens ma description de cet effroyable événement devoir peu à l'invention et ne pas manquer d'exactitude malgré sa forme romancée.