Livre V, chapitre 7

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Les progrès de la destruction

L'éruption, in Breton (1870), frontispice

Le nuage qui avait répandu une si profonde obscurité sur le jour s'était condensé en une masse solide et impénétrable. Il ressemblait moins aux ténèbres de la nuit en plein air qu'à celles d'une chambre étroite où la lumière ne pénètre pas (1) ; mais à mesure que ces ténèbres augmentaient, les éclairs qui partaient du Vésuve étaient plus formidables et plus lumineux. Leur horrible beauté ne se bornait pas aux couleurs habituelles du feu ; jamais arc-en-ciel n'égala leurs teintes changeantes et variées. Tantôt elles paraissaient bleues comme l'azur le plus profond de la mer du Sud, tantôt vertes et livides comme la peau d'un serpent. Les éclairs affectaient parfois la forme et les replis de ces énormes reptiles ; d'autres fois c'était un rouge ardent et intolérable, qui, éclatant à travers des colonnes de fumée, illuminait la ville entière, puis expirait tout à coup, devenant sombre et pâle comme un fantôme de lumière.

Dans l'intervalle des pluies on entendait le bruit qui se faisait sous terre, et les vagues grondantes de la mer tourmentée ; ou plus bas encore ; et perceptible seulement pour une oreille attentive et pleine de crainte, le murmure sifflant des gaz qui s'échappaient des crevasses de la montagne lointaine. Par moments le nuage paraissait briser sa masse solide et offrir, à la lueur des éclairs, des formes d'hommes ou de monstres se poursuivant, se heurtant et s'évanouissant, après ces combats moqueurs, dans le turbulent abîme de l'ombre : de sorte que, aux yeux et à l'esprit des voyageurs effrayés, ces vapeurs sans substance paraissaient de gigantesques ennemis, ministres de la terreur et de la mort (2).

Les cendres en beaucoup d'endroits s'élevaient à la hauteur des genoux, et la bouillante pluie qui sortait de la bouche enflammée du volcan entrait violemment dans les maisons, apportant avec elle une forte et suffocante vapeur. En certaines places, d'immenses fragments de rochers étaient précipités sur les toits des maisons et couvraient les rues de masses confuses de ruines qui obstruaient de plus en plus les chemins. Plus le jour s'avançait, plus l'agitation de la terre était sensible : le piéton chancelait sur le sol ; ni char ni litière ne pouvaient se tenir en équilibre, même sur le terrain le plus uni.

On voyait les plus larges pierres se choquer les unes contre les autres en tombant, se rompre en mille morceaux et lancer d'immenses étincelles qui embrasaient tout ce qui se trouvait de combustible à leur portée : le long des plaines, hors de la ville, l'obscurité fut dissipée un moment d'un façon terrible ; plusieurs maisons et des vignobles entiers étaient la proie des flammes. Ces incendies éclataient tout à coup au milieu des ténèbres. Pour ajouter à cette clarté intermittente, les citoyens avaient çà et là, sur les places publiques, particulièrement sous les portiques des temples et aux entrées du Forum, essayé de placer des rangées de torches ; mais les pluies de feu et les vents les éteignaient, et l'obscurité n'en paraissait ensuite que plus redoutable ; on sentait l'impuissance des espérances humaines : c'était comme une leçon de désespoir.

Fréquemment, à la lumière momentanée de ces torches, des groupes de fugitifs se rencontraient, les uns fuyant vers la mer, les autres fuyant de la mer vers les campagnes : car l'Océan s'était retiré rapidement du rivage ; de profondes ténèbres le recouvraient en entier. Sur ses vagues agitées et grondantes tombaient les cendres et les pierres, sans que l'on pût échapper à leur fureur, comme sur la terre, qui offrait du moins la protection des édifices. Désordonnés, éperdus, remplis de craintes surnaturelles, ces groupes passaient à côté les uns des autres sans avoir le loisir de se parler, de se concerter, de se conseiller : car les pluies tombaient alors, non pas continuellement, mais à des intervalles si rapprochés, qu'elles éteignaient leurs torches et les forçaient à se disperser pour chercher un abri. Ils n'avaient que le temps de voir leurs faces semblables à celles des ombres. Tous les éléments de la civilisation étaient détruits ; le voleur chargé de butin et riant, à gorge déployée, du profit que lui promettaient ces dépouilles, passait sans crainte à côté du solennel magistrat. Si dans l'ombre une femme était séparée de son mari, un père de son enfant, tout espérance de se retrouver était vaine. On se pressait, on s'enfuyait au hasard. De toutes les combinaisons variées de la vie sociale, il ne restait plus rien ; il n'y avait plus qu'un sentiment, celui de sa propre conservation.

L'Athénien, accompagné d'Ione et de la jeune fille aveugle, poursuivait son chemin au milieu de ces scènes de désordre ; tout à coup des centaines de personnes, qui se rendaient aussi à la mer, débordèrent sur eux. Nydia fut arrachée du côté de Glaucus, emporté en avant avec Ione ; et lorsque la foule, qu'ils n'avaient pu même entrevoir, tant l'obscurité était forte, eut passé, Nydia n'était plus auprès de son protecteur. Glaucus l'appela ; pas de réponse. Ils revinrent sur leurs pas ; ce fut en vain, ils ne purent la découvrir : il était évident qu'elle avait été entraînée dans quelque direction opposée par ce torrent humain. Leur amie, leur libératrice était perdue, que dis-je ? leur guide même. Sa cécité rendait la route familière à elle seule... Accoutumée dans sa nuit perpétuelle à traverser les détours de la cité, elle les avait conduits, sans se tromper, vers les rivages de la mer, où ils avaient placé l'espérance de leur salut. Maintenant, de quel côté se dirigeraient-ils ? tout était pour eux sans lumière et sans issue dans ce labyrinthe. Fatigués, désespérés, égarés, ils continuèrent néanmoins leur chemin, malgré les cendres qui tombaient sur leurs têtes, et les pierres, dont les fragments faisaient jaillir, en tombant, des étincelles à leurs pieds.

«Hélas ! hélas ! murmura Ione, je ne puis plus marcher, mes pieds s'enfoncent dans les cendres brûlantes. Fuis, mon ami... mon bien-aimé ; laisse-moi à mon destin malheureux.

- Tais-toi, ma fiancée... mon épouse... la mort m'est plus douce avec toi que la vie sans toi. Mais hélas ! où nous diriger dans cette obscurité ? ... Il me semble que nous avons tourné dans un cercle, et que nous sommes revenus au lieu où nous étions il y a une heure.

- O dieux ! ce rocher... vois... il a brisé ce toit devant nous. La mort est dans les rues à présent...

- Béni soit cet éclair ! ... Regarde, Ione, le portique du temple de la Fortune est devant nos yeux : entrons-y, nous y trouverons un abri contre ces pluies terribles.»

Joseph M. Gleeson, 1891

Il la prit dans ses bras, et, après beaucoup de peine et de difficulté, atteignit le temple. Il la porta à l'endroit le plus reculé et le plus couvert du portique, et se pencha sur elle afin que son corps lui servît d'abri suprême contre les cendres et les pierres. La grandeur et le désintéressement peuvent encore sanctifier des moments si affreux.

«Qui est là ? » dit d'une voix basse et tremblante quelqu'un qui les avait précédés dans ce refuge ; «mais qu'importe ? la chute du monde fait qu'il n'existe plus d'amis ni d'ennemis.»

Ione se retourna au son de cette voix, et, avec un faible cri, se pressa dans les bras de Glaucus, qui, jetant les yeux dans la direction de la voix, reconnut la cause de ses alarmes. Deux yeux étranges brillaient dans l'obscurité ; un éclair passa et illumina le temple, et Glaucus, en frémissant, aperçut le lion, dont il aurait dû être la proie, couché sous un des piliers, et à côté de lui, sans se douter de ce voisinage, était étendu le corps gigantesque de celui qui venait de leur parler... le gladiateur blessé, Niger.

L'éclair avait montré l'homme à l'animal, et l'animal à l'homme, mais l'instinct de l'un et de l'autre était assoupi. Bien plus, le lion s'approcha en rampant vers le gladiateur, comme pour avoir un compagnon, et le gladiateur ne recula ni ne trembla : la révolution de la nature avait dissous les terreurs et les sympathies ordinaires.

Pendant qu'ils étaient abrités d'une façon si terrible, un groupe d'hommes et de femmes, portant des torches, passa près du temple. Ils étaient de la congrégation des Nazaréens. Une émotion sublime et céleste leur avait enlevé ce qu'il y a de terrestre dans la frayeur. Ils avaient vécu dans la croyance, erreur des premiers chrétiens, que la fin du monde était proche. Ils croyaient ce jour venu.

«Malheur ! malheur ! cria d'une voix aiguë et perçante le vieillard qui les conduisait. Voyez ! Dieu s'avance pour le jugement ; il fait descendre le feu du ciel à la vue des hommes. Malheur ! malheur à vous, les forts, les puissants ! Malheur à vous, porteurs de faisceaux et de pourpre ! Malheur à l'idolâtre et à l'adorateur de la bête ! Malheur à vous qui répandez le sang des saints, et qui vous réjouissez de l'agonie du fils de Dieu ! Malheur à votre Vénus, à la prostituée de la mer ! Malheur ! malheur ! »

Et, d'une voix sinistre et élevée, toute la troupe répéta en choeur :

«Malheur ! malheur à la prostituée de la mer ! Malheur ! malheur ! »

Les Nazaréens passèrent lentement ; leurs torches vacillaient dans la tempête ; leurs voix jetaient des menaces et des avertissements solennels. Ils disparurent enfin dans les détours des rues : la nuit et le silence reprirent possession du temple. Pendant une des interruptions assez fréquentes de l'éruption, Glaucus encouragea Ione à continuer leur chemin. Comme ils se tenaient, en hésitant, sur la dernière marche du portique, un vieillard, portant un sac à sa main droite et s'appuyant sur un jeune homme, passa devant eux. Le jeune homme portait une torche. Glaucus les reconnut tous les deux : c'étaient un père avare et un fils prodigue.

«Mon père, dit le jeune homme, si vous ne marchez pas plus vite, je serais forcé de vous quitter, ou nous périrons tous les deux.

- Fuis donc, mon fils, et laisse là ton père.

- Mais je ne puis pas fuir pour mourir de faim : donnez-moi votre sac plein d'or.»

Et le jeune homme essaya de le lui arracher.

«Misérable ! voudrais-tu voler ton père ?

- Oui ! qui me dénoncera dans un tel jour ? Avare, péris ! »

Le jeune homme renversa le vieillard sur le sol, s'empara du sac, que lui disputait mal une main sans vigueur, et s'enfuit poussant une espèce de rugissement sauvage.

«Grands dieux, s'écria Glaucus, êtes-vous donc aussi aveuglés par ces ténèbres ? De tels crimes peuvent faire confondre l'innocent, et le coupable dans une commune ruine. Ione, partons, partons.»


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(1)  Pline.

(2)  Dion Cassius.