L'ordination de décembre
Quiconque a lu l'histoire des premiers papes ne doit
pas ignorer ce fait, invariablement raconté de
chacun d'eux, qu'ils célébraient au mois
de décembre certaines ordinations où ils
créaient des prêtres et des diacres, et
sacraient des évêques pour
différents endroits. On conférait les
deux premiers ordres pour entretenir le clergé
de la cité ; le troisième était
destiné à procurer des pasteurs aux
diocèses éloignés. Plus tard, le
souverain pontife choisit les Quatre-Temps de
décembre, dont la date était
réglée par la fête de sainte Lucie,
pour tenir ses consistoires, pendant lesquels il
nommait les cardinaux-prêtres et les
cardinaux-diacres, et préconisait, selon le
terme consacré, les évêques de
toutes les parties du monde. Maintenant les
consistoires ne coïncident plus avec les
ordinations ; mais leur but essentiel est toujours le
même. |
Une ordination aux premiers siècles de l'Eglise |
La grande préoccupation de Fulvius était de
savoir le jour exact de la cérémonie ; à
notre avis, cette recherche n'est pas moins intéressante
pour l'antiquaire chrétien. Notre connaissance de
l'ancienne église romaine serait incomplète, si
nous ignorions l'endroit précis où ces pontifes,
à mesure qu'ils se succédaient sur le siège
de Pierre, avaient l'habitude de prêcher, de
célébrer les divins mystères, de
réunir des conciles, l'endroit où ils
célébraient ces glorieuses ordinations qui
fournissaient non seulement des évêques, mais des
martyrs aux autres églises, qui conféraient le
diaconat à un saint Laurent, et le sacerdoce à
saint Novatus et à saint Timothée. Là un
Polycarpe ou un Irénée venait visiter le
successeur de saint Pierre ; là encore reçurent
leur mission les apôtres qui convertirent notre roi Lucius
à la vraie foi.
La maison qu'habitèrent les pontifes romains et
l'église où ils officièrent, jusqu'à
ce que Constantin les établît dans la basilique et
le palais de Latran, résidence et cathédrale,
pendant trois cents ans, d'une illustre suite de papes martyrs,
ne sauraient être des lieux indignes
d'intérêt. Afin de ne pas nous laisser
égarer, en les décrivant, par des
préjugés nationaux ou personnels, nous nous en
rapporterons à un savant antiquaire encore vivant qui,
tout en s'occupant d'autres recherches, a réuni par
hasard tout ce qui nous est nécessaire pour ce dessein (1).
Nous avons dit que la maison des parents d'Agnès
était située dans le vicus Patricius, ou
rue Patricienne, qui s'appelait encore rue des Cornelius,
vicus Corneliorum, car c'est là que demeurait
l'illustre famille de ce nom. Le centurion converti par saint
Pierre (2) appartenait
à cette famille ; peut-être même est-ce
grâce à lui que l'apôtre en connut le chef,
Cornelius Pudens. Ce sénateur épousa Claudia,
noble dame anglaise. Il est curieux d'observer que le
poète Martial, ordinairement si peu chaste, rivalise avec
les auteurs les plus purs en chantant l'épithalame de ces
deux vertueux personnages.
Saint Pierre demeurait dans leur palais ; l'apôtre saint
Paul, compagnon de ses travaux, en parle dans ses lettres comme
de ses amis intimes : «Eubulus et Pudens, Linus, Claudia
et tous les frères te saluent
(3)». C'est de cette maison que sortirent les
évêques envoyés par le prince des
apôtres pour répandre la foi du Christ en
l'arrosant de leur sang. Après la mort de Pudens, le
palais devint la propriété de ses enfants ou
petits-enfants (4), deux
fils et deux filles. Ces dernières sont mieux connues,
parce qu'elles ont trouvé place dans le calendrier
général de l'église (5), et qu'elles ont donné
leurs noms aux deux plus illustres églises de Rome,
Sainte-Praxède et Sainte-Pudentienne. Alban Butler
appelle la deuxième «la plus ancienne église
du monde» ; ce qui désigne à la fois le
vicus Patricius et la maison de Pudens.
Dès l'origine, à Rome comme partout ailleurs, le
sacrifice eucharistique n'était offert par
l'évêque que dans un seul endroit. Et même,
après l'érection de plusieurs autres
églises, la communion était apportée de
l'unique autel par les diacres, et distribuée par les
prêtres à l'assemblée des fidèles. Ce
fut le pape évariste, quatrième successeur de
saint Pierre, qui multiplia les églises à Rome, au
milieu de circonstances tout à fait remarquables.
Ce pape fit deux choses : il décida d'abord qu'on
n'élèverait plus que des autels de pierre, qui
devaient être bénits ; ensuite il distribua les
titres, c'est-à-dire il divisa la cité en
paroisses et donna le nom de titres à leurs
églises. La connexion de ces deux actes paraît bien
clairement dans le vingt-huitième chapitre de la
Genèse (v. 17 et 18); Jacob, après avoir joui
d'une vision angélique, pendant qu'il dormait la
tête appuyée sur une pierre, s'écria en
tremblant : «Que ce lieu est terrible ! C'est
véritablement la maison de Dieu et la porte du
ciel.» Se levant donc matin, il prit la pierre... et
l'érigea comme un titre, répandant de l'huile
dessus.
L'église ou oratoire
où l'on célébrait les sacrés
mystères était vraiment pour un chrétien la
maison de Dieu : l'autel de pierre qu'on y érigeait,
consacré par l'effusion de l'huile, comme cela se fait
encore, car l'ordonnance d'évariste a conservé
toute son autorité, devenait ainsi un titre ou monument
(6).
Nous pouvons recueillir deux faits intéressants de ce
qui précède : l'un qu'il n'y avait alors à
Rome qu'une seule église avec un autel ; il n'a jamais
été mis en doute que ce ne fût
l'église connue depuis, et jusqu'à nos jours, sous
le nom de Sainte-Pudentienne ; l'autre est que l'unique autel de
cette époque n'était pas en pierre. Cet autel,
dont se servit saint Pierre, était en bois ; on le
conserva dans l'église jusqu'à ce que saint
Sylvestre le fît transporter à la basilique de
Latran, où il fait partie du maître-autel (7). Concluons donc que cette loi
n'eut point d'effet rétroactif, et que l'autel de bois
des papes fut conservé dans l'église où on
l'avait érigé, quoique de temps à autre il
ait pu être transporté ailleurs pour y servir
à la célébration des divins
mystères.
L'église située dans le vicus Patricius,
antérieure à la création des titres,
n'était donc pas un titre. Elle continua d'être
l'église épiscopale, ou mieux pontificale de Rome.
Le pontificat de saint Pie Ier, de 112 à 157, est une des
périodes les plus intéressantes de son histoire,
et pour deux raisons.
D'abord ce pape, sans altérer le caractère de
l'église elle-même, y ajouta un oratoire dont il
fit un titre qu'il confia à son frère Pastor ; d'où lui vient le nom de Titulus Pastoris (8). Ce nom désigna pendant
longtemps le cardinal attaché à cette
église, ce qui prouve que l'église elle-même
était plus qu'un titre.
Ensuite, pendant ce pontificat, le saint et savant apologiste
saint Justin vint à Rome pour la seconde fois, et y
recueillit la palme du martyre. En comparant ses écrits
avec ses Actes (9), nous
recueillons de précieux renseignements sur le culte
chrétien pendant les persécutions.
«En quel endroit se réunissent les
chrétiens ? lui demanda le juge.
- Croyez-vous, répondit-il, que nous nous
réunissions tous au même endroit ? Il n'en est pas
ainsi.» Mais lorsqu'on voulut savoir où il tenait
ses réunions avec ses disciples, il dit : «J'ai
vécu jusqu'ici non loin de la maison d'un certain Martin,
aux bains de Timothée. Je viens à Rome pour la
seconde fois, et je ne connais pas d'autre endroit que celui que
je viens d'indiquer.» Les bains de Timothée
faisaient partie de la maison des Pudens, c'est là que
Fulvius et Corvinus se rencontrèrent une fois de
très grand matin. Novatus et Timothée
étaient frères des pieuses vierges Praxède
et Pudentienne : de là ces noms de bains Novatiens et
Timothéens, selon qu'ils furent possédés
par l'un ou l'autre des deux frères.
Saint Justin demeurait donc
en cet endroit, et, comme il n'en connaissait point d'autre
à Rome, il y assistait aux divins mystères (10). Décrivant dans
son Apologie la liturgie chrétienne, tel qu'il
pouvait la voir, il parle du prêtre officiant en des
termes qui annoncent clairement qu'il s'agit d'un
évêque ou du pasteur suprême. Il ne se
contente pas de lui donner des titres réservés aux
évêques dans l'antiquité (11) ; mais il le désigne
comme celui qui prend soin des orphelins et des veuves, qui
secourt les malades, les indigents, les prisonniers, les
étrangers qui viennent demander l'hospitalité,
comme celui, en un mot, qui prend soin de tous les
nécessiteux. Celui-là ne peut être que
l'évêque ou le pape lui-même.
Observons encore qu'on attribue à saint Pie
l'érection dans cette église de fonts baptismaux
fixes, autre prérogative de la cathédrale,
transférée, avec l'autel papal, à la
basilique de Latran. On rapporte aussi que le saint pape
étienne (A.D. 257) baptisa le tribun Nemesius et sa
famille dans le titre de Pastor
(12). Ce fut là encore que le bienheureux diacre
Laurent distribua aux pauvres les riches vases sacrés de
l'église.
Dans la suite, le nom fut changé ; mais l'endroit est
resté le même. Il est hors de doute que pendant les
trois premiers siècles de l'église
Sainte-Pudentienne fut l'humble cathédrale de Rome.
C'était en cet endroit que Torquatus avait pris, de fort
mauvaise grâce, l'engagement de conduire Fulvius, afin
qu'il pût assister à l'ordination de
décembre.
Les inscriptions sépulcrales, les martyrologes,
l'histoire ecclésiastique conservent les traces
nombreuses de tous les ordres que l'on confère encore
dans l'église catholique. Les inscriptions mentionnent
peut-être plus souvent les lecteurs et les exorcistes. En
voici deux exemples :
Pour un lecteur :
CINNAMIVS OPAS LECTOR TITVLI FASCIOLE AMICVS PAVPERVM
QVI VIXIT ANN. XLVI. MENS. VII. D. VIII. DEPOSIT IN PACE
X KAL. MART.
Cinnamius Opas, lecteur du titre de Fasciola (maintenant SS.
Nérée et Achillée), l'ami des pauvres, qui
vécut quarante-six ans sept mois et huit jours.
Déposé en paix le dixième jour avant les
calendes de mars. (Pris à Saint-Paul.)
Pour un exorciste :
MACEDONIVS
EXORCISTA DE KATOLICA.
Macedonius, exorciste de l'église catholique. (Recueilli
dans le cimetière des SS. Thrasus et Saturnius, sur la
voie Salaria.)
Toutefois n'oublions pas de remarquer cette différence,
que la réception d'un ordre ne conduisait pas
nécessairement au suivant ; beaucoup de personnes
restaient la vie entière dans un des ordres mineurs. Il y
avait donc peu de cérémonies de ce genre ; quant
aux ordres sacrés, on les conférait probablement
dans le plus grand secret.
Torquatus, muni du mot
d'ordre, entra accompagné de Fulvius, qui se montra fort
habile à imiter ceux qui l'entouraient.
L'assemblée n'était pas nombreuse. Elle se tenait
dans une salle de la maison, transformée en église
ou oratoire, où s'étaient réunis le
clergé et les ordinands. Parmi ces derniers se trouvaient
Marcus et Marcellianus, deux frères jumeaux, convertis en
même temps que Torquatus ; ils reçurent le
diaconat, tandis que leur père Tranquillinus fut
ordonné prêtre. Fulvius grava profondément
dans son esprit les traits et la tournure de ces
différentes personnes ; il étudia avec un soin
extrême les membres les plus éminents du
clergé, qui se trouvèrent alors ensemble. Mais son
oeil exercé s'arrêtait plus particulièrement
sur l'un d'eux, et scrutait ses moindres gestes, son regard, sa
voix et sa physionomie dans ses plus petits détails. Cet
homme était le pontife qui célébrait les
augustes cérémonies. Marcellinus, vieillard
vénérable, gouvernait déjà
l'église depuis six ans. Sa figure bienveillante et douce
ne semblait point indiquer cette énergie propre aux
martyrs, et dont il fit preuve en mourant pour le Christ.
Pendant ces jours de trouble, on évitait avec soin tout
ce qui pouvait désigner aux loups cruels le pasteur
suprême du troupeau ; le pontife se contentait des
modestes vêtements d'un homme respectable. Mais lorsqu'il
officiait à l'autel, il cachait ses habits ordinaires
sous une robe d'une blancheur immaculée dont il se
revêtait avant l'ample chasuble. Sur sa tête il
plaçait la couronne ou infula origine de la mitre,
tandis qu'à la main il tenait la crosse, emblème
de son office et de son autorité de pasteur.
L'espion d'Orient le dévorait des yeux pendant qu'il se
tenait debout devant l'autel, le visage tourné vers les
assistants (13). Il
l'examina minutieusement, mesura sa taille du regard, nota la
couleur de ses cheveux et son teint, observa chacun des
mouvements de sa tête, son maintien, le son de sa voix,
son souffle même, jusqu'à ce qu'il pût se
dire : Si je rencontre cet homme au dehors, sous n'importe quel
déguisement, il est à moi, et je sais la valeur
d'une pareille capture.
(1) Sopra
l'antichissimo altare di legno, rinchiuso nell' altare
papale, etc. Du très ancien autel de bois
enchâssé dans l'autel papal de la très
sainte basilique de Latran, par Mgr D. Bartolini. Rome,
1852. |
|
(2) Act. X. |
|
(3) II Tim., IV,
21. |
|
(4) On mentionne
un autre Pudens, mais plus jeune. |
|
(5) 19 mai. |
|
(6) Il est inutile de faire connaître ici les différents sens classiques du mot titulus. |
|
(7) Le pape seul,
ou un cardinal spécialement autorisé par une
bulle, peut dire la messe sur autel, qui vient
d'être décoré avec beaucoup de
magnificence. Une planche de cet autel de bois a toujours
été conservée à l'autel de
Saint-Pierre, dans l'église Sainte-Pudentienne.
Récemment comparée avec le bois de l'autel
de Latran, cette planche a été
trouvée parfaitement identique. |
|
(8) Sur
l'emplacement actuel de la chapelle Gaetani. |
|
(9) Ils sont en
tête de l'édition de ses oeuvres
donnée par la congrégation de Saint-Maur.
Voyez aussi dom Ruinart. |
|
(10) Du reste,
les lois de l'hospitalité l'eussent
exigé. |
|
(11) O
proestwV, praepositus, Hebr.XIII, 17. O twn
Romaiwn proestwV Biktwr, Victor, évêque
des Romains. (Euseb. Hist. eccl., V, XXIV). C'est
le même mot dont se sert saint Justin. |
|
(12) Le savant
Blanchini suppose avec raison que la station du dimanche
de Pâques n'est pas à la basilique de Latran
ni à Saint-Pierre, où le pape officie, comme
on serait disposé à le croire, mais à
la basilique Libérienne, qui est proche de
l'église Sainte-Pudentienne, où était
la station à cause de l'administration du
baptême. |
|
(13) Dans les
grandes et anciennes basiliques de Rome, le
célébrant est tourné vers les
fidèles. |