Les vierges
Si le savant Thomassin avait eu connaissance de cette
inscription récemment découverte, il se
fût empressé de la citer (1), lorsqu'il cherchait
à établir avec tant de science que dans
la primitive église on pouvait faire profession
de virginité à l'âge de douze ans.
Sans aucun doute cette jeune fille, vierge à
peine âgée de douze ans, servante de Dieu
et du Christ, n'était vierge que par suite d'une
consécration à Dieu. |
Quoique la douzième année, l'âge nubile,
selon la loi romaine, fût l'époque à
laquelle l'église permettait ce sacrifice, elle
réservait pour un âge plus avancé la
consécration solennelle et la réception du voile
de la virginité, donné par l'évêque
presque toujours le dimanche de Pâques. La première
cérémonie n'était probablement que la
remise, faite par les parents, d'un vêtement très
simple, de couleur sombre. Mais aux moments de troubles,
l'église tolérait que l'on anticipât cette
époque de plusieurs années, et fortifiait les
épouses du Christ dans leur pieux dessein en leur
accordant de plus solennelles bénédictions (2).
Une violente persécution, qui ne devait pas
épargner les plus tendres brebis du troupeau, allait
bientôt commencer ses ravages. Il ne faut donc pas
s'étonner de voir ces vierges, qui, dans le fond de leur
cœur, s'étaient unies à l'Agneau comme ses
chastes épouses, désirer ardemment de
célébrer leurs noces avec lui avant de mourir. Si
la palme du martyre devait être leur portion, elles
voulaient l'unir dans leurs mains au lis éclatant,
emblème de la virginité.
Depuis son enfance, Agnès avait choisi le plus saint des
états. La sagesse surnaturelle qu'elle avait toujours
montrée dans ses paroles et ses actions, et qui
s'unissait si gracieusement à la simplicité de sa
jeunesse innocente, lui avait donné une maturité
au-dessus de son âge ; elle était bien digne qu'on
usât d'indulgence envers elle, et qu'on hâtât
l'heure où un cœur si pur s'unirait à celui du
Christ. Elle saisit avec ardeur le prétexte du danger
prochain, pour obtenir qu'on tempérât la rigueur de
la loi qui prescrivait un délai de plus de dix ans avant
l'accomplissement de ses désirs. Une autre compagne se
joignit à elle pour obtenir la même faveur.
On s'imaginera sans peine qu'une sainte affection avait pris
naissance entre Agnès et Syra depuis leur première
entrevue, que nous connaissons déjà. Tout ce que
Fabiola avait raconté à sa jeune cousine à
la louange de son esclave favorite n'avait pu que fortifier ce
sentiment. D'après ces renseignements et les modestes
explications de l'esclave, elle jugea qu'on pouvait lui
abandonner entièrement l'oeuvre de la conversion de sa
maîtresse, à laquelle elle venait de se consacrer ; cette oeuvre, conduite avec prudence et aidée de la
grâce, était en très bonne voie. Dans les
fréquentes visites qu'Agnès faisait à
Fabiola, elle se contentait d'admirer et d'approuver tout ce que
sa cousine lui rapportait de ses conversations avec Syra ; mais
elle évitait avec le plus grand soin de prononcer la
moindre parole qui pût lui faire deviner qu'elles
étaient d'intelligence.
Syra, comme esclave, et Agnès, à titre de
parente, avaient pris le deuil à la mort de Fabius ; il
était impossible à sa fille de soupçonner
qu'elles avaient pris ensemble et secrètement quelque
grave décision. Elles pouvaient donc, sans courir aucun
risque, prier qu'on les admiî sans retard à se
consacrer solennellement à une perpétuelle
virginité. Leurs voeux furent exaucés ; mais pour
de sérieuses raisons elles durent garder le secret. Ce
fut seulement un ou deux jours avant celui de leurs noces
spirituelles que Syra confia cette grande nouvelle à son
amie aveugle.
«Eh bien ! dit celle-ci se prétendant
offensée, vous prenez toutes les bonnes choses pour vous.
Voyons, pouvez-vous appeler cela de la charité ?
- Chère enfant, lui dit Syra d'un ton caressant, ne vous
fâchez pas ; il était nécessaire que la
chose ne fût pas divulguée.
- Aussi ma pauvre petite personne ne devra pas assister
à la cérémonie.
- Oh ! certainement, Cécilia, vous pourrez venir, et
même regarder tant que vous vous voudrez, répondit
Syra en riant.
- Ne vous occupez pas de cela. Dites-moi comment vous serez
habillée. Tous vos vêtements sont-ils prêts ? »
Syra lui décrivit tout exactement, ainsi que la couleur
et la forme de son voile.
«Que c'est intéressant ! s'écria l'aveugle ; et qu'avez-vous à faire ? »
Sa compagne, fort amusée de sa curiosité
inaccoutumée, lui expliqua tous les divers détails
de cette cérémonie.
«Allons, encore une question, reprit la jeune aveugle :
quand et où cela aura-t-il lieu ? I1 faut bien que je le
sache, puisque vous m'avez invitée.»
Syra lui répondit que ce serait dans trois jours, au
titre de Pastor, et de grand matin.
«Mais pourquoi êtes-vous si curieuse, chère
petite ? Je ne vous ai jamais vue ainsi ; vous devenez tout
à fait mondaine.
- Soyez sans inquiétude, dit-elle ; si les gens ont des
secrets pour moi, je ne vois pas pourquoi je n'en aurais pas
moi-même.»
Syra ne put s'empêcher de rire de cette mauvaise humeur
affectée ; car elle connaissait l'humble
simplicité de ce cœur d'enfant. Elles
s'embrassèrent avec affection, puis se
séparèrent. Cécilia se rendit directement
chez la bonne Lucine, où elle trouva le bon accueil
auquel on l'avait accoutumée partout. A peine fut-elle
admise en présence de la pieuse matrone, qu'elle se
précipita dans ses bras et fondit en larmes. Lucine
chercha à la consoler par ses caresses, et réussit
bientôt à la calmer. Quelques minutes après,
on aurait pu la voir, aussi gaie et joyeuse qu'auparavant,
traiter d'un air mystérieux, avec l'aimable patricienne,
une affaire qui semblait la pénétrer de joie. En
quittant la maison d'un pas léger, elle marcha rapidement
vers la maison d'Agnès, et pénétra dans
l'hôpital qu'habitait le bon prêtre Dionysius. Elle
le trouva chez lui ; se jetant à ses pieds, elle plaida
sa cause avec tant d'ardeur, qu'il fut ému jusqu'aux
larmes, et lui adressa quelques douces et consolantes paroles.
Le Te Deum n'avait pas encore été
composé ; mais le cœur de la jeune fille chantait une
hymne qui lui ressemblait beaucoup pendant qu'elle regagnait son
humble demeure.
L'heureuse matinée arriva enfin ; dès l'aurore,
les mystères solennels ayant été
célébrés, l'assemblée des
fidèles se dispersa. Ceux-là seuls
demeurèrent qui devaient prendre part à cette
cérémonie plus intime, ou qui avaient
été spécialement conviés à en
être témoins. C'étaient Lucine et son fils,
les vénérables parents d'Agnès, et
naturellement Sébastien. Syra chercha en vain son amie
aveugle ; elle s'était sans doute retirée avec la
foule. La douce esclave craignit de l'avoir blessée en
montrant tant de réserve avant leur dernière
entrevue.
La salle était encore plongée dans la
demi-obscurité d'une matinée d'hiver, tandis qu'au
dehors l'orient empourpré présageait une brillante
journée de décembre. Sur l'autel brûlaient
de grands cierges qui répandaient un suave parfum ; alentour de précieuses lampes d'or et d'argent
éclairaient doucement le sanctuaire. En face de l'autel,
et non moins venérable que lui, était la chaire
maintenant enchâssée au Vatican, la chaire
même de saint Pierre, sur laquelle son auguste successeur
était assis, la crosse à la main et la couronne en
tête, entouré de ses dignes ministres, qui
s'efforçaient de marcher sur les traces de leur
pasteur.
De l'extrémité encore obscure de la chapelle
s'éleva un choeur de voix aussi douces que celles des
anges, et chantant sur un air mélodieux une hymne remplie
des mêmes pieux sentiments, dont l'écho se fit
entendre plus tard dans une autre hymne qui commence par ces
mots :
Jesu, corona virginum.
Jésus, couronne des vierges.
Ensuite une procession de vierges déjà
consacrées à Dieu, conduites par les prêtres
et les diacres qui en avaient soin, s'avança dans la
lumière du sanctuaire. Au milieu d'elles on remarquait
deux jeunes filles dont les robes d'une blancheur
éblouissante brillaient au milieu du sombre costume de
toutes les autres. C'étaient les deux nouvelles
postulantes ; pendant que leurs compagnes se rangeaient sur deux
lignes, elles furent conduites, assistées de deux
professes, jusqu'au bas de l'autel, où elles
s'agenouillèrent aux pieds du pontife. Leurs
répondants restèrent auprès d'elles pour
prendre part à la cérémonie.
Elles s'approchèrent l'une après l'autre ; l'évêque leur ayant demandé solennellement
ce qu'elles désiraient, elles exprimèrent le voeu
de recevoir le voile et de pratiquer les devoirs de leur
nouvelle position, avec l'assistance de guides choisis. On avait
vu déjà avant cette époque des vierges
consacrées se réunir pour vivre en
communauté ; néanmoins un grand nombre demeuraient
chez elles, car la persécution empêchait la
clôture. Elles avaient à l'église une place
séparée des autres fidèles, et se
réunissaient souvent pour des instructions et des
dévotions particulières.
L'évêque adressa ensuite aux jeunes postulantes
quelques paroles pleines de ferveur et d'affection. Il leur fit
comprendre combien il était glorieux d'être
appelé par la vocation à vivre sur la terre comme
les anges, qui ne se marient point, à fouler le
céleste sentier de la chasteté, que le Verbe
incarné a choisi pour sa propre mère. «Quel
bonheur, après être arrivé au but, de se
mêler aux rangs de cette armée choisie qui suit
l'Agneau partout où il dirige ses pas ! » Puis il
expliquait la doctrine de saint Paul écrivant aux
Corinthiens que la virginité l'emporte sur tous les
autres états, et parla avec émotion de la joie
qu'on éprouve à renoncer à l'amour
terrestre, pour s'attacher à ce seul amour qui, au lieu
de se flétrir, s'épanouit éternellement
dans le ciel. «Le bonheur éternel, ajouta-t-il,
n'est que l'épanouissement de cette fleur que l'amour
divin a fait éclore sur la terre.»
Après cette courte allocution et l'examen des candidats
qui sollicitaient un si grand honneur, le saint pontife
bénit les différentes parties de leurs habits
religieux, en se servant de prières qui devaient
ressembler à celles encore maintenant en usage ; leurs
répondants les en revêtirent aussitôt. Les
nouvelles religieuses touchèrent l'autel de leurs fronts,
comme signes de l'offrande qu'elles faisaient
d'elles-mêmes. Dans les provinces d'Occident on n'avait
pas l'usage oriental de couper les cheveux, ils restaient dans
toute leur longueur. Une couronne de fleurs fut placée
sur la tête de chacune d'elles ; car, malgré la
rigueur de l'hiver, la terrasse bien garnie de Fabiola avait
fourni une moisson abondante et parfumée.
Tout semblait terminé. Agnès, agenouillée
au pied de l'autel, était plongée dans
l'immobilité de ses douces extases, les yeux fixés
vers le ciel ; tandis qu'à ses côtés Syra
s'humiliait profondément, étonnée d'avoir
été jugée digne d'une si grande faveur.
Elles étaient si absorbées dans leurs actions de
grâces, qu'elles ne s'aperçurent pas d'un
léger mouvement dans l'assemblée, ce qui semblait
annoncer quelque chose d'inattendu.
Leur attention s'éveilla en entendant
l'évêque répéter la question :
«Ma fille, que cherchez-vous ? » Avant qu'elles
eussent eu le temps de se retourner, elles sentirent une main se
glisser dans la leur et entendirent une voix qui leur
était chère répondre ces paroles :
«Saint Père, je désire recevoir le voile de
la consécration à Jésus-Christ, mon seul
amour sur la terre, sous les auspices de ces pieuses vierges,
déjà ses heureuses épouses.»
Leurs cœurs débordaient de joie et de tendresse :
c'était la pauvre aveugle Cécilia. Lorsqu'elle eut
appris le bonheur réservé à Syra, elle
vola, comme nous l'avons vu, chez la bonne Lucine, qui la
consola bientôt en lui suggérant l'idée
qu'elle pourrait peut-être obtenir la même
grâce. Elle promit de fournir tout ce qui serait
nécessaire ; seulement Cécilia mit pour condition
que ses vêtements seraient grossiers, comme il convenait
à une pauvre mendiante. Dionysius présenta sa
requête au pontife, qui l'accueillit. Comme elle
désirait avoir ses deux amies pour répondants, on
convint qu'elles la conduiraient à l'autel après
leur consécration. Cécilia garda soigneusement son
secret.
La bénédiction avait été
prononcée, l'habit et le voile revêtus ; on lui
demanda si elle avait apporté une couronne de fleurs.
Alors elle tira timidement de dessous sa robe la couronne dont
elle s'était munie, une branche d'épines
attachée en cercle, et la présenta en disant
:
«Je n'ai point de fleurs à offrir à mon
époux, il n'en a pas non plus porté pour moi. Je
ne suis qu'une pauvre fille : croyez-vous que le Seigneur
s'offensera, si je le prie de vouloir bien me couronner de la
même façon qu'il a daigné être
couronné lui-même ? Du reste, les fleurs sont les
emblèmes des vertus ; mais mon pauvre cœur n'a jamais
produit que des épines.»
Ses yeux, privés de lumière, ne lui permirent pas
de voir ses deux compagnes arracher leurs fleurs pour les placer
sur sa tête. Un signe du pontife les arrêta. Elle se
retira au milieu de l'émotion générale, et
la figure joyeuse, sous sa couronne d'épines,
emblème de ce que l'église a toujours
enseigné, que l'innocence couronnée par la
pénitence est la véritable reine des vertus.
(1) «La veille du
premier jour de juin a cessé de vivre la jeune
Pretiosa, vierge âgée seulement de douze ans,
servante de Dieu et du Christ. Sous le consulat de Flavius
Vincentius, et de Flavius, homme consulaire».
(Trouvé dans le cimetière de Callistus)
Vetus et Nova Ecclesiae Disciplina ; circa
Beneficia. Pars I, lib. III. (Luc, XVII, 27) |
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(2) Thomassin, p.
792. |