Chapitre 13 Sommaire Chapitre 15


La découverte

Corvinus, dès l'aube, était debout. Malgré le mauvais temps, il alla droit au forum, dont les avant-postes étaient restés tranquilles, et se hâta d'arriver auprès du principal objet de sa sollicitude. Inutile de chercher à décrire sa stupéfaction, sa rage, sa fureur, en voyant la planche dépouillée, les fragments de parchemin restés autour des clous, et à côté le Dace plongé dans la plus stupide immobilité.

Il allait lui sauter à la gorge comme un tigre, mais l'expression féroce qu'il observa dans les yeux du barbare tempéra son impétuosité. Il s'écria néanmoins d'un ton irrité : «Imbécile ! qu'est devenu l'édit ? Réponds à l'instant.

- Doucement, doucement, Herr Kornweiner, répondit l'homme du Nord d'un air impassible, le voici tel que vous me l'avez confié.

- Où cela, coquin ? viens le voir.»

Le Dace s'approcha de lui, et pour la première fois regarda la planche. Après l'avoir considérée un instant : «N'est-ce pas là, dit-il, la planche que vous avez suspendue hier soir ?

- Oui, pauvre sot ; mais il y avait aussi une inscription qui a disparu. C'est elle qu'on avait confiée à ta garde.

- Ecoutez, capitaine ; pour ce qui est de l'écriture, je n'y connais rien, n'ayant jamais rien appris ; mais comme il a tombé de l'eau toute la nuit, la pluie aura tout emporté.

- Et comme le vent soufflait, le parchemin, sans doute, aura suivi l'inscription.

- Exactement, Herr Korweiner, vous avez raison.

- Voyons, soldat, ceci n'est pas une plaisanterie. Dis-moi sur-le-champ qui est venu pendant la nuit.

- Eh bien, ils étaient deux.

- Deux quoi ?

- Deux sorciers, deux esprits, ou pis encore.

- Point de toutes ces sottises ! » Les yeux du barbare étincelèrent du feu de l'ivresse. «Allons, dis-moi, Arminius, quelle sorte de gens c'étaient et ce qu'ils firent.

- L'un d'eux n'était qu'un jeune garçon, grand et mince, qui passa derrière le pilier, et enleva probablement ce que vous réclamez, pendant que j'étais occupé avec l'autre.

- Et à qui ressemblait l'autre ? »

Le soldat ouvrit la bouche et les yeux, contempla Corvinus pendant quelques instants, et puis ajouta d'un air stupidement solennel : «A qui il ressemblait ? Par ma foi, si ce n'était pas le dieu Thor en personne, il lui ressemblait bien. Quelle vigueur !

- Qu'a-t-il donc fait pour te la montrer ?

- Il s'approcha d'abord et causa amicalement ; il me demanda si le temps ne me paraissait pas très froid, et autres questions semblables. A la fin je me souvins que j'avais l'ordre de transpercer tous ceux qui s'approcheraient de moi.

- Précisément, interrompit Corvinus, et pourquoi ne l'as-tu pas fait ?

- Parce qu'il m'en a empêché. Je lui dis de s'éloigner, sinon que j'allais le clouer au sol, et, reculant, je levai mon javelot ; mais, je ne sais comment, il me l'arracha sans effort, le brisa sur son genou, comme l'épée de bois d'un saltimbanque, et en lança le fer à cinquante pas de distance, là où vous pouvez encore le voir profondément enfoncé dans le sol.

- Pourquoi ne t'es-tu pas précipité sur lui pour le frapper de ton épée ? Mais où est ton épée ? elle n'est plus dans le fourreau.»

Le Dace, d'un air stupide, montra le toit de la basilique voisine en disant : «La voyez-vous là-haut briller sur la toiture aux rayons du soleil levant ? » Corvinus dirigea ses regards de ce côté, et aperçut ce qui semblait être une épée ; il ne pouvait en croire ses yeux.

«Comment est-elle arrivée là, imbécile ? »

Le soldat caressa sa moustache d'un air menaçant, ce qui décida Corvinus à répéter plus poliment sa demande ; il lui fut répondu :

«Cet homme, ou un esprit quelconque, me l'arracha sans aucun effort, à l'aide d'un sortilège, et la jeta à l'endroit où vous pouvez la voir, aussi facilement que je puis lancer un palet à douze pas.

- Après ?

- Après, l'enfant quitta le pilier, et tous deux disparurent dans les ténèbres.

- Quelle étrange histoire ! murmura tout bas Corvinus ; et pourtant il existe des preuves du récit de ce drôle. Tout le monde ne saurait accomplir de telles prouesses. Mais, maladroit, pourquoi n'as-tu pas donné l'alarme ? les sentinelles les auraient poursuivis.

- D'abord, maître Kornweiner, parce que dans mon pays nous ne refusons pas le combat contre des hommes de chair et d'os, et que nous n'aimons pas à poursuivre les esprits. Ensuite, à quoi bon ? la planche que vous m'aviez confiée étant saine et sauve.

- Stupide barbare ! » grommela prudemment Corvinus entre ses dents ; puis il ajouta : «Cette affaire te coûtera cher ; tu sais que c'est une offense capitale.

- Quoi ?

- Mais d'avoir laissé quelqu'un s'approcher de toi et te parler sans exiger le mot d'ordre.

- Doucement, capitaine. Qui vous dit qu'il n'a pas été prononcé ? Je n'ai pas dit cela.

- L'a-t-il donné ? alors ce n'était pas un chrétien.

- Oh ! certes ; il s'approcha et dit très distinctement : Nomen imperatorum (le nom des empereurs).

- Comment ? rugit Corvinus.

- Nomen imperatorum.

- Numen imperatorum était le mot d'ordre ! s'écria le Romain au paroxysme de la rage.

- Nomen ou numen, c'est tout à fait la même chose, il me semble. Une lettre ne saurait être une différence. Vous m'appelez Arminius, moi je m'appelle Hermann, et cependant la signification est la même. Est-ce que je puis connaître toutes les finesses de votre langue ? »

Corvinus était exaspéré contre lui-même. Il vit qu'il eût bien mieux atteint son but en confiant ce poste à un intelligent prétorien, au lieu de l'abandonner à cet inepte sauvage. «C'est bien, ajouta-t-il d'un ton de mauvaise humeur ; tu auras à répondre de tout cela devant l'empereur, et tu sais qu'il n'a pas l'habitude de passer légèrement sur de pareilles fautes.

- Ecoutez-moi un peu, Herr Kornweiner, répliqua le soldat d'un air insolent et railleur ; dans cette affaire, nous sommes aussi compromis l'un que l'autre. (Corvinus pâlit, car c'était vrai.) Il faut donc que vous inventiez quelque chose pour me sauver et vous sauver vous-même ; c'est vous que l'empereur a rendu responsable de cette..., comment l'appelez-vous ? de cette planche.

- Tu as raison, mon ami. Je ferai courir le bruit que tu as été attaqué par une troupe nombreuse et massacré à ton poste. Renferme-toi dans tes quartiers pour quelques jours ; tu n'y manqueras pas de bière, jusqu'à ce que ton aventure, soit oubliée.»

Le soldat se retira et alla se cacher. Quelques jours après, le cadavre d'un Dace, évidemment victime d'un assassinat, fut rejeté par les eaux du Tibre. On supposa qu'il avait été tué dans quelque bataille d'ivrognes, et l'on ne s'en occupa plus. Le fait était vrai ; mais Corvinus aurait pu donner les meilleurs détails sur cette affaire. Avant de quitter ce fâcheux endroit du forum, il examina soigneusement le sol, afin d'y trouver au moins des traces de cet acte audacieux ; il aperçut juste au-dessous de l'édit un couteau qu'il était certain d'avoir vu en la possession d'un de ses anciens condisciples. Après l'avoir ramassé avec soin, comme l'instrument de ses futures vengeances, il se hâta de se procurer une nouvelle copie de l'édit.


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