Chapitre 12 Sommaire Chapitre 14


L'édit

Lorqu'arriva enfin le jour de la publication de l'édit pour l'extermination des chrétiens, ou plutôt pour l'extirpation de leur nom même, Corvinus sentit l'importance de la mission qu'on lui avait confiée, de l'afficher dans un endroit convenable du forum. On venait d'apprendre qu'à Nicomédie un brave soldat chrétien, nommé Georges, après avoir arraché et mis en pièces un décret pareil, avait courageusement souffert la mort en expiation de sa hardiesse. Corvinus s'était bien promis qu'il n'arriverait rien de semblable à Rome ; un tel malheur, il ne l'ignorait pas, aurait pour lui les plus sérieuses conséquences : aussi prit-il toutes les précautions imaginables afin de le prévenir. L'édit, tracé en larges caractères sur plusieurs feuilles de parchemin jointes ensemble, fut cloué sur une planche et solidement accroché à un pilier, non loin du puteal Libonis, le siège du préteur dans le forum : ce qu'on prit soin de faire à l'heure où l'endroit était désert et les ténèbres épaisses. Les citoyens apercevraient l'édit aux premières lueurs du jour, et leur esprit n'en serait que plus épouvanté.

Pour empêcher que ce précieux document ne fût l'objet d'une attaque nocturne, le prévoyant Corvinus, aussi rusé que les Juifs, qui voulaient empêcher la résurrection du Christ, obtint, pour garder le forum durant la nuit, une compagnie de la cohorte Pannonienne. Ce corps était formé de soldats recrutés parmi les peuplades les plus barbares du Nord, les Daces, les Pannoniens, les Sarmates et les Germains ; leurs traits grossiers, leur aspect farouche, leur chevelure rousse nattée et leurs grosses moustaches rouges, les faisaient passer aux yeux des Romains pour de vrais sauvages. A peine ces hommes pouvaient-ils parler latin ; ils étaient commandés par des officiers de leur pays, et composaient, au déclin de l'empire, la garde la plus fidèle des tyrans couronnés, souvent leurs propres compatriotes. Sur un ordre de leur chef ils n'hésitaient pas à commettre les plus monstrueux excès.

Un certain nombre de ces sauvages, toujours prêts à tout événement, furent disposés autour du forum, de façon à en garder toutes les avenues, avec l'ordre sévère de transpercer quiconque tenterait de passer outre sans donner le mot d'ordre ou symbolum. Chaque nuit le général en chef le communiquait aux tribuns et aux centurions, qui le transmettaient à toutes les troupes. Mais, afin d'empêcher qu'aucun chrétien, s'il venait à le surprendre, n'en fit usage pendant cette nuit, le perfide Corvinus en choisit un que des lèvres chrétiennes se refuseraient à prononcer. C'était NUMEN IMPERATORUM (la divinité des empereurs).

Son dernier soin fut de faire sa ronde, en donnant aux sentinelles les instructions les plus précises, et en particulier au barbare qu'on avait placé près de l'édit. Ce dernier avait été choisi pour ce poste à cause de son extraordinaire vigueur, de sa haute stature, et de la férocité de ses regards et de son naturel. Corvinus lui renouvela l'injonction formelle de n'épargner personne de ceux qui tenteraient de porter la main sur l'édit sacré. Il lui répéta le mot d'ordre à plusieurs reprises, et le laissa à moitié ivre de bière ou de sabaia (1), et comprenant vaguement, grâce à son intelligence abrutie, qu'on lui avait commandé de massacrer quelqu'un avant le lever du soleil.

La nuit était affreuse ; le vent soufflait et la pluie tombait avec violence. Le Dace, enveloppé dans son manteau, se promenait de long en large, et de temps à autre buvait longuement à un flacon caché sous ses habits, et contenant une liqueur que l'on dit être distillée de cerises sauvages récoltées dans les forêts de la Thuringe. Dans l'intervalle son cerveau alourdi ne lui représentait pas les jeux de ses jeunes compagnons barbares, au fond des bois et au bord des rivières de son pays, mais cherchait à deviner quand arriverait enfin le moment d'égorger l'empereur et de saccager la ville.

Pendant tous ces préparatifs, le vieux Diogène et ses vaillants fils s'occupaient de leur frugal repas, à très peu de distance, dans leur pauvre maison du quartier de la Suburra. Ils furent interrompus par un léger coup frappé à la porte, qui s'ouvrit presque aussitôt et livra passage à deux jeunes gens. Diogène les reconnut à l'instant et leur souhaita la bienvenue.

«Entrez, mes nobles jeunes maîtres. Que vous êtes bons d'honorer ainsi ma pauvre demeure ! J'ose à peine vous offrir mon maigre dîner ; pourtant, si vous daignez y prendre part, ce seront de véritables agapes de charité chrétienne.

- Merci de tout notre cœur, bon père Diogène, répondit le plus âgé des deux, Quadratus, le vigoureux centurion de Sébastien. Pancrace et moi nous sommes venus tout exprès pour souper avec vous, mais un peu plus tard. Nous avons quelques affaires à traiter dans cette partie de la ville ; ensuite nous serons enchantés de partager votre repas. Pendant ce temps-là un de vos fils pourrait sortir et aller aux provisions. Allons, faisons une petite fête ; une coupe de bon vin nous réjouira le cœur.» En disant ces mots, il glissa sa bourse à l'un des fils, et lui enjoignit d'acheter des mets plus délicats que ceux dont cette bonne et simple famille se nourrissait ordinairement. Ils s'assirent. Pancrace, pour entretenir la conversation, s'adressa au vieillard : «Bon Diogène, j'ai entendu Sébastien dire que vous vous souveniez d'avoir vu le glorieux diacre Laurent mourir pour le Christ. Racontez-nous cela.

- Avec plaisir, répondit le brave homme. Quarante-cinq ans (2), se sont écoulés depuis lors, et j'étais plus âgé à cette époque que vous ne l'êtes maintenant. Vous pouvez croire que je n'ai oublié aucun détail. C'était le plus beau jeune homme qu'on pût voir, doux, avenant et gracieux ; il parlait toujours d'une façon aimable et affectueuse, surtout aux pauvres. Combien tous l'aimaient ! J'étais présent lorsque le vénérable pontife Sixte, marchant au supplice, fut rencontré par Laurent, qui lui fit les plus tendres reproches d'un fils envers son père, parce qu'il ne lui avait pas permis d'être son compagnon dans ce sacrifice de sa personne, comme il l'avait été jusqu'à présent dans celui du corps et du sang de Notre-Seigneur.

- Quelles glorieuses époques étaient celles-là ! n'est-ce pas, Diogène ? interrompit le jeune homme ; combien nous sommes dégénérés ! Quelle race différente ! Qu'en pensez-vous, Quadratus ? »

Le rude soldat sourit de l'ardente sincérité de ces plaintes, et pria Diogène de poursuivre.

«Je l'ai vu aussi distribuer aux pauvres les richesses de l'église. Jamais rien n'a été si splendide. Il y avait des lampes et des candélabres d'or, des encensoirs, des calices et des patènes (3), et en outre une immense quantité de lingots d'argent qui furent distribués aux aveugles, aux boiteux et aux indigents.

- Dites-moi, demanda Pancrace, comment il a supporté les dernières tortures de son martyre. Cela devait être affreux.

- J'ai tout vu, répondit le vieux fossoyeur, et cet affreux spectacle eût été intolérable dans un autre que lui. Il fut placé sur un chevalet, et tourmenté de diverses manières, ce qui ne lui arracha pas une plainte. Puis le juge ordonna que le gril, cet horrible lit, fût préparé et chauffé. Sa chair délicate se tuméfiait avant de s'entr'ouvrir au-dessus du feu, tandis que les barres de fer, chauffées à blanc, rayaient son corps de profondes brûlures qui pénétraient jusqu'aux os : une vapeur épaisse s'élevait en l'air comme d'une chaudière bouillante, et la flamme semblait rugir chaque fois qu'un lambeau de chair fondait sur les charbons. De temps à autre on pouvait observer de légers frémissements de la peau, le tremblement de chacun des muscles agités par l'agonie, et les convulsions spasmodiques qui ébranlèrent les membres bientôt contractés par la mort ; tout cela, je l'avoue, fut le spectacle le plus épouvantable qu'il m'ait été donné de contempler durant ma vie. Mais un coup d'oeil jeté sur sa figure faisait tout oublier. La tête, soulevée au-dessus de son corps dévoré par les flammes, semblait contempler avidement une céleste vision, comme son compagnon le diacre étienne. Son visage, rougi par l'ardeur du brasier, était couvert de sueur ; mais la lumière du feu, passant à travers ses cheveux blonds, entourait sa tête d'une sorte d'auréole : on eût dit que déjà il avait franchi le seuil de la céleste patrie. Ses traits respiraient tant de calme et de sérénité, ses regards levés au ciel un si ardent désir, qu'on aurait volontiers pris sa place.

- Je le ferais de grand cœur, s'écria encore Pancrace, et aussitôt qu'il plaira à Dieu ! Je n'ose croire que je pourrais endurer ce qu'il a souffert ; car c'était vraiment un noble et héroïque lévite, et je ne suis qu'un faible et imparfait enfant. Ne pensez-vous pas, cher Quadratus, qu'à cette heure terrible une grâce de force nous est accordée en proportion de nos épreuves, quelles qu'elles puissent être ? Vous, je n'en doute pas, qui êtes un bon et brave soldat endurci aux fatigues et aux blessures, vous pourriez tout supporter. Pour moi, je n'ai à offrir qu'un cœur rempli de bonne volonté. Croyez-vous que cela soit suffisant ?

- Certainement, certainement, mon cher enfant», s'écria le centurion fort ému, et regardant avec tendresse le jeune homme, qui, les yeux humides de larmes, se leva de son siège et vint s'appuyer sur l'épaule de Quadratus. «Dieu vous accordera la force, comme déjà il vous a donné le courage. Mais n'oublions pas ce que nous avons à faire cette nuit. Entourez-vous bien de votre manteau, et couvrez-vous la tête de votre toge : c'est cela. La nuit est humide et froide. A présent, bon Diogène, mettez du bois sur le feu et que le souper soit prêt à notre retour. Nous ne serons pas longtemps ; laissez seulement la porte entr'ouverte.

- Allez, allez, mes enfants, dit le vieillard, et que Dieu vous protège ; quel que soit votre but, je suis sûr qu'il est digne d'éloges.»

Quadratus s'enveloppa bravement de sa chlamyde ; puis les deux jeunes gens se plongèrent dans les ruelles obscures de la Suburra, en prenant la direction du forum. Pendant leur absence, la porte s'ouvrit devant la salutation bien connue : «Rendons grâces à Dieu.» Sébastien entra et s'informa avec inquiétude auprès de Diogène s'il avait vu les deux jeunes gens ; car on l'avait averti de ce qu'ils voulaient faire. Il apprit qu'on les attendait dans quelques instants.

Un quart d'heure venait à peine de s'écouler, lorsqu'on entendit des pas précipités qui s'approchaient. La porte fut rapidement ouverte et fermée, puis barrée avec soin derrière Quadratus et Pancrace.

«Les voici ! » s'écria ce dernier, qui montra en riant un paquet de parchemins froissés.

«Qu'est-ce donc ? demanda tout le monde avec curiosité.

- Ni plus ni moins que le fameux décret, répondit Pancrace avec une joie d'enfant ; voyez : DOMINI NOSTRI DIOCLETIANUS ET MAXIMIANUS, INVICTI, SENIORES, AUGUSTI, PATRES IMPERATORUM ET CAESARUM (4), ainsi de suite. Regardez-le bien». Et il le jeta au milieu des flammes ; les gigantesques fils de Diogène le recouvrirent d'un fagot afin de le maintenir et d'étouffer le crépitement du parchemin, qui se crispa, se tordit avec effort et se contracta de mille façons. On vit d'abord apparaître une lettre, un mot, puis briller l'éloge d'un empereur ou un blasphème contre les chrétiens, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus qu'un petit tas de cendres noirâtres.

Où seront dans quelques années ceux qui ont publié cet orgueilleux édit lorsque leurs corps auront été brûlés sur un bûcher de bois de cèdre et d'aromates ? Leurs cendres soigneusement recueillies rempliront à peine une urne d'or. Que deviendra aussi dans quelques années ce paganisme, auquel la publication de cet édit devait conserver la vie ? Une lettre morte tout au plus, des cendres sans valeur et semblables à celles qui recouvraient la pierre de ce foyer. Et cet empire lui-même, que ces Augustes «invincibles» ne soutenaient qu'à force de cruauté et d'injustice, comme son sort dans quelques siècles devait ressembler à celui de ce décret ! Les monuments de sa grandeur seront réduits en cendres et en ruines, et proclameront que le Seigneur des seigneurs est seul plus puissant que les Césars, et que les desseins et les efforts des hommes ne sauraient prévaloir contre lui.

Des pensées de ce genre traversaient peut-être l'âme de Sébastien tandis qu'il considérait d'un oeil distrait les fragments, près de s'éteindre, de ce cruel et pompeux édit, qu'ils avaient détruit non par une ridicule vengeance, mais parce qu'il blasphémait Dieu et les plus saintes vérités. Ils savaient qu'une fois découverts, les plus affreuses tortures seraient leur partage ; mais les chrétiens de ce temps, toujours occupés à se préparer au martyre, ne s'abandonnaient pas à de pareils calculs. La mort pour le Christ, rapide ou peu douloureuse, ou lente et cruelle, voilà le but vers lequel étaient tournés leurs regards. Comme de braves soldats qui marchent au combat, ils ne se demandaient pas quel serait l'endroit de leur corps atteint par l'épieu ou par l'épée, ni si le coup mortel terminerait soudain leur existence, ou bien s'ils auraient à se débattre pendant de longues heures sur le sol, mutilés ou transpercés, pour y mourir peu à peu au milieu des monceaux de cadavres abandonnés.

Sébastien sortit bientôt de sa rêverie, et n'eut pas le courage de réprimander les auteurs d'une action si hardie. Du reste elle avait un côté comique, et il ne pouvait s'empêcher de rire en songeant à la stupeur de Corvinus le lendemain matin. Il prit la chose gaiement ; car il voyait Pancrace le regarder avec inquiétude, et son centurion un peu déconcerté. Aussi, après avoir ri de bon cœur, ils se mirent joyeusement à table. Il n'était pas encore minuit, heure à laquelle le jeûne qui doit précéder la réception de la sainte Eucharistie devient obligatoire. En arrangeant cette petite fête, Quadratus, outre sa bonté ordinaire, avait deux choses en vue : d'abord, en cas de surprise, ils avaient un prétexte suffisant pour colorer leur réunion ; ensuite il voulait entretenir la bonne humeur de ses plus jeunes compagnons et de la famille de Diogène, s'ils venaient à s'alarmer du coup audacieux qu'ils venaient de faire. Mais rien ne vint justifier ces appréhensions. La conversation tourna bientôt sur les souvenirs de la jeunesse de Diogène et sur la ferveur du bon vieux temps, ainsi que Pancrace persistait à l'appeler. Sébastien accompagna son ami jusqu'à sa demeure, et fit un détour pour éviter le forum en rentrant chez lui. Si quelqu'un avait pu observer Pancrace cette nuit-là, lorsqu'il fut seul dans sa chambre, se préparant au repos, il l'eût vu sourire plus d'une fois comme au souvenir de quelque étrange et amusante aventure.


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(1) «Est autem sabaia ex hordeo vel frumento in liquorem conversis paupertinus in Illyrico potus». La sabaia est la boisson des pauvres en Illyrie, et se fait d'orge et de froment transformés en liquide. (Ammien Marcellin, XXVI, c. VIII, p. 422, éd. Lips.)

(2) A. D. 258.

(3) Saint Prudence, dans son hymne de saint Laurent.

(4) Nos seigneurs Dioclétien et Maximien, invincibles, augustes, vénérables, pères des empereurs et des Césars.