Chapitre 15 Sommaire Chapitre 17


Le loup dans la bergerie

Après les aventures de la nuit, nos jeunes gens eurent peu de temps à consacrer au repos. Les chrétiens se réunirent de très bonne heure aux différents titres, afin de se disperser avant le jour. Ils s'y retrouvaient ensemble pour la dernière fois. Dès lors les oratoires allaient être fermés, et les divins mystères célébrés dans les églises souterraines des catacombes. On ne pouvait raisonnablement espérer qu'il serait possible à tout le monde de s'aventurer sans péril, même le dimanche, à quelques milles au delà des portes de Rome (1). En ce moment de trouble, un grand privilège était accordé aux fidèles, à qui l'on permettait de conserver dans leurs maisons la sainte Eucharistie et de se communier eux-mêmes en particulier, «avant de prendre aucune nourriture», comme Tertullien le recommande (2).

Les fidèles ne se comparaient pas à des brebis que l'on va immoler, ni à des criminels qui attendent l'exécution, mais à des guerriers qui s'arment pour le combat. C'est en participant au banquet du Seigneur qu'ils trouvaient à la fois leurs armes, leur nourriture, la force et le courage ; le pain de vie prêtait une énergie nouvelle aux tièdes et aux timides. Dans les églises, ainsi que cela se voit encore dans les cimetières, étaient placés des sièges pour les pénitenciers, aux pieds desquels s'agenouillaient les coupables pour confesser leurs fautes et en recevoir l'absolution. On adoucissait alors la rigueur des lois de la pénitence, et la durée de l'expiation publique était abrégée. Les prêtres, animés d'un saint zèle, avaient passé toute la nuit à préparer leur troupeau à la communion publique, qui, pour un grand nombre, devait être la dernière. Nous ne rappellerons pas à nos lecteurs que l'office divin, quant au fond et pour beaucoup de détails, était le même qu'ils voient tous les jours célébrer à l'autel catholique : non seulement, alors comme à notre époque, on le considérait comme le sacrifice du corps et du sang de Notre-Seigneur, non seulement l'oblation, la consécration, la communion, étaient semblables, mais la plupart des prières étaient identiques. De telle sorte que le catholique qui les écoute, et plus encore le prêtre qui les récite dans la même langue que l'église romaine des catacombes, peuvent se sentir en étroite et vivante communion avec les martyrs qui célébraient ces sublimes mystères ou s'y unissaient par leur présence.

Le sacrement de la pénitence aux premiers temps de l'Eglise

Dans la circonstance actuelle, lorsque vint le moment d'échanger le baiser de la paix, témoignage sincère d'amour fraternel, on entendit des soupirs étouffés, on vit les yeux se mouiller de pleurs ; car, pour la plupart des assistants, c'était un baiser d'adieu. Plus d'un fils, entourant son père de ses bras, se demandait si ce jour n'était pas le premier d'une longue séparation qui ne se terminerait qu'au ciel. Comme les mères pressaient leurs filles sur leur cœur, dans l'ardeur de ce nouvel amour, rendu plus ardent encore par la crainte de se les voir enlever ! Vint ensuite la communion, plus solennelle qu'à l'ordinaire, plus pieuse, plus silencieusement recueillie. «Voici le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ», disait le prêtre à chaque fidèle en lui présentant la nourriture sacrée. «Amen», répondait ce dernier d'une voix pénétrée de foi et d'amour. Puis, étendant un orarium ou linge de toile blanche, il y recevait une provision de pain de vie assez considérable pour lui permettre d'attendre jusqu'à la fête prochaine. Il enveloppait avec soin et respect ce dépôt sacré, et le plaçait sur son sein après l'avoir encore entouré d'une étoffe précieuse ou renfermé dans une boîte en or (3). Ce fut alors que, pour la première fois, la pauvre Syra regretta amèrement la perte de sa riche écharpe brodée, qu'elle eût depuis longtemps donnée aux pauvres, si elle n'avait pris soin de la réserver pour une si belle occasion et un si saint usage. Jamais sa maîtresse n'avait pu lui faire accepter aucun objet précieux sans qu'elle y mît cette condition, qu'elle en pourrait disposer à son gré, ce qui voulait dire en faveur des pauvres.

L'Eucharistie aux premiers siècles de l'Eglise

Les différentes réunions des fidèles avaient cessé avant la découverte de la violation de l'édit ; il serait plus exact de dire qu'elles avaient continué dans les cimetières. Les fréquentes entrevues de Torquatus avec ses deux associés païens aux bains de Caracalla avaient été épiées par le vigilant capsarius et sa femme. Victoria avait même surpris leur projet d'attaquer le cimetière de Callistus le lendemain de la publication du décret. Les chrétiens se considérèrent donc en sûreté le premier jour, et profitèrent de la circonstance pour inaugurer par de solennels offices les églises des catacombes. Après quelques années d'abandon elles venaient d'être réparées et mises en ordre par les fossores ; les peintures avaient été refaites en certains endroits, et tous les objets nécessaires au culte remis en place.

Corvinus, après avoir dévoré l'affront qu'on venait de lui faire et avoir fait afficher un autre édit moins pompeux que le précédent, se mit à songer sérieusement aux conséquences probables de la colère de son impérial maître. Le Dace avait raison ; c'est lui qui aurait à répondre de ce ridicule échec. Il sentit la nécessité de se distinguer pendant cette journée, afin d'effacer la disgrâce qu'il avait encourue, avant d'affronter de nouveau les regards de l'empereur. Son parti fut bientôt pris ; le cimetière, au lieu d'être attaqué le jour suivant, le serait le jour même.

Comme il était encore de fort bonne heure, il se rendit aux bains où Fulvius, gardien toujours vigilant de Torquatus, qu'il retenait près de lui, l'attendait pour tenir conseil : ce trio d'honnêtes gens concerta toutes ses manoeuvres. Conduit à regret par le maître apostat, Corvinus, à la tête d'une troupe d'élite mise à sa disposition, devait envahir le cimetière de Callistus et en chasser le clergé et les principaux chrétiens, tandis que Fulvius, resté à l'entrée avec d'autres soldats, leur couperait la retraite et saisirait les plus importants d'entre eux, particulièrement le pontife et les principaux membres du clergé, que son assistance à l'ordination lui permettait de reconnaître. Tel était son plan. Que les sots, se disait-il à lui-même, jouent le rôle du furet qui pénètre dans une garenne ; pour moi, je serai le chasseur qui reste à l'entrée.

Pendant leur délibération, Victoria, qui avait surpris quelques-unes de leurs paroles, n'en devint que plus attentive, sans paraître écouter leur conversation, à ranger et à nettoyer la salle écartée où ils s'étaient retirés.

Elle alla tout raconter à Cucumio ; celui-ci se gratta longuement la tête, et finit par trouver un ingénieux moyen de faire connaître ces graves nouvelles à qui de droit.

Sébastien, après avoir assisté de très bonne heure à l'office divin, ne pouvait faire davantage à cause des devoirs qu'il avait à remplir au palais.

Selon l'usage à peu près général, il s'en alla donc aux bains pour rafraîchir et fortifier ses membres, et aussi pour dissiper les soupçons qu'aurait pu exciter son absence de la matinée. Pendant qu'il était occupé de ces soins, le vieux capsarius (car c'était là le titre sonore qu'il avait adopté dans son inscription funéraire anticipée) écrivit sur un fragment de parchemin tout ce que sa femme avait pu surprendre touchant le complot d'attaquer immédiatement le cimetière et de s'emparer de la personne du saint pontife, puis il l'attacha avec une épingle ou une aiguille à l'intérieur de la tunique de Sébastien, confiée à sa garde ; car il n'osait lui parler en public.

Après son bain, le tribun passa dans la salle où l'on discutait les événements de la matinée ; Fulvius y attendait que Corvinus vint l'avertir que tout était prêt. Comme il s'éloignait, plein de dégoût, il se sentit, en marchant, piqué à la poitrine : il examina ses vêtements et découvrit le papier. Cucumio avait écrit son petit billet d'un latin aussi élégant que celui de son épitaphe ; néanmoins Sébastien en comprit assez pour qu'il crût nécessaire de diriger ses pas vers la voie Appienne, au lieu du mont Palatin, afin de communiquer ces importantes nouvelles aux chrétiens rassemblés dans le cimetière.

La pauvre fille aveugle qu'il venait de rencontrer lui paraissant un messager plus sûr et plus rapide que lui-même, et surtout moins propre à attirer l'attention, il l'arrêta, lui confia la lettre, après y avoir ajouté quelques mots à l'aide d'une plume et de l'encre qu'il portait sur lui, et l'exhorta à la faire parvenir le plus tôt possible à sa destination. Fulvius, un instant après le départ de Sébastien, reçut l'avis que Corvinus et sa troupe s'avançaient à travers champs, pour dérouter les soupçons, vers l'endroit convenu. Aussitôt il monta à cheval, et s'en alla le long de la grande route, tandis que dans une rue détournée le soldat chrétien donnait ses instructions à sa messagère aveugle.

Lorsque nous accompagnâmes Diogène et ses amis dans les catacombes, Severus ne nous montra point l'église souterraine, dont il ne voulait pas trahir l'existence à Torquatus. C'est dans son enceinte que les chrétiens étaient alors réunis autour de leur premier pasteur. Elle était construite comme toutes les excavations de ce genre, et méritait à peine le nom d'édifice.

Notre lecteur pourra se représenter deux des cubicula ou chambres que nous avons décrites précédemment, placées de chaque côté d'une galerie de façon que les deux portes, ou plutôt les deux larges ouvertures, soient opposées l'une à l'autre. Au fond de l'une de ces salles se trouve l'arcosolium ou tombeau surmonté de l'autel, autour duquel, selon les conjectures les plus probables, étaient rangés les hommes sous la conduite des ostiarii (4), tandis que les femmes, ayant à leur tête les diaconesses, se tenaient dans la salle la plus éloignée. La primitive église a toujours strictement maintenu la séparation des sexes pendant l'office divin. Parfois quelques ornements d'architecture venaient embellir ces églises souterraines. Les murs, surtout près de l'autel, étaient enduits de plâtre et revêtus de peintures ; des demi-colonnes, avec leurs bases et leurs chapiteaux, assez élégamment taillés dans la pouzzolane, marquaient les divisions ou décoraient l'entrée. Dans la plus considérable des basiliques découvertes jusqu'à présent au cimetière de Callistus, on remarque une chambre sans autel, communiquant avec l'église par une ouverture en forme d'entonnoir, qui traverse en biais un mur de roc d'une épaisseur de près de douze pieds, et débouche de l'autre côté à cinq ou six pieds au-dessus du sol, à cause de la différence du niveau ; ce qui permettait aux personnes réunies dans la salle d'entendre ce qui se disait à l'église, mais non de voir ce qui s'y passait.

Il est très naturel de supposer que c'était là l'endroit réservé à cette classe de pénitents publics nommés audientes ou auditeurs, et aux catéchumènes qui n'avaient pas encore été initiés par le baptême. La basilique oà se trouvaient les chrétiens lorsque Sébastien envoya son message était semblable à celle qui a été découverte dans le cimetière de Sainte-Agnès. Chacune des deux divisions était double, ou plutôt se composait de deux vastes salles. La partie que nous appellerons l'église des femmes n'était divisée que par des demi-colonnes, remplacées, dans celles des hommes, par des piliers carrés ; l'un d'eux était creusé en forme de niche destinée à recevoir une statue ou une lampe. Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces basiliques, c'est leur prolongation de manière qu'elles puissent avoir un choeur ou presbytère qui égalait à peine en étendue la moitié de chacune des autres divisions, dont il était séparé par deux colonnes placées contre les parois.

Comme les sanctuaires modernes, sa hauteur était moindre ; car dans chaque division on remarque, enchâssée dans la muraille, d'abord une haute tombe surmontée d'une arcade et de quatre ou cinq rangées de sépulcres, tandis que le sanctuaire n'est pas plus élevé que ces arcosolia ou tombes-autels. Au milieu et au fond du sanctuaire, appuyé contre le mur, se trouvait un siège avec un dossier et des bras taillés dans le roc : à droite et à gauche, un banc de pierre régnait tout le long des côtés du choeur. La tablette de la tombe voûtée étant plus élevée que le dos du fauteuil, qui était fixe, il est évident qu'on ne pouvait y célébrer les divins mystères. On plaçait alors devant le trône un autel portatif, qui restait isolé au milieu du sanctuaire ; selon la tradition, cet autel avait servi à saint Pierre.

Voilà donc quelles étaient les dispositions exactes des églises bâties après la paix, et qu'on retrouve encore dans toutes les anciennes basiliques de Rome : la chaire épiscopale placée au centre de l'abside, le presbytère, c'est-à-dire les sièges réservés à droite et à gauche pour le clergé, et l'autel situé entre le trône et le peuple. Les chrétiens, au fond des catacombes, anticipaient ou plutôt établissaient déjà les premiers principes qui devaient régir l'architecture ecclésiastique.

Un autel avec sa cathedra, au cimetière de Sainte Agnès

C'est dans une de ces basiliques que nous devons nous représenter l'assemblée des fidèles au moment où Corvinus et ses satellites arrivent à l'entrée du cimetière. Le traître savait bien où trouver les degrés cachés sous des fagots et conduisant d'un bâtiment en ruines dans l'intérieur du cimetière. L'endroit étant désert, ils prirent aussitôt leurs mesures. Fulvius avec dix ou douze hommes resta aux aguets, afin de surveiller l'entrée du souterrain et de saisir ceux qui en sortiraient ou chercheraient à y pénétrer. Corvinus, accompagné de Torquatus et de huit soldats, se prépara à descendre.

«Je n'aime pas ces expéditions ténébreuses, dit un vieux légionnaire à barbe grise ; je suis militaire et non chasseur de rats. Qu'on me donne un ennemi à combattre en plein jour, et je lui disputerai le terrain pied à pied, l'épée à la main ; mais je ne me soucie point d'être étouffé ou empoisonné comme la vermine dans un égout.»

Ces paroles furent bien accueillies des soldats. L'un d'eux ajouta : «Peut-être y a-t-il plusieurs centaines de ces hypocrites chrétiens cachés ici, et nous ne sommes guère qu'une demi-douzaine.

- Nous ne sommes pas payés non plus pour faire un pareil métier, s'écria un autre.

- Je crains leurs sortilèges, continua un troisième, beaucoup plus que leur valeur.»

Il fallut toute l'éloquence de Fulvius pour leur rendre un peu d'énergie. Il leur assura que rien n'était à craindre, que les lâches chrétiens fuiraient comme des lièvres à leur approche, et qu'ils trouveraient dans l'église plus d'or et d'argent qu'ils n'en pourraient gagner pendant une année entière.

Ainsi encouragés, ils descendirent les degrés à tâtons. De distance en distance des lampes projetaient une lumière incertaine dans ces mystérieuses profondeurs.

«Chut ! dit l'un d'eux, écoutez cette voix ! »

Des accents lointains arrivaient, adoucis par la distance : c'étaient les notes joyeuses d'une voix fraîche et jeune, que la peur ne faisait pas trembler, et si claire, qu'on pouvait distinguer les paroles. Elle chantait les versets suivants :

Dominus illuminatio mea et salus mea : quem timebo ?
Dominus protector vitae meae : a quo trepidabo ?


«Le Seigneur est ma lumière et mon salut : qui craindrai-je ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie : qui pourra me faire trembler ? »

On entendit ensuite s'élever un choeur de voix semblable au mugissement des eaux :

Dum appropiant super me nocentes, ut edant carnes meas, qui tribulant me, inimici mei, ipsi infirmati sunt et ceciderunt.

«Lorsque ceux qui veulent me perdre sont près de fondre sur moi pour dévorer ma chair, ces mêmes ennemis qui me persécutent ont été affaiblis et sont tombés.»

En entendant ces paroles pleines de calme et de confiance, qui semblaient un défi, la honte et la rage entrèrent à la fois dans le cœur des soldats.

La voix recommença seule le chant, qui devenait moins distinct :

Si consistant adversum me castra, non timebit cor meum.

«Quand des armées d'ennemis seraient campées devant moi, mon cœur n'en serait point effrayé.»

«Je connais cette voix, il me semble, murmura Corvinus, je la reconnaîtrais entre mille. C'est la voix de celui qui a empoisonné mon existence, de celui qui a été la cause de cette maudite aventure de la nuit dernière, et de l'embarras où nous sommes aujourd'hui ; c'est Pancrace, c'est lui qui a arraché le décret. En avant, en avant, mes amis ! Je ne marchanderai pas la récompense à qui me l'amènera mort ou vif.

- Attendez, dit un soldat, allumons les torches.

- Ecoutez, ajouta un second pendant qu'ils s'occupaient de ce soin ; quel est ce bruit sourd et étrange, semblable à un grincement ou à des coups de marteau ? Voilà déjà quelque temps que je l'entends.

- Tenez, reprit un troisième, les lumières viennent de disparaître là-bas, et les chants ont cessé. Nous sommes certainement découverts.

- Il n'y a aucun danger, dit Torquatus d'un ton beaucoup plus rassuré qu'il ne l'était réellement. Ce sont ces vieilles taupes, Diogène et ses fils, qui font ce tapage en creusant des tombes pour les chrétiens que nous allons prendre.»

En vain Torquatus avait-il engagé sa petite troupe à ne pas se munir de torches, mais à se procurer des lampes comme celles que nous voyons représentées entre les mains de Diogène, ou bien encore des flambeaux de cire, tels qu'il en avait apporté lui-même ; mais ces hommes jurèrent qu'ils ne descendraient point, s'il ne leur était pas permis de se procurer une abondante lumière, que le vent ou un choc violent sur le bras ne saurait éteindre. Le résultat ne se fit pas attendre. A mesure qu'ils s'avançaient le long de l'étroite et basse galerie, les torches de résine pétillaient en jetant des lueurs éclatantes qui leur brûlaient le visage d'une manière intolérable, tandis que les flots d'une fumée noirâtre, descendant de la voûte, enveloppaient les porteurs de torches d'une atmosphère épaisse et lourde, et les replongeaient, pour ainsi dire, dans une obscurité plus profonde. Torquatus, à la tête des soldats, comptait à droite et à gauche toutes les galeries latérales, dont il avait noté le nombre ; mais on avait soigneusement détruit toutes les marques qu'il avait tracées. Après avoir compté un peu plus de la moitié du nombre nécessaire, il demeura stupéfait et désappointé en trouvant le chemin comblé du haut en bas.

Il lui fallut reconnaître que des yeux plus vigilants que les siens avaient déjoué ses calculs. Résolu à ne pas être surpris, Severus n'avait pas cessé de se tenir en alerte. Lorsque les soldats étaient en haut de l'ouverture du cimetière, il était au bas des degrés. Aussitôt il courut à l'endroit où l'on avait préparé du sable pour combler le passage ; son frère et plusieurs vigoureux travailleurs s'y tenaient tout prêts au moindre signal de danger. En un clin d'oeil, de cette façon silencieuse et rapide à laquelle ils étaient habitués, ils se mirent au travail avec leurs pelles de chaque côté de l'étroite et basse galerie, qu'ils remplirent de sable, tandis que des coups de pioches habilement dirigés détachèrent de la voûte d'énormes fragments de roc qui achevèrent d'obstruer le passage. Abrités par cette barrière, ils pouvaient à peine s'empêcher de rire en entendant leurs ennemis à travers les pierres mal jointes. C'est ce travail, dont le bruit était arrivé jusqu'aux oreilles des soldats, qui avait étouffé le bruit des chants et intercepté la lumière des lampes.

L'extrême perplexité de Torquatus ne fut pas diminuée par la grêle de jurements, d'imprécations et de menaces qui tomba sur lui ; on l'accusa de sottise et de trahison. «Attendez un instant, je vous en conjure, dit-il, peut-être me suis-je trompé dans mes calculs. Le vrai chemin est à quelques pieds au delà d'une tombe fort remarquable ; je vais jeter un coup d'oeil dans les deux allées latérales que nous venons de dépasser.»

En disant ces mots il courut vers la première galerie à gauche, fit quelques pas en avant et disparut tout à coup.

Ses compagnons le suivirent jusqu'à l'entrée de la galerie, et ne purent néanmoins comprendre ce qui lui était arrivé. Cela semblait être de la magie, et ils étaient tout disposés à y croire. Sa lumière et sa pèrsonne s'étaient évanouies en un instant. «En voilà assez comme cela, s'écrièrent-ils ; ou Torquatus est un traître, ou un sorcier l'a enlevé». Fatigués, brûlés par l'épaisse atmosphère que leurs torches avaient presque échauffée comme une fournaise ; noirs de suie, aveuglés, étouffés par la fumée noire et résineuse, abattus et découragés, ils revinrent sur leurs pas. Comme leur chemin les menait droit à l'entrée, ils se débarrassèrent de leurs torches en les jetant çà et là dans les allées latérales, à mesure qu'ils les rencontraient. Lorsqu'ils regardèrent derrière eux, il leur sembla qu'une illumination triomphale avait enflammé l'atmosphère même de ce sombre corridor. Une clarté éblouissante, sortant de l'ouverture de chacun de ces antres ténébreux, teignait les grossières murailles de tuf d'une pourpre somptueuse ; les longues spirales de la fumée semblaient autant de légers nuages dorés flottant le long des voûtes. De chaque côté, les plaques de marbre et les tuiles jaunes qui scellaient les tombes, subitement inondées de cette riche lumière, jetaient l'éclat de l'or et de l'argent, et se détachaient sur le rouge étincelant des murailles : c'était comme un hommage rendu au martyre par les furies du paganisme, en ce premier jour de la persécution. Les torches qu'elles avaient allumées pour le détruire ne servaient qu'à illuminer les monuments de cette vertu qui n'avait jamais failli au salut de l'église.

Mais avant d'avoir atteint l'entrée, ces limiers en défaut, la tête basse, reculèrent à la vue d'une apparition étrange. Ils crurent d'abord reconnaître la lumière du jour ; mais bientôt ils s'aperçurent que c'était la lueur incertaine d'une lampe, qu'une personne droite et immobile tenait d'une main ferme, de façon à être éclairée de ses rayons. Sombrement vêtue, elle ressemblait à ces statues de bronze dont la tête et les extrémités sont de marbre blanc, et qui, au premier coup d'oeil, causent un instant de surprise, tant elles semblent animées.

«Qui cela peut-il être ? Qu'est-ce donc ? se demandaient les soldats à voix basse.

- Une sorcière, répondit l'un.

- Le genius loci (génie du lieu), observa un autre.

- Un esprit», suggéra un troisième.

Comme ils approchaient avec précaution, le fantôme ne parut pas s'apercevoir de leur présence ; ses regards étaient sans expression ; il demeurait immobile et sans effroi. Enfin deux d'entre eux arrivèrent assez près pour lui saisir les bras.

«Qui êtes-vous ? demanda Corvinus furieux.

- Une chrétienne, répondit Cécilia de sa voix toujours tranquille et gaie.

- Emmenez-la, ordonna-t-il ; celle-là du moins payera pour les autres.»


Chapitre 15 Haut de la page Chapitre 17

(1) Il existait un cimetière appelé Ad sextuor Philippi. On croit qu'il était situé à six milles de Rome. La plupart n'étaient pas à plus de trois milles du cœur de la cité.

(2) Ad uxorem, II, 5.

(3) Lorsque le cimetière du Vatican fut exploré en 1571, on trouva dans les tombes deux petites boites carrées en or, avec un anneau fixé sur le couvercle. Bottari croit que ces anciens et vénérables objets servaient à porter la sainte Eucharistie suspendu autour du cou. (Roma subterranea, t. I, fig. 11.) Pellicia soutient cette opinion par beaucoup d'arguments. (Christianae Eccl. Politia, t. III, p. 20.)

(4) Portiers. C'est un des ordres mineurs de l'église latine.