Chapitre 16 Sommaire Chapitre 18


La première fleur

Cécilia, déjà prévenue, était arrivée au cimetière par une autre entrée, voisine de la première. A peine fut-elle descendue, qu'elle sentit la forte odeur des torches. Voilà qui ne ressemble pas à notre encens, se dit-elle ; l'ennemi est déjà dans la place. Elle se hâta donc de se rendre au milieu de l'assemblée, et remit la note de Sébastien, en ajoutant ce qu'elle venait de remarquer. Chacun alors se dispersa, et se réfugia dens les galeries éloignées et inférieures. On supplia le pontife de ne point sortir avant qu'on l'eût prévenu ; car c'était particulièrement sa personne qu'on recherchait.

Pancrace pressa la messagère aveugle de se mettre à l'abri. «Non, répondit-elle, mon devoir est de veiller près de la porte et de servir de guide aux fidèles.

- Mais l'ennemi s'emparera de vous.

- Qu'est-ce que cela fait ? dit-elle en riant ; ma capture peut sauver des vies plus précieuses. Donnez-moi une lampe, Pancrace.

- Elle vous sera inutile, observa-t-il gaiement.

- C'est vrai, mais elle éclairera les autres.

- Les autres peuvent être vos ennemis.

- Quand il en serait ainsi, répondit-elle, je ne voudrais pas être arrêtée dans les ténèbres. Si mon fiancé vient à moi dans la nuit de ce cimetière, je veux qu'il me trouve avec de l'huile dans ma lampe.»

Elle partit et arriva à son poste ; puis, n'entendant point d'autre bruit que des pas étouffés, elle crut que des amis s'avançaient, et leva sa lampe pour les éclairer.

Lorsque la petite troupe sortit au grand jour, avec son unique captive, Fulvius entra dans une violente colère. Descendre dans les entrailles de la terre pour en ramener cette petite souris, c'était pire qu'un insuccès complet, c'était ridicule. Il railla Corvinus d'une si amère façon, que ce dernier en devint tout frémissant de rage ; puis tout à coup il demanda : «Où est Torquatus ? » Le récit qu'on lui fit de sa disparition soudaine était aussi embrouillé que l'histoire du Dace posté sur le Forum ; il en fut extrêmement mortifié. Il ne mettait pas en doute la trahison de sa victime supposée, qui venait de lui échapper dans les labyrinthes inextricables du cimetière. Sa captive pouvait le renseigner à ce sujet ; il se détermina donc à la questionner. S'étant placé devant elle, après avoir pris son air le plus fin et le plus imposant, il dit d'un ton sévère :

«Regardez-moi, femme, et dites la vérité.

- Je me contenterai de dire la vérité sans vous regarder, seigneur, répondit la pauvre fille avec un joyeux sourire, et de sa voix la plus douce : ne voyez-vous pas que je suis aveugle ?

- Aveugle ! » s'écrièrent tous ceux qui étaient présents, en s'approchant pour la considérer. Un imperceptible mouvement d'émotion agita les traits de Fulvius, semblable à une brise légère qui fait à peine onduler les épis mûrs de la moisson dorée. Un soupçon venait de lui traverser l'esprit ; il venait de mettre la main sur un indice révélateur.

«Il serait ridicule, reprit-il, que vingt soldats accompagnassent à travers la ville une pauvre fille aveugle. Retournez dans vos quartiers ; j'aurai soin que vous receviez une bonne récompense. Corvinus, prenez mon cheval, et allez en avant chez votre père ; vous lui raconterez tout. J'accompagnerai la captive dans un char.

- Pas de trahison, Fulvius, dit le fils du préfet d'un air vexé et humilié ; ne manquez pas de l'amener. La journée ne doit pas se terminer sans sacrifice.

- Ne craignez rien», fut la réponse.

Fulvius se demandait si, après avoir perdu un espion, il ne serait pas à propos de s'en procurer un autre. La douceur paisible de la pauvre mendiante l'embarrassait beaucoup plus que le zèle bruyant du joueur libertin, et ses yeux privés de lumière semblaient le défier plus hardiment que les regards effrontés du buveur. Lorsqu'il fut seul avec elle dans le char, il lui adressa la parole d'un ton plus caressant ; il savait qu'elle n'avait pas entendu sa conversation avec Corvinus.

«Ma pauvre fille, dit-il, depuis combien de temps êtes-vous aveugle ?

- Depuis ma naissance, répondit-elle.

- Quelle est votre histoire ? D'où venez-vous ?

- Je n'ai pas d'histoire. Mes parents étaient pauvres et m'amenèrent à Rome à l'âge de quatre ans. Ils venaient accomplir un voeu aux saints martyrs Chrysanthe et Darie, lorsque mon existence était menacée par une grave maladie. Pendant qu'ils pratiquaient leurs dévotions, ils me confièrent à une pieuse femme infirme, à la porte du titre de Fasciola. En ce jour mémorable beaucoup de chrétiens furent enterrés vivants, près de la tombe de ces saints martyrs, sous la terre et les pierres dont on les couvrit : mes parents eurent le bonheur d'être du nombre.

- Comment avez-vous vécu depuis ce temps-là ?

- Dieu a été mon père, et son église catholique ma mère. L'un nourrit les oiseaux du ciel ; l'autre prend soin des petits et des plus faibles du troupeau. Je n'ai jamais manqué de rien.

- Vous vous dirigez très bien dans les rues, sans aucune hésitation, comme si vous y voyez.

- Comment savez-vous cela ?

- Je vous ai vue. Vous souvenez-vous d'avoir conduit, cet automne, de très grand matin, un pauvre infirme le long du vicus Patricius ? »

Elle rougit et garda le silence. L'aurait-il vue glisser sa part des aumônes dans la bourse du vieillard ?

«Vous avouez être chrétienne ? demanda-t-il d'un air indifférent.

- Oh ! oui ; comment pourrais-je le nier ?

- Cette assemblée n'était composée que de chrétiens ?

- Sans aucun doute : en pourrait-il être autrement ? »

C'en était assez pour justifier ses soupçons. Agnès, que Torquatus n'avait jamais pu ou voulu accuser, était chrétienne. Son plan était donc tracé d'avance : elle céderait, ou bien sa vengeance serait assouvie.

Après un moment de silence, il la regarda fixement et dit : «Savez-vous où vous allez ?

- Devant le juge terrestre peut-être, qui m'enverra rejoindre mon époux dans le ciel.

- Avec tant de calme ? demanda-t-il tout surpris, car un doux sourire était la seule marque d'émotion qui parût sur sa figure.

- Bien mieux, avec joie», fut sa courte réponse.

Ayant appris tout ce qu'il désirait savoir, il confia sa prisonnière à Corvinus, auprès des portes de la basilique émilienne, et l'abandonna à son sort. La journée avait été froide et humide, comme la nuit précédente. Ce mauvais temps et l'aventure de la nuit avaient refroidi l'enthousiasme. Comme le préfet était obligé de siéger dans le tribunal, où très peu de personnes pouvaient trouver à se placer, et que les heures s'envolaient sans arrestations, sans procès et sans nouvelles, les plus curieux s'étaient retirés. Seuls, les plus persévérants étaient restés jusqu'après l'heure ordinaire de la promenade dans les jardins publics. Un instant avant l'arrivée de la captive, un nouveau groupe de spectateurs venait d'entrer, et se tenait près des portes latérales, d'où l'on pouvait voir tout ce qui se passait.

Corvinus avait préparé son père à l'arrivée de Cécilia ; aussi Tertullus, ému de compassion et croyant qu'il serait facile de vaincre l'obstination d'une pauvre mendiante ignorante et aveugle, pria les assistants de rester immobiles, afin que, se croyant seule avec lui, elle cédât plus aisément à ses paroles persuasives. Il menaça de peines sévères ceux qui se permettraient de rompre le silence.

C'est ce qui arriva. Au moment où le préfet lui parla avec douceur, Cécilia ne se doutait pas de la présence du public.

«Comment t'appelles-tu, mon enfant ?

- Cécilia.

- C'est un noble nom. L'as-tu reçu de ta famille ?

- Non ; je ne suis pas noble, à moins que je ne le sois devenue lorsque mes parents, malgré leur pauvreté, moururent pour le Christ. Comme je suis aveugle, ceux qui ont eu soin de moi m'ont donné le nom de Caeca (aveugle), que leur affection a transformé en celui de Cécilia.

- Allons, abandonne la folie de ces chrétiens, qui n'ont jamais pu t'empêcher de rester pauvre et aveugle. Honore les décrets des divins empereurs, offre des sacrifices aux dieux. Tu auras des richesses, de beaux habits et de bons repas ; les meilleurs médecins s'efforceront de te rendre la vue.

- N'avez-vous rien de meilleur à m'offrir ? Je ne cesse de rendre des actions de grâces à Dieu et à son divin Fils pour les maux dont vous prétendez me délivrer.

- Que veux-tu dire ?

- Je remercie Dieu de ce que je suis pauvre, mal vêtue, mal nourrie ; car c'est ainsi que je ressemble davantage à Jésus-Christ, mon unique époux.

- Folle ! interrompit le juge un peu impatienté, as-tu déjà appris toutes ces sottises ? Au moins tu ne remercies pas Dieu de t'avoir privée de la vue ?

- Pour cela, plus que pour tout le reste, je le remercie à chaque heure du jour de tout mon cœur.

- Comment cela ? Penses-tu que ce soit une bénédiction de n'avoir jamais contemplé une figure humaine, le soleil ou la terre ? Quelle singulière idée !

- Vous vous trompez, noble seigneur. Au milieu de ce que vous appelez les ténèbres, je distingue un point lumineux, que j'appellerai la lumière, et qui contraste vivement avec tout ce qui l'entoure. Elle est pour moi ce qu'est pour vous le soleil, dont l'éclat n'est que local, si on en juge par la direction variée de ses rayons. Toujours je suis environnée de la douce et incomparable clarté de cette lumière ; elle prend sa source en celui que j'aime de l'amour le plus pur. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, que sa splendeur fût diminuée par celle d'un plus brillant soleil, ni sa merveilleuse beauté confondue avec des beautés étrangères, ni mon regard détourné d'elle par des visions terrestres. Je l'aime trop pour ne pas désirer de la contempler toujours.

- Allons, allons, assez de propos ridicules. Obéis sans retard aux empereurs, ou bien j'essayerai sur toi l'effet de la douleur. Tu seras bientôt soumise.

- La douleur ? demanda-t-elle avec innocence.

- Oui, la douleur. Ne l'as-tu jamais sentie ? Personne ne t'a-t-il jamais fait de mal pendant ta vie ?

- Oh ! non, jamais les chrétiens ne se font de mal entre eux.» Selon l'usage, le chevalet était dressé devant lui ; il fit signe à Catulus d'y placer Cécilia. Le bourreau, l'ayant prise par les bras, la poussa en arrière. Elle ne fit aucune résistance, et fut bientôt étendue sur sa couche de bois. En un instant les noeuds coulants des cordes toujours prêtes furent passés autour de ses pieds, et ses bras tirés au-dessus de sa tête. La pauvre aveugle ne voyait pas celui qui la traitait ainsi, et pouvait croire que c'était la même personne qui venait de converser avec elle. Si les spectateurs avaient été silencieux jusqu'alors, maintenant ils ne respiraient plus ; les lèvres de Cécilia s'agitaient dans une fervente prière.

«Encore une fois, avant d'aller plus loin, je t'ordonne de sacrifier aux dieux, afin d'éviter ces tourments cruels, dit le juge d'une voix plus sévère.

- Ni les tourments ni la mort, répondit la douce victime déjà liée sur l'autel, ne me sépareront de l'amour du Christ. Je ne puis offrir de sacrifice qu'au seul Dieu vivant, et l'offrande volontaire que je lui destine est celle de ma propre vie.»

Le préfet fit un signe au bourreau, qui imprima un mouvement rapide aux deux roues du chevalet, dont les cordes étaient enroulées autour des tourniquets. Les membres de la jeune fille se tendirent tout d'un coup sous un violent effort, qui, sans les briser, ce qu'un nouveau tour de roue eût accompli, lui fit ressentir dans tout son être les inexprimables tortures propres à ce genre de supplice. Les ténèbres où son infirmité la tenait plongée augmentaient ses souffrances, en ne lui permettant pas d'en deviner la cause ni d'en apercevoir les préparatifs. Un légère convulsion des traits de son visage, une pâleur soudaine indiquèrent seules la douleur qu'elle endurait.

«Ah ! ah ! s'écria le juge, tu sens cela ? Allons, cela suffira ; obéis, et tu auras la liberté.»

Elle sembla ne faire aucune attention à ces paroles, et exhala ses sentiments dans cette prière : «Je vous rends grâces, ô Seigneur Jésus-Christ, qui me permettez de souffrir une première fois pour l'amour de vous. Je vous ai aimé dans la paix, je vous ai aimé dans l'abondance, je vous ai aimé dans la joie, et je vous aime maintenant plus que jamais dans la douleur. Combien il est plus doux d'être étendu avec vous sur la croix que d'être même durement assis à la table du pauvre !

- Tu te moques de moi, s'écria le juge exaspéré, et tu méprises mon indulgence ! Nous allons essayer quelque chose de plus fort. Ici, Catulus, approchez de ses côtés les torches enflammées (1)

Un mouvement de dégoût et d'horreur parcourut l'assemblée, qui ne pouvait s'émpêcher de ressentir de la sympathie pour la pauvre aveugle. Un murmure d'indignation mal contenu se fit entendre dans toute la salle.

Pour la première fois Cécilia comprit qu'elle se trouvait au milieu de la foule. Son front, son visage et son cou, jusqu'alors d'une blancheur de marbre, s'empourprèrent aussitôt d'une modeste rougeur. Le juge furieux prévint d'un geste l'explosion des sentiments du public ; tous écoutèrent avec recueillement la nouvelle prière, plus ardente encore, qui s'échappait des lèvres de la jeune fille :

«0 cher Seigneur, mon époux bien-aimé, témoin de ma fidélité à votre égard, je consens à souffrir pour l'amour de vous la douleur et les tortures, mais épargnez-moi l'humiliation des regards des hommes. Appelez-moi sans retard près de vous, et qu'en paraissant devant vos yeux la honte ne m'oblige pas à me voiler la face.»

Un murmure de compassion se fit entendre dans la salle.

«Catulus ! hurla le juge frémissant de rage et trompé dans son attente, remplis ton devoir, coquin ! Que fais-tu là avec ta torche ? »

Le bourreau s'avança, et étendit la main pour écarter la robe de la victime avant d'appliquer la torture. Mais il recula, et, se tournant vers le préfet, il ajouta d'une voix émue :

«C'est trop tard. Elle est morte.

- Morte ! cria Tertullus, morte d'un tour de roue ! C'est impossible ! »

Catulus fit mouvoir la roue en arrière, et le corps resta sans mouvement. Il était vrai. Elle avait passé du chevalet au trône de gloire, elle n'entendait plus les paroles de ce juge au visage sombre et cruel, et jouissait maintenant des caresses de l'époux. Son âme pure était-elle montée au ciel, comme un doux parfum, avec l'encens de sa prière? ou bien le sang que sa modestie virginale avait fait affluer à son visage y était-il resté sans avoir la force de retourner au cœur (2) ?

Au milieu de la stupeur et de la surprise, une voix claire et hardie, s'élevant d'un groupe arrêté près de la porte, cria : «Tyran impie, ne vois-tu pas qu'une pauvre chrétienne aveugle a plus de puissance sur la vie et la mort que toi ou tes maîtres cruels ?

- Comment ! pour la troisième fois en vingt-quatre heures, je te trouve encore sur mon chemin ! Cette fois tu ne m'échapperas pas.»

Puis, quittant brusquement son père avec d'affreuses imprécations, Corvinus franchit l'enceinte du tribunal et se dirigea vers le groupe. Comme il se précipitait en avant, il se heurta, bien par hasard sans doute, contre un officier d'une taille herculéenne qui s'en éloignait ; il chancela du coup, et le soldat le soutint en disant :

«J'espère que vous ne vous êtes pas fait de mal, Corvinus ?

- Non, non ; laissez-moi, Quadratus, laissez-moi aller.

- Où allez-vous si vite ? Puis-je vous être utile ? demanda l'officier en le retenant toujours.

- Lâchez-moi, vous dis-je, ou il m'échappera.

- Qui donc vous échappera ?

- Pancrace, répondit Corvinus, qui vient d'insulter mon père. - Pancrace ? dit Quadratus regardant autour de lui afin de s'assurer que ce dernier avait disparu, je ne le vois pas.» Puis il le laissa aller ; mais il était trop tard : le jeune homme était en sûreté chez Diogène, dans le quartier de la Suburra.

Pendant toute cette scène, le préfet, très mortifié, ordonna à Catulus de faire jeter le cadavre dans le Tibre. Mais un autre officier, enveloppé d'un manteau, s'avança vers l'exécuteur et lui fit un signe. Celui-ci comprit, et étendit la main pour recevoir la bourse qu'on lui présentait.

«Au delà de la porte Capène, à la villa de Lucine, une heure après le coucher du soleil, dit Sébastien.

- Il sera fidèlement remis, répondit Catulus.

- De quoi pensez-vous que cette pauvre fille est morte ? demanda un spectateur à son voisin en sortant du tribunal.

- De frayeur, je crois, répondit-il.

- De modestie chrétienne», reprit un étranger qui passait à côté d'eux.


Chapitre 16 Haut de la page Chapitre 18

(1) Le chevalet était à deux fins : il était en lui-même un supplice et servait aussi à tenir le corps bien étendu pendant l'application des autres tortures ; une des plus fréquentes était celle du feu.

(2) On lit fréquemment dans les Vies des martyrs que la mort fut accordée à leurs prières. Il en fut ainsi pour sainte Praxède, sainte Cécile, sainte Agathe, etc.