Double vengeance
En allant au cimetière, Sébastien avait pour but,
non seulement d'y faire transporter, afin d'y être
ensevelies, les reliques de la première martyre, mais de
s'entretenir avec Marcellinus des mesures à prendre pour
le mettre à l'abri du danger. Une existence si
précieuse pour l'église ne pouvait être
encore sacrifiée. Sébastien n'ignorait pas avec
quelle ardeur on cherchait à s'emparer du saint pontife.
Torquatus le confirma dans cette idée en lui
découvrant le plan de Fulvius et la raison de son
assistance à l'ordination de décembre. La
résidence habituelle du pape n'était donc plus
sûre ; un audacieux projet venait d'être
conçu par ce soldat intrépide, «protecteur
des chrétiens», selon le titre qui lui est
solennellement accordé dans ses actes. C'était de
loger le pontife là où personne ne
soupçonnerait sa présence, et où l'on ne
songerait jamais à faire des recherches, - dans le palais
même des Césars
(1). Soigneusement déguisé, le saint
évêque quitta le cimetière, et, sous
l'escerte de Sébastien et de Quadratus, arriva dans les
appartements d'Irène, noble dame chrétienne, qui
vivait dans une partie retirée du Palatin, où son
mari occupait une charge.
Le lendemain, de très bonne heure, Sébastien alla
trouver Pancrace.
«Mon cher enfant, lui dit-il, il faut que vous quittiez
Rome immédiatement pour aller en Campanie. Quadratus vous
attend avec des chevaux ; il n'y a pas un instant à
perdre.
- Et pourquoi, Sébastien ? répondit le jeune
homme d'un air affligé et les larmes aux yeux. Ai-je
commis quelque faute ? Doutez-vous de mon courage ?
- Pas le moins du monde, je puis vous l'affirmer. Mais vous
m'avez promis de vous laisser guider par moi en toutes choses,
et votre obéissance est plus importante que jamais en
cette occasion.
- Donnez-moi quelque explication, bon Sébastien, je vous
en prie.
- Cela doit encore rester secret.
- Comment ! encore un secret ?
- Oui, encore un secret, qui vous sera
révélé en même temps que l'autre. Je
puis cependant vous dire ce que vous aurez à faire ; cela
ne vous déplaira pas. Corvinus a reçu l'ordre de
s'emparer de Chromatius et de toute sa communauté, dont
la foi n'est pas encore bien vigoureuse, ainsi que vient de nous
le prouver l'exemple de Torquatus ; il doit aussi torturer
jusqu'à la mort votre ancien maître Cassianus,
à Fundi. Il faut donc que vous devanciez son courrier,
à moins qu'il ne se décide à partir
lui-même, et que vous mettiez nos frères sur leurs
gardes.»
Les yeux de Pancrace brillèrent de joie ; il voyait que
Sébastien avait confiance en lui. «Votre
désir est pour moi la meilleure explication ; j'irais
volontiers au bout du monde pour sauver mon cher Cassianus ou
quelque autre de nos frères.»
Il fut bientôt prêt, et prit affectueusement
congé de sa mère. Avant que Rome fût sortie
du sommeil, Quadratus et lui, montés sur d'excellents
chevaux et bien munis de provisions, s'avançaient au
grand trot à travers la campagne romaine, afin de gagner
la voie Latine, qui était plus sûre et moins
fréquentée.
Corvinus, ayant résolu de diriger lui-même cette
expédition, qui lui semblait devoir être aussi
agréable qu'honorable et lucrative, fut obligé
d'attendre deux jours la guérison de ses pauvres
épaules endolories et la fin de ses préparatifs.
Il loua un char et des cavaliers numides qui pourraient le
suivre à toute vitesse. Néanmoins nos
chrétiens eurent deux journées d'avance,
malgré le soin qu'il prit de suivre la voie Appienne,
beaucoup plus courte et plus praticable.
Lorsque Pancrace arriva à la villa des Statues, il
trouva la petite communauté déjà fort
agitée par la nouvelle de la publication de l'édit ; elle l'accueillit avec beaucoup d'affection, et écouta
très respectueusement les avis contenus dans la lettre de
Sébastien. Après avoir prié et
délibéré, on prit quelques
résolutions. Marcus et Marcellianus, avec leur
père Tranquillinus, s'étaient déjà
rendus à Rome pour l'ordination. Nicostrate, Zoé
et les autres les y suivirent. Chromatius, à qui la
couronne du martyre ne devait pas être accordée,
quoique l'église célèbre sa mémoire
et celle de son fils le Il août, trouva un refuge dans la
villa de Fabiola, faveur qu'il avait obtenue par écrit de
sa nouvelle amie, sans lui en donner la raison, car il
désirait séjourner encore quelque temps dans le
voisinage. Enfin la villa ad statuas fut confiée
à quelques fidèles serviteurs sur lesquels on
pouvait compter.
Nos deux messagers, après avoir pris quelque repos,
ainsi que leurs montures, s'engagèrent dans le même
chemin que Torquatus avait parcouru pour se rendre à
Fundi. Arrivés en cet endroit, ils descendirent à
une petite auberge située hors de la ville, sur la route
de Rome. Pancrace eut bientôt trouvé son ancien
maître, qu'il embrassa affectueusement ; il lui fit
connaître le but de son voyage, et le conjura de fuir ou
du moins de se cacher.
«Non, répondit l'excellent homme, je n'en ferai
rien. Je suis vieux déjà et fatigué de ma
profession si peu lucrative. Mon serviteur et moi nous sommes
les deux seuls chrétiens de la ville. Les meilleures
familles, il est vrai, envoient leurs enfants à mon
école, car ils savent que j'enseigne une morale aussi
pure que le paganisme le permet. Précisément
à cause de cela je ne compte pas un ami parmi mes
élèves ; ce sont de grossiers provinciaux qui
n'ont rien de la délicatesse raffinée de Rome
païenne. Les plus âgés ne se feront
certainement aucun scrupule d'attenter à ma vie, si on
leur assure l'impunité.
- En vérité, quelle triste existence, Cassianus ! n'avez-vous donc pu faire aucune impression sur eux ?
- Une très légère, et, pour ainsi dire,
aucune, cher Pancrace. Comment le pourrais-je, étant
obligé de leur faire lire ces livres dangereux remplis de
toutes les fables de la littérature romaine et grecque ? Non, mes paroles ont été sans effet ; ma mort sera
peut-être plus fructueuse.»
Pancrace comprit l'inutilité de ses conseils, et se
fût bien volontiers décidé à partager
son sort ; mais il avait promis à Sébastien de ne
pas exposer sa vie pendant le voyage. Néanmoins il
résolut de rester dans la ville jusqu'à la
fin.
Corvinus, suivi de sa troupe, arriva à la villa de
Chromatius ; de grand matin il franchit bruyamment les portes et
pénétra jusque dans la maison. Elle était
vide. Il la parcourut de fond en comble, sans pouvoir y
découvrir ni une personne, ni un livre, ni un symbole du
christianisme. Confondu et inquiet, il sortit, et, promenant ses
regards de tous côtés, il aperçut un esclave
qui travaillait dans le jardin ; il alla lui demander où
était son maître.
«Maître pas dire à esclave où il va,
lui fut-il répondu dans un latin barbare dont nous
essayons de donner une idée.
- Tu te moques de moi. De quel côté s'est-il
dirigé avec ses compagnons ?
- Du côté de cette porte.
- Mais ensuite ?
- Regardez par là, répondit l'esclave, vous voir
porte ? Très bien, vous voir rien de plus. Moi travailler
ici, moi voir porte, moi voir rien de plus.
- Quand sont-ils partis ? Tu pourras me dire cela, au
moins.
- Après les deux venus de Rome.
- Quels deux ? toujours deux, on dirait...
- Un bon jeune homme, très beau, chante si
délicieusement. L'autre très gros, très
fort, oh ! très fort ! Vous voir ce jeune arbre
arraché jusqu'aux racines ? Lui faire cela aussi
facilement que moi retirer ma bêche de la terre.
- Encore ces deux ! s'écria Corvinus plein de rage ; une
fois de plus ce misérable enfant a renversé mes
plans et frustré mon espoir. Il en sera cruellement
puni.»
Aussitôt qu'il se fut un peu reposé, Corvinus
reprit son voyage, bien déterminé à
décharger toute sa colère sur son ancien
maître, à moins qu'il ne rencontrât sur sa
route celui qu'il considérait comme son mauvais
génie. Pendant le chemin il repaissait son esprit des
projets de vengeance qu'il méditait contre son
maître et son condisciple ; aussi à son
arrivée à Fundi fut-il enchanté de mettre
la main sur l'un d'eux. Il montra au gouverneur son mandat pour
arrêter et torturer Cassianus, le plus dangereux des
chrétiens. Ce magistrat, homme plein d'humanité,
remarquant que cet ordre suspendait tous les droits de sa
juridiction en pareil cas, l'autorisa à agir comme bon
lui semblait, et lui offrit l'assistance du bourreau et tout ce
qui lui serait nécessaire. Corvinus refusa et se fit
seulement accompagner d'un officier public ; la force brutale et
la cruauté ne devaient pas lui faire défaut parmi
les gens de son escorte.
Il se dirigea vers l'école, alors remplie
d'écoliers, ferma la porte, et répondit au bon
accueil de Cassianus, qui s'avançait vers lui le visage
souriant et les mains tendues, en l'accusant de conspirer contre
l'état et d'être un hypocrite chrétien. Les
enfants applaudirent. Ce cri de joie et l'aspect de ces jeunes
visages apprirent à Corvinus qu'il était
entouré d'un grand nombre de petits animaux sauvages, au
cœur d'hyène, et aussi féroces que lui.
«Enfants ! s'écria-t-il, aimez-vous votre
maître Cassianus ? Il a été mon maître
aussi, et j'ai plus d'un compte à régler avec
lui.» Des cris de haine lui répondirent de toutes
parts.
«Eh bien, je vous apporte de bonnes nouvelles. Par ordre
du divin empereur Maximien il vous est permis de le traiter
comme il vous plaira.»
Une grêle de livres, de tablettes et d'autres objets
tomba sur Cassianus, qui se tenait immobile, les bras
croisés, devant son persécuteur. Puis tous ces
petits monstres se levèrent et se
préparèrent à l'attaquer brutalement.
«Arrêtez, arrêtez, s'écria Corvinus,
il faut se mettre à l'oeuvre avec plus de
méthode.»
Il venait de se reporter par la pensée à ses
années d'école, à cette époque que
l'on n'évoque jamais sans éprouver les sentiments
plus doux que ceux inspirés par la contemplation des
choses présentes, ces heures écoulées,
remplies, pour la plupart d'entre nous, de si agréables
et de si doux souvenirs. Il fouillait dans sa mémoire,
afin d'y trouver la vengeance qui lui eût alors
causé le plus de joie, et d'en accorder le plaisir
à cette jeunesse si pleine d'espérances. Rien ne
devait tant réjouir ce cœur cruel que de rendre à
son maître chacune des corrections qu'il en avait
reçues, et d'écrire sur son corps et avec son sang
chacun de ses reproches. Délicieuse pensée qu'il
allait exécuter sans retard !
Uncus, ou croc - Plumbatae, fouet composé de chaînes de bronze auxquelles étaient attachées des boules de plomb - Vulsellae, ou pinces |
Loin de nous, certes, l'intention de blesser les sentiments
délicats de nos lecteurs, en décrivant les
cruelles et infernales tortures infligées à nos
ancêtres chrétiens par leurs persécuteurs
païens. Il en est peu de plus horribles et néanmoins
de plus authentiques que celles endurées par le martyr
Cassianus. Entouré de liens, il fut livré à
ces jeunes tigres, comme une victime à laquelle leurs
mains débiles arracheraient lentement la vie. Les uns,
ainsi que le rapporte le poète chrétien
Prudentius, taillèrent leurs devoirs sur son corps avec
des pointes d'acier qui servaient à tracer les
caractères sur des tablettes enduites de cire ; les
autres s'ingéniaient, avec une brutalité
précoce, à tourmenter de mille manières ce
corps lacéré et en proie à d'inexprimables
souffrances. Les flots de sang qui s'échappaient des
blessures du martyr épuisèrent ses forces ; il
tomba sans pouvoir se relever. De nouveaux cris de joie
s'élevèrent alors au milieu de cette troupe de
jeunes démons, qui s'acharnèrent encore sur leur
victime, puis se dispersèrent pour aller raconter
à leurs parents les nobles exploits de cette
journée. Jamais les persécuteurs des
chrétiens ne songeaient à les ensevelir avec
décence.
Peignes de fer (pectines ferrei) - Uncus ou croc |
Corvinus, après avoir encouragé les instincts
cruels de ces trop dociles instruments de ses volontés et
assouvi ses regards du spectacle de sa vengeance, abandonna sur
le sol Cassianus expirant, seul et privé de secours.
Cependant son fidèle serviteur le releva, le mit sur son
lit, et, comme il était convenu, envoya un messager
à Pancrace, qui fut bientôt à son chevet,
tandis que son compagnon s'occupait des préparatifs de
départ. En voyant son vieux maître et en
écoutant le récit de ses affreuses tortures,
Pancrace fut rempli d'horreur autant qu'édifié par
sa patience ; car son esprit était resté tellement
absorbé dans la prière qu'au lieu de reproches ses
lèvres n'avaient murmuré que des
bénédictions.
Cassianus reconnut son élève bien-aimé,
lui sourit, lui serra les mains, sans pouvoir articuler une
parole. Après avoir langui jusqu'aux premières
heures du jour, il expira. Son corps fut chrétiennement
et modestement enseveli dans la maison qui lui appartenait.
Pancrace s'en éloigna, le cœur rempli de tristesse et
aussi d'indignation contre le barbare qui avait pu comploter ce
làche assassinat et y assister sans remords.
Et pourtant il se trompait. A peine Corvinus eut-il satisfait
sa vengeance qu'il en comprit toute la honte et la bassesse. Il
craignait que son père, qui avait toujours montré
de l'estime pour Cassianus, n'en fût informé ; il
redoutait aussi la colère des parents dont il avait
démoralisé les enfants ce jour-là, en les
excitant à commettre ce qu'on pouvait appeler un
parricide. Il donna l'ordre de préparer ses chevaux ; mais on lui répondit qu'ils avaient encore besoin de
quelques heures de repos. Ce contretemps augmenta sa mauvaise
humeur, les remords s'emparèrent de son âme ; il
s'assit et se mit à boire pour noyer ses soucis et gagner
du temps. Enfin il put s'éloigner, et après une
nouvelle halte d'une heure ou deux il poursuivit son chemin
pendant la nuit. La route, devenue très fangeuse par
suite d'une pluie continuelle, s'avançait entre deux
rangées d'arbres, le long du grand canal qui assainit les
marais Pontins.
Corvinus avait encore bu à la dernière halte ; il
était excité par le vin, le désappointement
et le remords. L'allure un peu lente de ses chevaux
fatigués l'irrita, et il se mit à les frapper avec
fureur. Exaspérés par ces mauvais traitements, et
entendant le piétinement d'autres chevaux qui
approchaient, ils se lancèrent en avant à toute
vitesse sans qu'on pût les retenir. L'escorte fut
bientôt laissée en arrière ; les coursiers,
effrayés, passèrent entre les arbres, et suivirent
l'étroit sentier au bord du canal, avec une
rapidité inouïe et en imprimant au char de violentes
secousses. Les cavaliers, entendant le galop furieux des
chevaux, le bruit des roues et les cris de l'escorte,
pressèrent leurs montures de l'éperon et
s'élancèrent bravement en avant. Ils avaient
déjà dépassé les coureurs,
lorsqu'ils entendirent un grand bruit et la chute d'un corps
dans l'eau. Une roue avait frappé contre un arbre, le
char s'était renversé, et son conducteur, à
moitié ivre, avait disparu dans l'eau la tête la
première. En un instant Pancrace et son compagnon mirent
pied à terre, et s'approchèrent des bords du
canal.
A la faible lueur de la lune qui venait de se lever, et au son
de sa voix, le jeune homme reconnut Corvinus, se
débattant dans les flots bourbeux.
L'eau, peu profonde sur le bord, coulait entre deux talus fort
élevés et d'une terre argileuse, alors humide et
glissante. Chacun de ses efforts pour les gravir était
inutile ; à chaque fois son pied glissait, et il
retombait au milieu du canal, dans une eau plus profonde. Le
froid engourdissait déjà ses membres
épuisés par ce bain glacial.
«Il mériterait qu'on le laissât où il
est, murmura le rude centurion.
- Taisez-vous donc, Quadratus ! Comment pouvez-vous parler
ainsi ? Donnez-moi votre main ; allons ! »
s'écria-t-il en se penchant au-dessus du talus ; et il
saisit son ennemi par le bras au moment où ce dernier,
lâchant les rameaux flétris d'un buisson, allait
retomber sans force au milieu du courant. C'eût
été sa dernière chute. Ils le
tirèrent à eux, et l'étendirent sur la
route ; ce fut dans ce triste état qu'il parut devant son
plus grand ennemi. Ils s'empressèrent de lui frictionner
les tempes et les mains ; à l'arrivée de son
escorte, il avait déjà recouvré ses sens.
Il fut confié aux soins de ses serviteurs, ainsi que sa
bourse, qui s'était échappée de sa ceinture
lorsqu'ils le retirèrent du canal. Mais Pancrace reprit
possession de son couteau, tombé en même temps, et
que Corvinus portait avec lui afin de pouvoir le convaincre
d'avoir lacéré l'édit. Quand il eut repris
connaissance, les soldats lui racontèrent qu'il leur
était redevable de la vie, mais que sa bourse
était restée dans la vase au fond du canal. Ils le
transportèrent dans une petite villa à peu de
distance, pendant qu'on réparait son char ; puis ils
profitèrent de son sommeil et de son argent pour passer
le temps le plus agréablement possible.
Ce jour-là une double vengeance s'était accomplie
: celle du païen et celle du chrétien.
(1) Ce fait est
consigné dans les Actes de saint
Sébastien. |