Rétribution
Tertullus alla faire son rapport sur les fâcheux
événements de la journée, en
s'efforçant d'inventer quelque excuse pour son
misérable fils. Il trouva Maximien d'une humeur
détestable ; si Corvinus se fût trouvé sur
son passage, ce jour-là, de bonne heure, personne
n'aurait pu répondre de sa tête. Au moment
où Tertullus pénétra dans la salle
d'audience, la nouvelle de l'inutile attaque du cimetière
venait encore d'exaspérer l'empereur. Sébastien
avait trouvé moyen d'être de garde dans la
salle.
«Où est votre imbécile de fils ? furent les
premières paroles qu'il adressa au préfet en guise
de salut.
- Il attend humblement au dehors le bon plaisir de votre
divinité, et il est très anxieux de conjurer votre
divine colère, justement excitée par les revers
que la fortune vient d'infliger à son zèle.
- La fortune ! s'écria le tyran ; il s'agit bien de cela ! dites sa propre stupidité et sa lâcheté.
Un joli commencement en vérité ! Mais il me le
payera. Qu'il entre.»
Le misérable arriva tout tremblant et gémissant,
et se prosterna devant l'empereur, qui l'envoya, d'un coup de
pied, rouler au milieu de la salle, comme un chien qu'on
châtie. Ce succès dérida son
impériale divinité et calma sa
colère.
«Relève-toi, drôle, et viens ici nous
raconter toi-même tes exploits. Comment l'édit
a-t-il disparu ? »
Corvinus fit un récit décousu et amusa parfois
l'empereur, à qui un bon tour plaisait assez.
C'était là un heureux symptôme.
«Allons, dit-il à la fin, je serai
miséricordieux. Licteurs, préparez vos
faisceaux.»
Ils saisirent aussitôt leurs haches et en
essayèrent le tranchant. Corvinus se précipita de
nouveau à genoux en s'écriant :
« épargnez-moi ; je ferai d'importantes
révélations si l'on me fait grâce de la vie !
- Qui voudrait prendre ta misérable vie ? répondit le doux Maximien. Licteurs, laissez de
côté vos haches, les verges sont assez bonnes pour
lui.»
En un clin d'oeil ses mains furent liées et sa tunique
arrachée de ses épaules, qui reçurent une
volée de coups distribués avec habileté et
méthode, tandis qu'il vociférait au milieu
d'étranges contorsions, à la grande joie de son
impérial maître.
Meurtri et humilié, il dut encore se tenir debout devant
lui.
«Maintenant, dit l'empereur, quelle est cette
merveilleuse révélation que tu as à faire ?
- Je connais celui qui a outragé, la nuit
dernière, l'édit impérial.
- Quel est-il ?
- Un jeune homme appelé Pancrace ; j'ai trouvé
son couteau au-dessous de l'endroit où l'édit a
été mis en pièces.
- Pourquoi ne l'as-tu pas saisi et amené devant la
justice ?
- Deux fois aujourd'hui il s'est trouvé à
portée de ma main, car j'ai entendu sa voix ; mais il m'a
échappé.
- Eh bien ! fais attention qu'il ne t'échappe pas une
troisième, ou tu aurais à prendre sa place. Mais
comment l'as-tu reconnu lui et son couteau ?
- Il a été mon condisciple à
l'école de Cassianus, qui est devenu
chrétien.
- Comment un chrétien ose-t-il enseigner à mes
sujets à devenir des ennemis de leur patrie,
déloyaux envers leurs souverains et contempteurs des
dieux ! Sans doute c'est lui qui aura suggéré
à cette petite vipère de Pancrace le dessein
d'arracher l'édit impérial. Sais-tu où il
demeure ?
- Oui, seigneur ; Torquatus, qui a abandonné les
superstitions chrétiennes, me l'a indiqué.
- Et qui est ce Torquatus, s'il te plaît ?
- C'est un de ceux qui ont passé quelque temps avec une
société de chrétiens à la villa
Chromatius.
- Allons, de plus fort en plus fort. L'ancien préfet
serait-il donc aussi devenu chrétien? - Oui, seigneur, il
vit en Campanie avec plusieurs autres membres de la secte.
- Perfidie ! trahison ! Je ne saurai bientôt plus
à qui me fier. Préfet, faites arrêter
immédiatement tous ces gens, ainsi que le maître
d'école et Torquatus.
- Ce dernier n'est plus chrétien, répondit le
juge.
- Eh ! que m'importe ! reprit l'empereur d'un ton bourru ; arrêtez-en autant que vous pourrez ; n'épargnez
personne, et faites-les bien souffrir ; vous m'entendez ? Maintenant, que tout le monde se retire, c'est l'heure de mon
souper.
Corvinus rentra chez lui ; en dépit de tous les
remèdes qu'il s'appliqua, il passa une nuit affreuse,
dévoré par la fièvre, torturé par de
cuisantes douleurs et par la haine. Le lendemain, il pria son
père de le charger de l'expédition de Campanie,
afin de relever sa réputation, d'assouvir sa vengeance,
et d'échapper aux railleries et aux sarcasmes que la
société romaine ne manquerait pas d'accumuler sur
sa tête.
Après avoir laissé sa prisonnière au
tribunal, Fulvius se hâta de prendre le chemin de sa
demeure pour raconter son aventure à Eurotas, selon sa
coutume. Le vieillard écouta son récit avec une
imperturbable gravité, et lui dit froidement :
«Il y a peu de profit à retirer de tout cela,
Fulvius.
- Pas pour le moment, je l'avoue ; mais du moins l'avenir n'est
pas sans espérance.
- Comment cela ?
- La noble Agnès n'est-elle pas en mon pouvoir ? Je suis
très sûr qu'elle est chrétienne. Il n'y a
pas de milieu : si elle refuse de m'appartenir, je la
dénoncerai. Dans l'un ou l'autre cas ses biens
m'appartiendront.
- Choisissez le second moyen, dit le vieillard, dont le regard
s'alluma, mais dont les traits demeurèrent impassibles ; c'est le plus rapide et le moins embarrassant.
- Mais mon honneur est engagé ; je ne puis souffrir
d'être repoussé, comme je viens de vous le
dire.
- Vous avez été repoussé néanmoins,
et cela crie vengeance. Souvenez-vous que vous n'avez pas de
temps à perdre en folies. Vos fonds sont
épuisés, et rien ne rentre. Il faut frapper un
grand coup.
- Sans aucun doute, Eurotas, vous devez désirer que les
moyens à employer pour acquérir ces richesses
soient honorables plutôt que
malhonnêtes.»
Une pareille question fit sourire Eurotas.
«Agissez, agissez comme il vous plaira, pourvu que votre
système soit prompt et sûr. Vous n'ignorez pas
notre pacte : ou la famille retrouvera son opulence et sa
splendeur passées, où elle finira en vous et avec
vous. Jamais elle ne se traînera dans le
déshonneur, c'est-à-dire dans la
misère.
- Je sais cela, je sais cela. Qu'avez-vous besoin de me
rappeler tous les jours de si rudes conditions ? dit Fulvius,
qui se tordait convulsivement les mains. Donnez-moi le temps, et
tout ira bien.
- Je vous donnerai du temps jusqu'à ce que tout espoir
soit perdu ; pour le moment nos affaires ne sont pas brillantes.
Fulvius, l'heure est venue de vous dire qui je suis.
- N'êtes-vous pas un serviteur fidèle de mon
père, qui m'a confié à vos soins ?
- Je suis le frère aîné de votre
père, Fulvius, et le chef de la famille. Pendant toute
nia vie, mon unique pensée, mon seul but a
été de rendre à notre maison le haut rang
et l'opulence que la négligence et la prodigalité
de mon père lui avaient fait perdre. Persuadé que
mon frère, votre père, était plus capable
que moi de réussir, je lui cédai mes droits et mes
biens à certaines conditions ; l'une d'elles était
que je demeurerais chargé de votre tutelle et du soin de
votre éducation. Je vous ai appris, vous ne l'ignorez
pas, à ne jamais vous préoccuper des moyens,
pourvu que notre grand but soit atteint.»
Fulvius, pénétré d'étonnement,
écoutait avec stupeur les paroles d'Eurotas ; mais il
tressaillit de honte en l'entendant dévoiler aussi
brutalement les plus viles pensées de leurs cœurs.
Le sombre vieillard le regarda d'un oeil scrutateur, et
continua :
«Vous n'avez pas oublié par quels moyens
ténébreux et criminels nous avons réuni sur
votre tête les débris épars des richesses de
la famille.»
Fulvius frissonna en se cachant la figure dans ses mains, et
dit d'un ton suppliant :
«Oh ! épargnez-moi ce récit, Eurotas ; au
nom du Ciel, prenez pitié de moi !
- Eh bien ! reprit l'autre froidement, je serai bref.
Souvenez-vous, mon neveu, que celui qui ne refuse pas un
brillant avenir, même s'il doit être le produit d'un
crime, ne doit pas craindre non plus d'évoquer le
passé qui lui a servi à l'acheter ; car le futur
ne tarde pas à devenir le passé. Notre contrat
doit être honnête ; il peut y avoir de
l'honnêteté dans le crime même. La nature m'a
donné la hardiesse et l'impitoyable
persévérance nécessaires pour tirer parti
de l'égoïsme et de la ruse qu'elle vous a fort
généreusement départis. Un seul et
même coup de dés marquera notre avenir ; nous
deviendrons riches ou nous mourrons ensemble.»
Dans le fond de son cœur, Fulvius maudit le jour qui l'avait
vu arriver à Rome, et s'unir à ce maître
implacable par des liens mystérieux beaucoup plus forts
qu'il ne se l'imaginait. Enchaîné à cet
homme, i1 se sentait aussi impuissant qu'un chevreau sous les
griffes d'un lion. Il s'étendit sur sa couche le cœur
rempli de crainte, et l'âme en proie aux sinistres
pressentiments qui revenaient l'obséder tous les jours
à l'entrée de la nuit.
Le lecteur est sans doute curieux de connaître le sort du
troisième membre de cet honnête trio, l'apostat
Torquatus. Lorsque, dans sa confusion, il se précipita en
avant pour découvrir la tombe qui devait lui servir de
guide, il arriva par hasard que dans la galerie où il
venait d'entrer se trouvait un escalier abandonné,
taillé dans le tuf, et conduisant à un
étage inférieur des catacombes. Les marches
usées et arrondies par l'usage rendaient la descente
extrêmement rapide. Torquatus, sa lumière à
la main, courait sans précaution ; il tomba par
l'ouverture, et resta au fond, étourdi, évanoui,
longtemps après que ses compagnons se furent
retirés. Peu à peu il reprit assez de connaissance
pour se souvenir de l'endroit où il était. Se
levant ensuite, il étendit les mains autour de lui. Enfin
la lumière se fit dans son esprit ; il reconnut qu'il
était dans une catacombe, sans pouvoir s'expliquer
néanmoins comment il se trouvait seul et dans les
ténèbres. Tout à coup il songea qu'il avait
emporté une provision de flambeaux de cire et tout ce qui
est nécessaire pour les allumer. Il en fit usage, et le
retour de la lumière ramena la joie et l'espoir dans son
cœur. Mais il s'était éloigné de
l'escalier, et en avait même perdu le souvenir ; il
continua sa marche, s'engageant de plus en plus dans les
dédales souterrains de cet inextricable labyrinthe.
L'espérance qu'il entretenait de découvrir une
issue avant d'avoir épuisé ses forces et sa
provision de lumière faisait insensiblement place
à de sérieuses alarmes. L'un après l'autre
ses flambeaux s'éteignirent, et la fatigue s'empara de
ses membres ; car il n'avait rien pris depuis le commencement du
jour, et, après avoir erré vraisemblablement
pendant plusieurs heures, il venait de se retrouver à son
point de départ. D'abord il jeta négligemment les
yeux autour de lui, et lut d'un air distrait les inscriptions
des tombeaux. A mesure que s'affaiblissaient ses forces et qu'il
perdait tout espoir de secours, ces solennels monuments de la
mort lui parlaient un langage qu'il ne pouvait plus refuser
d'écouter ni de comprendre. Déposé en
paix, disait l'un ; Reposant dans le Christ, disait
l'autre. Et autour de lui des milliers de fidèles
ensevelis dans leurs sépulcres, sans nom, marqués
chacun d'un signe tracé par le doigt maternel de
l'église, reposaient dans un calme et majestueux silence.
Sous la pierre froide du tombeau, leurs restes embaumés
attendaient, pour ressusciter joyeusement, que le son de la
trompette de l'ange retentit dans les airs. Et lui, après
quelques heures encore, serait glacé comme eux ; il
venait d'allumer son dernier flambeau et de se laisser tomber
sur un tertre. De pieuses mains viendraient-elles l'ensevelir
en paix ? Sur la terre nue il allait mourir, sans exciter
la pitié ou les larmes, seul, inconnu. Ses membres y
deviendraient la proie des vers. Et si, plus tard, on
découvrait ses os privés de la sépulture
chrétienne, la tradition pourrait permettre de
conjecturer que ce seraient les restes maudits d'un apostat
égaré dans le cimetière. Ils seraient
rejetés au loin, comme il méritait de l'être
lui-même, hors de ce sol sanctifié par ses
frères, avec lesquels il n'était plus en
communion.
La mort arrivait à grands pas ; il sentait
déjà son étreinte ; sa tête se
troublait ; les battements de son cœur s'affaiblissaient. Il
plaça près de lui, sur une pierre, le flambeau que
ses doigts ne pouvaient plus retenir. Peut-être allait-il
brûler encore trois minutes ; mais une goutte d'eau
filtrant à travers la voûte l'éteignit tout
d'un coup. Ah ! combien il devint avare de ces trois
dernières minutes de lumière; combien jaloux de
ces fragments de cire, son dernier lien avec les joies de la
terre ; combien anxieux de les saluer d'un dernier regard, qu'il
redoutait de porter au dedans de lui-même ! Il tira de sa
poche un silex et un briquet, et s'efforça pendant plus
d'un quart d'heure d'enflammer un morceau d'amadou trempé
de la sueur froide qui coulait de son front. Et lorsqu'il eut
allumé ce malheureux débris, au lieu de profiter
de cette petite lumière pour saluer d'un dernier regard
les objets environnants, il les arrêta sur elle d'un air
égaré, et la regarda se consumer, comme si
c'était le charme qui prolongeait sa vie, et qu'elles
dussent s'éteindre ensemble. Bientôt la
dernière étincelle, semblable à un vers
luisant, jeta un dernier regard sur le sol et disparut.
La mort était-elle venue ? se demanda-t-il. Pourquoi non ? Des ténèbres épaisses, éternelles,
l'environnaient. I1 était séparé du reste
des vivants ; son palais ne serait plus flatté par le
goût des mets, ses oreilles ne percevraient plus aucun son ; ses yeux ne contempleraient plus la lumière, les
beautés de la nature, rien. Il était dans la
compagnie des morts ; seulement son tombeau était plus
vaste que le leur. A part cela, il était aussi sombre,
aussi solitaire, et fermé aussi pour
l'éternité ! La mort est-elle autre chose ?
Non, ce ne pouvait être la mort ; car après la
mort il doit se présenter autre chose. Déjà
il commençait à l'éprouver. Un ver rongeur
torturait sa conscience, et, prenant rapidement les proportions
d'une hideuse vipère, enlaçait son cœur de ses
replis. Il s'efforça de diriger sa pensée vers de
plus riants tableaux, il songea aux douces heures passées
à la villa avec Chromatius et Polycarpe, à leurs
affectueuses paroles, à leurs derniers adieux. Mais la
terrible vérité traversa rapidement son esprit :
il les avait trahis, ces amis dévoués ! il avait
vendu le secret de leur retraite à Fulvius et à
Corvinus ! Une corde fatale venait d'être touchée,
semblable à un nerf douloureux, et ses
frémissements portèrent jusqu'à son cerveau
les tortures qu'il endurait. L'orgie, la débauche, le jeu
malhonnête, la basse hypocrisie, l'indigne trahison, la
fausse apostasie, les sacrilèges et les remords des jours
précédents, la tentative de meurtre du matin
même, toutes ces pensées tourbillonnaient autour de
lui dans les ténèbres, comme une troupe de
démons qui se tiennent par la main, hurlant, riant, se
moquant, pleurant, gémissant et grinçant des
dents. Des étincelles pas-saient devant ses yeux; son
cerveau affaibli lui faisait croire qu'elles
s'échappaient des torches enflammées
agitées par la ronde infernale... Il tomba sur le sol en
se couvrant les yeux.
«Peut-être suis-je mort, après tout, se
dit-il ; car les supplices de l'enfer ne sauraient être
plus horribles que celui-ci.»
Son cœur, trop faible pour ressentir les effets de la
colère, s'affaissa dans l'impuissance du
désespoir. Ses forces l'abandonnaient, lorsqu'il crut
entendre un son éloigné. Il voulut écarter
cette idée ; mais une lointaine harmonie vint encore
frapper son oreille. Il se souleva : elle devenait plus
distincte. Les notes étaient si douces, et ressemblaient
tellement aux concerts angéliques dans les espaces
célestes, qu'il se dit en lui-même : Qui pourrait
croire que le ciel est si près de l'enfer ! Serait-ce la
voix des anges qui escortent le juge terrible devant lequel je
vais comparaître ?
Un faible rayon de lumière apparut alors à
l'endroit d'où les chants semblaient venir, et ces
paroles devinrent parfaitement distinctes :
In pace, in idipsum, dormiam et requiescam.
(Pour moi je dormirai et je me reposerai dans la paix.)
«Ces paroles ne s'appliquent point à moi. Elles
conviennent à la déposition d'un martyr, et non
aux derniers moments d'un réprouvé.»
La lumière brillait de plus en plus vivement ; ainsi que
l'aurore d'une journée nouvelle, elle
pénétra dans la galerie, qu'elle traversa de ses
rayons, et permit à Torquatus de contempler, comme dans
un miroir, une vision trop distincte pour n'être pas
réelle. Des vierges vêtues de blanc et tenant des
torches à la main s'avancèrent d'abord ; quatre
d'entre elles portaient un corps enveloppé dans un suaire
de lin avec une couronne d'épines sur la tête ; le
jeune acolyte Tarcisius venait ensuite agitant un encensoir
d'où s'élevaient des nuages d'une fumée
odoriférante. Après les autres membres du
clergé parut le vénérable pontife
lui-même, assisté de Reparatus et d'un autre
diacre. Enfin Diogène et ses fils, l'air affligés,
suivis de beaucoup d'autres personnes, parmi lesquelles on
remarquait Sébastien, terminaient la procession. Un grand
nombre des assistants avaient à la main des lampes ou des
flambeaux ; ils semblaient s'avancer au milieu d'une
atmosphère sereine et lumineuse.
En passant devant Torquatus, ils chantèrent le verset
suivant du psaume :
Quoniam tu, Domine, singulariter in spe constituisti
me.
(Parce que vous m'avez, Seigneur, affermi d'une manière
particulière dans l'espérance.)
«Voilà, s'écria-t-il en se redressant,
voilà qui est pour moi.»
A cette pensée il se jeta à genoux ; et par un
instinct de la grâce il retrouva des paroles qui ne
résonnaient plus que comme un écho affaibli de sa
mémoire, paroles appropriées à la
circonstance, et qui s'échappaient invinciblement de ses
lèvres. Il se traîna en avant, tout
épuisé et affaibli, jusque dans la galerie
où s'avançait la procession, et la suivit à
distance sans attirer l'attention. Elle entra dans une salle qui
s'illumina de l'éclat des lumières, de
façon que l'image du Bon Pasteur paraissait se pencher
vers lui en lui souriant avec bonté. Mais il n'osait
franchir le seuil, et, se frappant la poitrine, il implorait
miséricorde.
Le corps avait été placé à terre.
On chanta d'autres psaumes et d'autres hymnes, et l'on
récita d'autres prières, de ce ton joyeux et plein
d'espérance que prend l'église quand il s'agit de
la mort. Enfin il fut déposé dans une tombe
préparée pour le recevoir, au-dessous d'une
arcade. Pendant cette opération, Torquatus s'approcha
d'un des spectateurs et lui dit à voix basse :
«Pour qui se fait cette cérémonie
funèbre ?
- C'est la déposition, lui fut-il répondu, de la
bienheureuse Cécilia, jeune vierge aveugle, tombée
ce matin entre les mains des soldats, dans ce cimetière,
et dont l'âme s'est envolée au ciel.
- Alors je suis un meurtrier ! » s'écria-t-il avec
un sourd gémissement ; puis il alla d'un pas mal
assuré se jeter aux pieds du saint évêque.
Il lui fut d'abord impossible d'exprimer les sentiments qui
l'oppressaient; lorsque enfin il put articuler quelques paroles,
il demeura fidèle à sa résolution et
s'écria :
«Père, j'ai péché contre le Ciel et
contre vous, et je ne suis pas digne d'être appelé
votre enfant.»
Le pontife le releva avec bonté et le pressa sur son
sein en disant :
«Qui que vous soyez, vous êtes le bienvenu, mon
fils, à votre retour dans la maison de votre père.
Mais vous êtes épuisé de fatigue et vous
avez besoin de repos.»
On lui apporta quelque nourriture. Torquatus ne voulut accepter
aucun secours avant d'avoir confessé toutes ses fautes,
et en particulier le crime qu'il avait commis le matin
même, car les dernières heures de ce jour
néfaste ne s'étaient pas encore
écoulées. Tous se réjouirent du retour de
ce fils prodigue, de cette brebis égarée.
Agnès détourna ses regards attendris des restes
inanimés de la douce vierge aveugle et les leva vers le
ciel ; elle s'imaginait l'y voir, assise aux pieds de
l'époux, souriante, les yeux grands ouverts et jetant des
fleurs sur la tête de ce pénitent, premier gage de
sa puissante intercession dans le ciel.
Diogène et ses fils prirent soin de
Torquatus. On lui procura un modeste logement chez une famille
chrétienne, à peu de distance, afin qu'il ne
fût exposé ni à la tentation ni à la
vengeance, et on l'enrôla dans la classe des
pénitents. De longues années d'expiation,
abrégées par l'intercession des confesseurs,
c'est-à-dire des futurs martyrs, devaient le
préparer à regagner les privilèges qu'il
avait perdus (1).
(1) La description
du système pénitentiaire de la primitive
église serait mieux à sa place dans un
ouvrage qui ferait connaître les anciens usages de
la seconde période de l'histoire
ecclésiastique, sous le titre de l'église
des basiliques. Nous lisons, surtout dans les oeuvres de
saint Cyprien, que ceux qui faiblissaient pendant la
persécution étaient soumis à la
pénitence publique, et pouvaient obtenir une
diminution de leur peine, c'est-à-dire une
indulgence, par l'intercession des confesseurs ou des
personnes emprisonnées pour la foi. |