Chapitre 17 Sommaire Chapitre 19


Rétribution

Tertullus alla faire son rapport sur les fâcheux événements de la journée, en s'efforçant d'inventer quelque excuse pour son misérable fils. Il trouva Maximien d'une humeur détestable ; si Corvinus se fût trouvé sur son passage, ce jour-là, de bonne heure, personne n'aurait pu répondre de sa tête. Au moment où Tertullus pénétra dans la salle d'audience, la nouvelle de l'inutile attaque du cimetière venait encore d'exaspérer l'empereur. Sébastien avait trouvé moyen d'être de garde dans la salle.

«Où est votre imbécile de fils ? furent les premières paroles qu'il adressa au préfet en guise de salut.

- Il attend humblement au dehors le bon plaisir de votre divinité, et il est très anxieux de conjurer votre divine colère, justement excitée par les revers que la fortune vient d'infliger à son zèle.

- La fortune ! s'écria le tyran ; il s'agit bien de cela ! dites sa propre stupidité et sa lâcheté. Un joli commencement en vérité ! Mais il me le payera. Qu'il entre.»

Le misérable arriva tout tremblant et gémissant, et se prosterna devant l'empereur, qui l'envoya, d'un coup de pied, rouler au milieu de la salle, comme un chien qu'on châtie. Ce succès dérida son impériale divinité et calma sa colère.

«Relève-toi, drôle, et viens ici nous raconter toi-même tes exploits. Comment l'édit a-t-il disparu ? »

Corvinus fit un récit décousu et amusa parfois l'empereur, à qui un bon tour plaisait assez. C'était là un heureux symptôme.

«Allons, dit-il à la fin, je serai miséricordieux. Licteurs, préparez vos faisceaux.»

Ils saisirent aussitôt leurs haches et en essayèrent le tranchant. Corvinus se précipita de nouveau à genoux en s'écriant :

« épargnez-moi ; je ferai d'importantes révélations si l'on me fait grâce de la vie !

- Qui voudrait prendre ta misérable vie ? répondit le doux Maximien. Licteurs, laissez de côté vos haches, les verges sont assez bonnes pour lui.»

En un clin d'oeil ses mains furent liées et sa tunique arrachée de ses épaules, qui reçurent une volée de coups distribués avec habileté et méthode, tandis qu'il vociférait au milieu d'étranges contorsions, à la grande joie de son impérial maître.

Meurtri et humilié, il dut encore se tenir debout devant lui.

«Maintenant, dit l'empereur, quelle est cette merveilleuse révélation que tu as à faire ?

- Je connais celui qui a outragé, la nuit dernière, l'édit impérial.

- Quel est-il ?

- Un jeune homme appelé Pancrace ; j'ai trouvé son couteau au-dessous de l'endroit où l'édit a été mis en pièces.

- Pourquoi ne l'as-tu pas saisi et amené devant la justice ?

- Deux fois aujourd'hui il s'est trouvé à portée de ma main, car j'ai entendu sa voix ; mais il m'a échappé.

- Eh bien ! fais attention qu'il ne t'échappe pas une troisième, ou tu aurais à prendre sa place. Mais comment l'as-tu reconnu lui et son couteau ?

- Il a été mon condisciple à l'école de Cassianus, qui est devenu chrétien.

- Comment un chrétien ose-t-il enseigner à mes sujets à devenir des ennemis de leur patrie, déloyaux envers leurs souverains et contempteurs des dieux ! Sans doute c'est lui qui aura suggéré à cette petite vipère de Pancrace le dessein d'arracher l'édit impérial. Sais-tu où il demeure ?

- Oui, seigneur ; Torquatus, qui a abandonné les superstitions chrétiennes, me l'a indiqué.

- Et qui est ce Torquatus, s'il te plaît ?

- C'est un de ceux qui ont passé quelque temps avec une société de chrétiens à la villa Chromatius.

- Allons, de plus fort en plus fort. L'ancien préfet serait-il donc aussi devenu chrétien? - Oui, seigneur, il vit en Campanie avec plusieurs autres membres de la secte.

- Perfidie ! trahison ! Je ne saurai bientôt plus à qui me fier. Préfet, faites arrêter immédiatement tous ces gens, ainsi que le maître d'école et Torquatus.

- Ce dernier n'est plus chrétien, répondit le juge.

- Eh ! que m'importe ! reprit l'empereur d'un ton bourru ; arrêtez-en autant que vous pourrez ; n'épargnez personne, et faites-les bien souffrir ; vous m'entendez ? Maintenant, que tout le monde se retire, c'est l'heure de mon souper.

Corvinus rentra chez lui ; en dépit de tous les remèdes qu'il s'appliqua, il passa une nuit affreuse, dévoré par la fièvre, torturé par de cuisantes douleurs et par la haine. Le lendemain, il pria son père de le charger de l'expédition de Campanie, afin de relever sa réputation, d'assouvir sa vengeance, et d'échapper aux railleries et aux sarcasmes que la société romaine ne manquerait pas d'accumuler sur sa tête.

Après avoir laissé sa prisonnière au tribunal, Fulvius se hâta de prendre le chemin de sa demeure pour raconter son aventure à Eurotas, selon sa coutume. Le vieillard écouta son récit avec une imperturbable gravité, et lui dit froidement :

«Il y a peu de profit à retirer de tout cela, Fulvius.

- Pas pour le moment, je l'avoue ; mais du moins l'avenir n'est pas sans espérance.

- Comment cela ?

- La noble Agnès n'est-elle pas en mon pouvoir ? Je suis très sûr qu'elle est chrétienne. Il n'y a pas de milieu : si elle refuse de m'appartenir, je la dénoncerai. Dans l'un ou l'autre cas ses biens m'appartiendront.

- Choisissez le second moyen, dit le vieillard, dont le regard s'alluma, mais dont les traits demeurèrent impassibles ; c'est le plus rapide et le moins embarrassant.

- Mais mon honneur est engagé ; je ne puis souffrir d'être repoussé, comme je viens de vous le dire.

- Vous avez été repoussé néanmoins, et cela crie vengeance. Souvenez-vous que vous n'avez pas de temps à perdre en folies. Vos fonds sont épuisés, et rien ne rentre. Il faut frapper un grand coup.

- Sans aucun doute, Eurotas, vous devez désirer que les moyens à employer pour acquérir ces richesses soient honorables plutôt que malhonnêtes.»

Une pareille question fit sourire Eurotas.

«Agissez, agissez comme il vous plaira, pourvu que votre système soit prompt et sûr. Vous n'ignorez pas notre pacte : ou la famille retrouvera son opulence et sa splendeur passées, où elle finira en vous et avec vous. Jamais elle ne se traînera dans le déshonneur, c'est-à-dire dans la misère.

- Je sais cela, je sais cela. Qu'avez-vous besoin de me rappeler tous les jours de si rudes conditions ? dit Fulvius, qui se tordait convulsivement les mains. Donnez-moi le temps, et tout ira bien.

- Je vous donnerai du temps jusqu'à ce que tout espoir soit perdu ; pour le moment nos affaires ne sont pas brillantes. Fulvius, l'heure est venue de vous dire qui je suis.

- N'êtes-vous pas un serviteur fidèle de mon père, qui m'a confié à vos soins ?

- Je suis le frère aîné de votre père, Fulvius, et le chef de la famille. Pendant toute nia vie, mon unique pensée, mon seul but a été de rendre à notre maison le haut rang et l'opulence que la négligence et la prodigalité de mon père lui avaient fait perdre. Persuadé que mon frère, votre père, était plus capable que moi de réussir, je lui cédai mes droits et mes biens à certaines conditions ; l'une d'elles était que je demeurerais chargé de votre tutelle et du soin de votre éducation. Je vous ai appris, vous ne l'ignorez pas, à ne jamais vous préoccuper des moyens, pourvu que notre grand but soit atteint.»

Fulvius, pénétré d'étonnement, écoutait avec stupeur les paroles d'Eurotas ; mais il tressaillit de honte en l'entendant dévoiler aussi brutalement les plus viles pensées de leurs cœurs.

Le sombre vieillard le regarda d'un oeil scrutateur, et continua :

«Vous n'avez pas oublié par quels moyens ténébreux et criminels nous avons réuni sur votre tête les débris épars des richesses de la famille.»

Fulvius frissonna en se cachant la figure dans ses mains, et dit d'un ton suppliant :

«Oh ! épargnez-moi ce récit, Eurotas ; au nom du Ciel, prenez pitié de moi !

- Eh bien ! reprit l'autre froidement, je serai bref. Souvenez-vous, mon neveu, que celui qui ne refuse pas un brillant avenir, même s'il doit être le produit d'un crime, ne doit pas craindre non plus d'évoquer le passé qui lui a servi à l'acheter ; car le futur ne tarde pas à devenir le passé. Notre contrat doit être honnête ; il peut y avoir de l'honnêteté dans le crime même. La nature m'a donné la hardiesse et l'impitoyable persévérance nécessaires pour tirer parti de l'égoïsme et de la ruse qu'elle vous a fort généreusement départis. Un seul et même coup de dés marquera notre avenir ; nous deviendrons riches ou nous mourrons ensemble.»

Dans le fond de son cœur, Fulvius maudit le jour qui l'avait vu arriver à Rome, et s'unir à ce maître implacable par des liens mystérieux beaucoup plus forts qu'il ne se l'imaginait. Enchaîné à cet homme, i1 se sentait aussi impuissant qu'un chevreau sous les griffes d'un lion. Il s'étendit sur sa couche le cœur rempli de crainte, et l'âme en proie aux sinistres pressentiments qui revenaient l'obséder tous les jours à l'entrée de la nuit.

Le lecteur est sans doute curieux de connaître le sort du troisième membre de cet honnête trio, l'apostat Torquatus. Lorsque, dans sa confusion, il se précipita en avant pour découvrir la tombe qui devait lui servir de guide, il arriva par hasard que dans la galerie où il venait d'entrer se trouvait un escalier abandonné, taillé dans le tuf, et conduisant à un étage inférieur des catacombes. Les marches usées et arrondies par l'usage rendaient la descente extrêmement rapide. Torquatus, sa lumière à la main, courait sans précaution ; il tomba par l'ouverture, et resta au fond, étourdi, évanoui, longtemps après que ses compagnons se furent retirés. Peu à peu il reprit assez de connaissance pour se souvenir de l'endroit où il était. Se levant ensuite, il étendit les mains autour de lui. Enfin la lumière se fit dans son esprit ; il reconnut qu'il était dans une catacombe, sans pouvoir s'expliquer néanmoins comment il se trouvait seul et dans les ténèbres. Tout à coup il songea qu'il avait emporté une provision de flambeaux de cire et tout ce qui est nécessaire pour les allumer. Il en fit usage, et le retour de la lumière ramena la joie et l'espoir dans son cœur. Mais il s'était éloigné de l'escalier, et en avait même perdu le souvenir ; il continua sa marche, s'engageant de plus en plus dans les dédales souterrains de cet inextricable labyrinthe.

L'espérance qu'il entretenait de découvrir une issue avant d'avoir épuisé ses forces et sa provision de lumière faisait insensiblement place à de sérieuses alarmes. L'un après l'autre ses flambeaux s'éteignirent, et la fatigue s'empara de ses membres ; car il n'avait rien pris depuis le commencement du jour, et, après avoir erré vraisemblablement pendant plusieurs heures, il venait de se retrouver à son point de départ. D'abord il jeta négligemment les yeux autour de lui, et lut d'un air distrait les inscriptions des tombeaux. A mesure que s'affaiblissaient ses forces et qu'il perdait tout espoir de secours, ces solennels monuments de la mort lui parlaient un langage qu'il ne pouvait plus refuser d'écouter ni de comprendre. Déposé en paix, disait l'un ; Reposant dans le Christ, disait l'autre. Et autour de lui des milliers de fidèles ensevelis dans leurs sépulcres, sans nom, marqués chacun d'un signe tracé par le doigt maternel de l'église, reposaient dans un calme et majestueux silence. Sous la pierre froide du tombeau, leurs restes embaumés attendaient, pour ressusciter joyeusement, que le son de la trompette de l'ange retentit dans les airs. Et lui, après quelques heures encore, serait glacé comme eux ; il venait d'allumer son dernier flambeau et de se laisser tomber sur un tertre. De pieuses mains viendraient-elles l'ensevelir en paix ? Sur la terre nue il allait mourir, sans exciter la pitié ou les larmes, seul, inconnu. Ses membres y deviendraient la proie des vers. Et si, plus tard, on découvrait ses os privés de la sépulture chrétienne, la tradition pourrait permettre de conjecturer que ce seraient les restes maudits d'un apostat égaré dans le cimetière. Ils seraient rejetés au loin, comme il méritait de l'être lui-même, hors de ce sol sanctifié par ses frères, avec lesquels il n'était plus en communion.

La mort arrivait à grands pas ; il sentait déjà son étreinte ; sa tête se troublait ; les battements de son cœur s'affaiblissaient. Il plaça près de lui, sur une pierre, le flambeau que ses doigts ne pouvaient plus retenir. Peut-être allait-il brûler encore trois minutes ; mais une goutte d'eau filtrant à travers la voûte l'éteignit tout d'un coup. Ah ! combien il devint avare de ces trois dernières minutes de lumière; combien jaloux de ces fragments de cire, son dernier lien avec les joies de la terre ; combien anxieux de les saluer d'un dernier regard, qu'il redoutait de porter au dedans de lui-même ! Il tira de sa poche un silex et un briquet, et s'efforça pendant plus d'un quart d'heure d'enflammer un morceau d'amadou trempé de la sueur froide qui coulait de son front. Et lorsqu'il eut allumé ce malheureux débris, au lieu de profiter de cette petite lumière pour saluer d'un dernier regard les objets environnants, il les arrêta sur elle d'un air égaré, et la regarda se consumer, comme si c'était le charme qui prolongeait sa vie, et qu'elles dussent s'éteindre ensemble. Bientôt la dernière étincelle, semblable à un vers luisant, jeta un dernier regard sur le sol et disparut.

La mort était-elle venue ? se demanda-t-il. Pourquoi non ? Des ténèbres épaisses, éternelles, l'environnaient. I1 était séparé du reste des vivants ; son palais ne serait plus flatté par le goût des mets, ses oreilles ne percevraient plus aucun son ; ses yeux ne contempleraient plus la lumière, les beautés de la nature, rien. Il était dans la compagnie des morts ; seulement son tombeau était plus vaste que le leur. A part cela, il était aussi sombre, aussi solitaire, et fermé aussi pour l'éternité ! La mort est-elle autre chose ?

Non, ce ne pouvait être la mort ; car après la mort il doit se présenter autre chose. Déjà il commençait à l'éprouver. Un ver rongeur torturait sa conscience, et, prenant rapidement les proportions d'une hideuse vipère, enlaçait son cœur de ses replis. Il s'efforça de diriger sa pensée vers de plus riants tableaux, il songea aux douces heures passées à la villa avec Chromatius et Polycarpe, à leurs affectueuses paroles, à leurs derniers adieux. Mais la terrible vérité traversa rapidement son esprit : il les avait trahis, ces amis dévoués ! il avait vendu le secret de leur retraite à Fulvius et à Corvinus ! Une corde fatale venait d'être touchée, semblable à un nerf douloureux, et ses frémissements portèrent jusqu'à son cerveau les tortures qu'il endurait. L'orgie, la débauche, le jeu malhonnête, la basse hypocrisie, l'indigne trahison, la fausse apostasie, les sacrilèges et les remords des jours précédents, la tentative de meurtre du matin même, toutes ces pensées tourbillonnaient autour de lui dans les ténèbres, comme une troupe de démons qui se tiennent par la main, hurlant, riant, se moquant, pleurant, gémissant et grinçant des dents. Des étincelles pas-saient devant ses yeux; son cerveau affaibli lui faisait croire qu'elles s'échappaient des torches enflammées agitées par la ronde infernale... Il tomba sur le sol en se couvrant les yeux.

«Peut-être suis-je mort, après tout, se dit-il ; car les supplices de l'enfer ne sauraient être plus horribles que celui-ci.»

Son cœur, trop faible pour ressentir les effets de la colère, s'affaissa dans l'impuissance du désespoir. Ses forces l'abandonnaient, lorsqu'il crut entendre un son éloigné. Il voulut écarter cette idée ; mais une lointaine harmonie vint encore frapper son oreille. Il se souleva : elle devenait plus distincte. Les notes étaient si douces, et ressemblaient tellement aux concerts angéliques dans les espaces célestes, qu'il se dit en lui-même : Qui pourrait croire que le ciel est si près de l'enfer ! Serait-ce la voix des anges qui escortent le juge terrible devant lequel je vais comparaître ?

Un faible rayon de lumière apparut alors à l'endroit d'où les chants semblaient venir, et ces paroles devinrent parfaitement distinctes :

In pace, in idipsum, dormiam et requiescam.
(Pour moi je dormirai et je me reposerai dans la paix.)

«Ces paroles ne s'appliquent point à moi. Elles conviennent à la déposition d'un martyr, et non aux derniers moments d'un réprouvé.»

La lumière brillait de plus en plus vivement ; ainsi que l'aurore d'une journée nouvelle, elle pénétra dans la galerie, qu'elle traversa de ses rayons, et permit à Torquatus de contempler, comme dans un miroir, une vision trop distincte pour n'être pas réelle. Des vierges vêtues de blanc et tenant des torches à la main s'avancèrent d'abord ; quatre d'entre elles portaient un corps enveloppé dans un suaire de lin avec une couronne d'épines sur la tête ; le jeune acolyte Tarcisius venait ensuite agitant un encensoir d'où s'élevaient des nuages d'une fumée odoriférante. Après les autres membres du clergé parut le vénérable pontife lui-même, assisté de Reparatus et d'un autre diacre. Enfin Diogène et ses fils, l'air affligés, suivis de beaucoup d'autres personnes, parmi lesquelles on remarquait Sébastien, terminaient la procession. Un grand nombre des assistants avaient à la main des lampes ou des flambeaux ; ils semblaient s'avancer au milieu d'une atmosphère sereine et lumineuse.

En passant devant Torquatus, ils chantèrent le verset suivant du psaume :

Quoniam tu, Domine, singulariter in spe constituisti me.
(Parce que vous m'avez, Seigneur, affermi d'une manière particulière dans l'espérance.)

«Voilà, s'écria-t-il en se redressant, voilà qui est pour moi.»

A cette pensée il se jeta à genoux ; et par un instinct de la grâce il retrouva des paroles qui ne résonnaient plus que comme un écho affaibli de sa mémoire, paroles appropriées à la circonstance, et qui s'échappaient invinciblement de ses lèvres. Il se traîna en avant, tout épuisé et affaibli, jusque dans la galerie où s'avançait la procession, et la suivit à distance sans attirer l'attention. Elle entra dans une salle qui s'illumina de l'éclat des lumières, de façon que l'image du Bon Pasteur paraissait se pencher vers lui en lui souriant avec bonté. Mais il n'osait franchir le seuil, et, se frappant la poitrine, il implorait miséricorde.

Le corps avait été placé à terre. On chanta d'autres psaumes et d'autres hymnes, et l'on récita d'autres prières, de ce ton joyeux et plein d'espérance que prend l'église quand il s'agit de la mort. Enfin il fut déposé dans une tombe préparée pour le recevoir, au-dessous d'une arcade. Pendant cette opération, Torquatus s'approcha d'un des spectateurs et lui dit à voix basse :

«Pour qui se fait cette cérémonie funèbre ?

- C'est la déposition, lui fut-il répondu, de la bienheureuse Cécilia, jeune vierge aveugle, tombée ce matin entre les mains des soldats, dans ce cimetière, et dont l'âme s'est envolée au ciel.

- Alors je suis un meurtrier ! » s'écria-t-il avec un sourd gémissement ; puis il alla d'un pas mal assuré se jeter aux pieds du saint évêque. Il lui fut d'abord impossible d'exprimer les sentiments qui l'oppressaient; lorsque enfin il put articuler quelques paroles, il demeura fidèle à sa résolution et s'écria :

«Père, j'ai péché contre le Ciel et contre vous, et je ne suis pas digne d'être appelé votre enfant.»

Le pontife le releva avec bonté et le pressa sur son sein en disant :

«Qui que vous soyez, vous êtes le bienvenu, mon fils, à votre retour dans la maison de votre père. Mais vous êtes épuisé de fatigue et vous avez besoin de repos.»

On lui apporta quelque nourriture. Torquatus ne voulut accepter aucun secours avant d'avoir confessé toutes ses fautes, et en particulier le crime qu'il avait commis le matin même, car les dernières heures de ce jour néfaste ne s'étaient pas encore écoulées. Tous se réjouirent du retour de ce fils prodigue, de cette brebis égarée. Agnès détourna ses regards attendris des restes inanimés de la douce vierge aveugle et les leva vers le ciel ; elle s'imaginait l'y voir, assise aux pieds de l'époux, souriante, les yeux grands ouverts et jetant des fleurs sur la tête de ce pénitent, premier gage de sa puissante intercession dans le ciel.

Diogène et ses fils prirent soin de Torquatus. On lui procura un modeste logement chez une famille chrétienne, à peu de distance, afin qu'il ne fût exposé ni à la tentation ni à la vengeance, et on l'enrôla dans la classe des pénitents. De longues années d'expiation, abrégées par l'intercession des confesseurs, c'est-à-dire des futurs martyrs, devaient le préparer à regagner les privilèges qu'il avait perdus (1).


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(1) La description du système pénitentiaire de la primitive église serait mieux à sa place dans un ouvrage qui ferait connaître les anciens usages de la seconde période de l'histoire ecclésiastique, sous le titre de l'église des basiliques. Nous lisons, surtout dans les oeuvres de saint Cyprien, que ceux qui faiblissaient pendant la persécution étaient soumis à la pénitence publique, et pouvaient obtenir une diminution de leur peine, c'est-à-dire une indulgence, par l'intercession des confesseurs ou des personnes emprisonnées pour la foi.