Chapitre 3 Sommaire Chapitre 5


Ce que Diogène raconta au sujet des catacombes

Tout ce que nous venons de raconter à nos lecteurs au sujet de la première période de l'histoire de Rome souterraine, puisque tel est le nom que les antiquaires ecclésiastiques aiment à donner aux catacombes, a certainement été redit par Diogène à ses jeunes auditeurs d'une façon beaucoup plus intéressante. Pendant qu'il parlait, ceux-ci s'avançaient lentement, la torche à la main, le long d'une immense galerie droite, coupée par un grand nombre d'allées latérales où ils se gardaient bien de s'engager ; de temps en temps on faisait une pause pour écouter les mêmes explications que nous venons de donner bien prosaïquement dans notre dernier chapitre.

A la fin Diogène prit à droite ; Torquatus jeta autour de lui des regards étonnés.

«Je serais curieux de savoir, dit-il, combien nous avons laissé derrière nous d'allées transversales avant de quitter la grande galerie.

- Un grand nombre, reprit sèchement Severus.

- Combien, pensez-vous ? dix ou vingt ?

- Pour le moins, à ce que j'imagine, car je ne les ai jamais comptées.» Torquatus, lui, les avait comptées, mais il était bien aise de vérifier son calcul. Il reprit en s'arrêtant encore :

«Comment reconnaissez-vous donc le bon chemin ? Oh ! qu'est-ce que cela ? » Et il feignit d'examiner une petite niche à l'angle du mur. Mais Severus était vigilant, et s'aperçut qu'il faisait une marque dans le sable.

«Allons, allons, venez, dit-il, nous allons perdre de vue les autres, et nous ne saurions plus où tourner. Cette petite niche sert à placer une lampe ; vous en trouverez une à chaque angle. Quant à nous, nous connaissons les moindres détours de ces souterrains aussi bien que vous connaissez les rues de la ville au-dessus de nos têtes.»

Torquatus parut satisfait de cette explication sur les lampes ; il s'agissait évidemment de ces petites lampes en terre fabriquées spécialement pour les catacombes, et que l'on y trouve en très grand nombre. Mécontent néanmoins du laconisme de Severus, il compta avec soin, en marchant, tous les tournants ; sous un prétexte quelconque il s'arrêtait à chaque instant ponr noter certains endroits et scruter les angles des murailles. Mais Severus tenait fixés sur lui des yeux perçants, et ne laissait rien échapper. Enfin ils entrèrent sous un porche, et se trouvèrent dans une petite chambre carrée, richement ornée de peintures.

«Comment appelez-vous cet endroit ? demanda Tiburce.

- C'est une des nombreuses cryptes ou cubicula (chambres) qui aboutissent dans les cimetières, répondit Diogène ; parfois ce ne sont que de simples sépultures de famille ; mais en général elles contiennent le tombeau d'un martyr, pour l'anniversaire duquel on s'y réunit. Voyez en face de nous cette tombe surmontée d'un arceau, quoiqu'elle soit presque au niveau du mur ; le jour de la commémoration, elle devient l'autel sur lequel on offre les divins mystères. Vous connaissez sans doute cette coutume ?

Lampe au Bon Pasteur

- Mes deux amis, interrompit Pancrace, baptisés il y a si peu de temps, n'en ont peut-être pas entendu parler ; mais je la connais bien. C'est là un des glorieux privilèges des martyrs ; on offre au-dessus de leurs cendres le corps sacré et le précieux sang du Seigneur ; ils reposent ainsi sous les pieds de Dieu (1). Examinons bien les peintures qui couvrent cette crypte.

- C'est précisément à cause d'elles que je vous ai amenés dans cette salle de préférence à toutes les autres du cimetière. C'est une des plus anciennes ; elle contient une série de peintures depuis les temps les plus éloignés jusqu'à celles qui ont été exécutées par mon fils.

- Eh bien, Diogène, dit Pancrace, vous allez les expliquer avec méthode à mes amis. Je les connais pour la plupart ; mais je serais enchanté d'entendre vos explications.

- Je ne suis pas un savant, répondit modestement le vieillard ; mais lorsqu'on a vécu soixante ans, depuis la jeunesse jusqu'à la vieillesse, au milieu des mêmes choses, on finit par les connaître mieux que d'autres personnes, et aussi parce qu'on les aime davantage. Tous ceux qui sont ici ont été complètement initiés, n'est-ce pas ? ajouta-t-il après une pause.

- Tous, répondit Tiburce, quoiqu'ils ne soient pas aussi instruits que les convertis le sont ordinairement. Torquatus et moi nous avons reçu le don sacré.

Orphée, figure du Christ
d'après une peinture du cimetière de Domitilla

- Il suffit, ajouta le fossoyeur. Les peintures de la voûte sont les plus anciennes, ce qui n'a rien d'étonnant. On les exécuta lorsque la crypte fut creusée, tandis que les deux murailles ne furent ornées qu'à mesure que les tombes furent mises en place. Remarquez ce léger treillis orné de grappes de raisin qui couvre la voûte ; il représente notre véritable vigne, dont nous ne sommes que les branches. Voyez aussi Orphée, assis et jouant mélodieusement non seulement pour son propre troupeau, mais pour les animaux sauvages du désert ; charmées par l'harmonie, ces bêtes cruelles s'arrêtent autour de lui.

- Comment ! mais c'est une peinture tout à fait païenne, interrompit vivement Torquatus d'un ton un peu sarcastique. Quel rapport cela peut-il avoir avec le christianisme ?

- C'est une allégorie, Torquatus, répliqua doucement Pancrace, et une allégorie favorite. L'usage des symboles païens, lorsqu'ils sont innocents, est permis. Par exemple, vous pouvez voir à la voûte des masques et d'autres ornements païens qui appartiennent en général à une très ancienne période. C'est ainsi que Notre-Seigneur a été représenté sous la figure d'Orphée, afin de mettre sa personnalité sacrée à l'abri du blasphème sacrilège des païens. Regardez cet arceau, vous y trouverez une représentation plus récente du même sujet.

- Je vois, dit Torquatus, un berger avec une brebis sur ses épaules : le Bon Pasteur. Ah ! je comprends, et je me souviens de la parabole.

- Mais pourquoi ce sujet obtient-il tant de préférence ? demanda Tiburce ; je l'ai remarqué dans les autres cimetières.

- Jetez les yeux au-dessus de l'arcosolium (2), répondit Severus, vous y verrez une peinture plus détaillée de cette scène. Ne serait-il pas mieux de continuer ce que nous avons commencé, et d'achever l'examen de la voûte ? Apercevez-vous cette figure à droite ?

- Oui, répondit Tiburce, c'est celle d'un homme qui semble être dans un coffre, tandis qu'une colombe se dirige vers lui. Serait-ce là une image du déluge ?

- C'est, dit Severus, l'emblème de la régénération par l'eau et l'Esprit-Saint et du salut du monde. Tel est notre commencement ; voici ce qui symbolise notre fin : Jonas jeté hors du bateau et avalé par la baleine, puis tranquillement assis sous son calebasier. C'est encore la résurrection avec Notre-Seigneur et le repos éternel qui en est la suite.

- Que ce symbole est bien ici à sa place ! observa Pancrace en indiquant du doigt le côté opposé ; voici une autre image de cette même doctrine consolante.

- Où donc ? demanda Torquatus d'un air fatigué, je ne vois qu'une figure emmaillotée comme un enfant et debout dans un petit temple ; en face d'elle est une autre personne.

- Précisément, dit Severus, c'est là notre manière de représenter la résurrection de Lazare. Tenez, voyez ici de quelle touchante manière on a exprimé les souffrances de nos ancêtres persécutés : les trois enfants de Babylone au milieu de la fournaise ardente.

- Eh bien, je crois, dit Torquatus, que nous pouvons maintenant nous occuper de l'arcosolium et terminer l'examen de cette salle. Quelles sont ces peintures qui l'entourent ?

- Si vous jetez les yeux sur la gauche, vous remarquerez la multiplication des pains et des poissons. Le poisson (3), vous ne l'ignorez pas, est le symbole du Christ.

- Et pourquoi ? demanda Torquatus d'un ton où perçait l'impatience. Severus se tourna vers Pancrace, comme plus capable que lui de répondre à cette question.

«Il y a là-dessus deux opinions, répondit aussitôt le jeune homme ; l'une d'elles trouve son explication dans le mot lui-même, dont chaque lettre ne serait que l'initiale de plusieurs mots signifiant : Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur (4). La seconde opinion ne distingue que le symbole : de même que les poissons naissent et vivent dans l'eau, de même aussi le chrétien naît dans les eaux du baptême (5) et y est enseveli avec le Christ. C'est pour cela qu'en venant nous avons vu la figure du poisson, ou son nom, gravés sur les tombeaux. Maintenant continuez, Severus.

Les poissons et l'ancre

- L'union du pain et du poisson, dans le miracle de la multiplication, nous montre comment, dans l'Eucharistie, le Christ devient la nourriture de tous les fidèles (6). En face est Moïse frappant le rocher pour abreuver son peuple. Il est l'image du Christ, notre breuvage aussi bien que notre nourriture (7).

- Enfin, dit Torquatus, nous voici arrivés au Bon Pasteur.

Le Bon Pasteur et une orante. D'après un arcosolium du cimetière des SS. Nérée et Achillée

- Oui, continua Severus, le voici au centre de l'arcosolium, vêtu d'une simple tunique, les jambes entourées de bandelettes ; sur ses épaules repose la brebis égarée qu'il ramène à la bergerie. A ses côtés on voit, à droite le bélier vagabond, à gauche une douce brebis ; le pénitent occupe une place d'honneur. A chaque extrémité vous remarquez deux personnages évidemment envoyés pour prêcher ; penchés en avant, ils s'adressent aux brebis qui ne font pas partie de la bergerie. A leurs pieds, une brebis semble ne pas écouter leurs paroles et continue à brouter paisiblement ; mais une autre, levant la tête, les écoute et les regarde avec une extrême attention. La pluie tombe abondamment sur eux ; c'est l'image de la grâce de Dieu. Rien n'est plus facile que d'expliquer cette peinture.

- Pourquoi cet emblème est-il donc en si grande faveur ?

- Nous croyons que cette peinture et les autres du même genre appartiennent à l'époque où l'hérésie de Novatien était une cause de grande désolation pour l'église, répondit Severus.

- Quelle est cette hérésie ? demanda Torquatus du ton indifférent d'un homme qui croit perdre son temps.

- Cette hérésie enseignait et enseigne encore qu'il y a des fautes que l'église n'a pas le pouvoir de remettre, et qui sont trop graves pour obtenir le pardon de Dieu.»

Pancrace ne se doutait pas de l'effet de ses paroles ; mais Severus, qui tenait ses yeux vigilants fixés sur Torquatus, le vit rougir et pâlir tour à tour.

«Est-ce donc une hérésie ? demanda le traître d'un air embarrassé.

- Certainement, c'en est une abominable, répondit Pancrace, de marquer des limites à la miséricorde et à l'indulgence de Celui qui n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence. L'église catholique a toujours enseigné qu'un pécheur sincèrement contrit peut recevoir son pardon, quels que soient la noirceur et le nombre de ses crimes, grâce au remède de la pénitence, dont elle est la dépositaire.

C'est pourquoi elle affectionne tant ce type du Bon Pasteur, prêt à parcourir le désert à la recherche de la brebis égarée qu'il veut ramener au bercail.

- Mais, dit Torquatus, évidemment fort ému, si celui qui est devenu chrétien et a reçu le don sacré succombait à la tentation, se plongeait dans le vice, et en venait presque à... à... (sa voix tremblait), à trahir ses frères, l'église ne le rejetterait-elle pas de son sein sans lui laisser aucune espérance ?

- Non, non, répondit le jeune homme, et c'est précisément parce que l'église pardonne de tels crimes que les novatiens lui prodiguent des insultes. L'église est une tendre mère dont les bras sont toujours étendus pour presser sur son cœur ses enfants égarés par leur faute.»

Des larmes mouillaient les yeux de Torquatus, ses lèvres s'agitaient convulsivement pour livrer passage à l'aveu de son crime ; puis tout à coup, comme si une goutte de fiel lui fût montée à la gorge pour l'étouffer, son regard devint fixe et dur, il se mordit les lèvres et dit avec un sang-froid affecté : «Voilà une bien consolante doctrine pour ceux qui en ont besoin.»

Severus fut le seul à s'apercevoir que l'appel de la grâce avait été repoussé, et qu'une résolution désespérée venait d'anéantir tout espoir dans le cœur de cet homme. Diogène et Maius, qui s'étaient éloignés pour examiner l'emplacement d'une nouvelle galerie qu'on voulait ouvrir à peu de distance, revinrent à ce moment. Torquatus s'adressa au vieux fossoyeur :

«Nous venons de parcourir les galeries et les salles ; je serais désireux maintenant de visiter l'église où nous devons nous rassembler.»

Le fossoyeur sans défiance allait lui montrer le chemin ; mais l'inexorable Severus s'interposa :

«Je crois, mon père, que c'est trop tard pour aujourd'hui, et nous avons notre ouvrage à terminer ; nos amis nous excuseront ; du reste, ils verront l'église un peu plus tard et en meilleur état, puisque le saint pontife doit y officier.»

Tout le monde y consentit ; lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit où ils avaient quitté la grande galerie pour aller visiter la salle ornée de peintures, Diogène arrêta la petite troupe, s'avança de quelques pas dans une galerie qui s'ouvrait en face et dit :

La sainte Vierge et les mages (d'après la peinture du cimetière de Calliste)

«En suivant ce corridor, si vous tournez à droite, vous arriverez à l'église. Je vous ai fait venir jusqu'ici afin de vous montrer un arcosolium orné d'une magnifique peinture. Voyez la Vierge mère portant dans ses bras le divin enfant qui reçoit les adorations des trois mages, représentés ici au nombre de quatre, tandis que nous n'en comptons généralement que trois (8)

On admira beaucoup cette peinture ; mais le pauvre Severus était désolé de voir que son bon père avait fourni par mégarde à Torquatus tous les renseignements qu'il désirait, ainsi qu'un excellent moyen de reconnaitre la galerie en appelant son attention sur la tombe voisine, si remarquable par sa belle décoration.

Lorsqu'on se sépara, le pauvre garçon raconta à son père tout ce qu'il avait remarqué, en ajoutant : «Cet homme nous sera une cause de malheur ; je le soupçonne beaucoup.»

En un clin d'oeil ils détruisirent toutes les marques que Torquatus avait faites aux angles des murs. Pour déjouer ses calculs, ils se déterminèrent à changer la route en comblant le chemin actuel, qu'ils firent partir d'un autre point. Dans ce but ils transportèrent tout le sable qui provenait des récentes excavations à l'extrémité d'une allée latérale croisant la grande galerie, et l'y laissèrent entassé jusqu'à ce que les fidèles pussent être prévenus des changements qui devaient avoir lieu dans cet endroit.


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(1) «Sic venerarier ossa libet,
Ossibus altar et impositum :
Illa Dei sita sub pedibus
Prospicit haec, populosque suos
Carmine propitiata fovet.
(Prudentius, Peri Stef., III,43)
C'est ainsi que nous aimons à vénérer les ossements et l'autel qui les surmonte. Elle repose sous les pieds de Dieu, et sourit à ses enfants, dont elle exauce les ardentes prières...»
L'idée que le martyr repose «sous les pieds de Dieu» est une allusion à la présence réelle dans la sainte Eucharistie.

(2) On appelait ainsi les tombes ornées d'un arceau. - On pourrait les comparer à un foyer muré jusqu'à la hauteur de trois pieds ; les peintures seraient à l'intérieur et au-dessus de ce mur.

(3) La plupart du temps ce mot est écrit en grec ; le Christ est familièrement appelé IXQYS, Ichthus.

(4) Telle est l'explication de saint Optat (Ad. Parm., lib. III) et de saint Augustin (De Civitate Dei, lib. XVIII, c. XXXIII).

(5) Explication donnée par Tertullien (De Baptisme, lib. II, c. II).

(6) Dans le même cimetière se trouve une autre peinture intéressante. Sur une table on voit un pain et un poisson au-dessus desquels un prêtre étend les mains ; en face une femme est en adoration. Le prêtre est le même qu'on voit, dans une peinture voisine, administrer le baptême. Dans une autre salle qu'on vient de déblayer, on remarque de très anciennes décorations, des masques, etc., et des poissons qui nagent en portant sur le dos des paniers remplis de pains.

(7) Cette figure est du même type que celle de saint Pierre, tel qu'on le représente dans les catacombes. Sur un verre où l'on a peint cette scène, le mot PETRUS est écrit au-dessus de la tête du personnage qui frappe le rocher.

(8) Cette peinture a été découverte, si nous nous en souvenons bien, dans le cimetière des SS. Nérée et Achillée. Elle est fort antérieure au concile de Chalcédoine, époque à laquelle on fait ordinairement remonter cette manière de représenter Notre-Seigneur.