Chapitre 2 Sommaire Chapitre 4


Ce que Diogène ne pouvait pas dire au sujet des catacombes

Diogène vivait à peu prés à la fin de la première période de l'histoire des catacombes. S'il lui eût été accordé de prévoir l'avenir, son cœur se serait réjoui de l'approche de l'ère nouvelle qui allait s'ouvrir ; mais bientôt après un autre événement l'eût rempli de chagrin. Quoique le sujet de ce chapitre n'ait aucun rapport direct avec notre récit, il servira néanmoins à bien préciser la scène où il se passe.

Lorsque la paix et la liberté furent rendues à l'église, ces cimetières devinrent de pieux pèlerinages très fréquentés. Chacun de leurs noms réveillait le souvenir d'un ou de plusieurs des glorieux martyrs qu'on y avait ensevelis. Le jour de leur anniversaire, une grande foule de citoyens et de pèlerins environnaient leurs tombes ; on y offrait les divins mystères, et l'on prononçait une pieuse homélie en leur honneur. C'est alors que parurent les premiers martyrologes ou calendriers des martyrs, qui indiquaient aux fidèles où ils devaient aller. «A Rome, sur la voie Salarienne, ou la voie Appienne, ou la voie Ardéatine», telles sont les indications que nous trouvons presque quotidiennement dans le martyrologe romain, sensiblement augmenté depuis cette époque, grâce aux additions des siècles postérieurs (1).

Un lecteur inattentif ne se rendra pas compte de l'importance des indications du martyrologe, qui ont cependant aidé à reconnaître l'emplacement douteux de plusieurs catacombes. Une autre classe importante d'écrivains nous est aussi d'un grand secours ; mais, avant de les faire connaître, jetons un rapide coup d'oeil sur les changements que l'affluence des fidèles produisit dans les cimetières. D'abord l'entrée devint plus commode, les escaliers moins raides ; des murailles étayèrent les galeries croulantes ; d'espace en espace, des ouvertures en forme de cheminée furent pratiquées à travers les voûtes pour donner accès à l'air et à la lumière. Enfin, au-dessus de l'entrée, se dressèrent de riches basiliques et des églises généralement construites de manière qu'on pût communiquer directement avec le tombeau principal, qui prit alors le nom de confession. Le pèlerin, à son arrivée dans la cité sainte, visitait chacune de ces églises, coutume qui subsiste encore de nos jours ; il descendait dans les cryptes, et, grâce au bon état des galeries, n'avait point à chercher péniblement sa route ; il allait d'abord au tombeau du principal martyr, et visitait ensuite ceux pour lesquels il éprouvait le plus de confiance.

Pendant cette période, pas une tombe ne fut ouverte, pas un corps ne fut enlevé. A travers une ouverture pratiquée dans les tombeaux on faisait toucher aux reliques des martyrs des mouchoirs ou écharpes, appelées brandea, qu'on envoyait ensuite dans les pays éloignés, pour y être conservés avec la plus grande vénération. Rien d'étonnant que saint Ambroise, saint Gaudens et d'autres évêques aient éprouvé tant de difficultés afin d'obtenir pour leurs églises soit des corps entiers, soit des reliques considérables de martyrs. Une autre espèce de reliques, appelée l'huile des martyrs, était un mélange d'huile et de baume brûlant dans la lampe suspendue près des tombeaux. Souvent une petite colonne de pierre, de trois pieds de haut et creusée au sommet, se trouve tout auprès, sans doute pour y poser la lampe ou servir à la distribution de son contenu. Saint Grégoire le Grand, écrivant à la reine Théodelinde, lui mande qu'il lui envoie de l'huile des papes martyrs. La liste qui accompagnait ce présent a été copiée par Mabillon, dans le trésor de Monza, et publiée de nouveau par Ruinart (2). Elle se trouve encore au même endroit, ainsi que les fioles qui contenaient les huiles, scellées dans des tubes de métal.

Ce soin jaloux de ne pas troubler le repos des saints paraît dans un charmant récit de saint Grégoire de Tours. Parmi les martyrs spécialement honorés par l'antique église romaine étaient les saints Chrysanthe et Darie. Leurs tombes devinrent bientôt si célèbres à cause des guérisons qui s'y opérèrent, que les chrétiens construisirent au-dessus, ou plutôt creusèrent une sorte de salle voûtée où les fidèles se réunirent en grand nombre. Les païens ayant découvert cette retraite, l'empereur fit murer l'entrée et jeter quantité de terre et de pierres, sans doute par le luminare, ouverture supérieure servant à renouveler l'air ; l'assemblée tout entière fut enterrée vive, à l'exemple des saints martyrs qu'elle vénérait. A la paix de l'église, cet endroit était encore inconnu, jusqu'au moment où la volonté de Dieu jugea à propos de le manifester. Au lieu de permettre aux pèlerins d'entrer dans ce lieu sacré, on leur accorda seulement de contempler à travers une étroite ouverture pratiquée dans la muraille les deux saints martyrs et la pieuse troupe de fidèles ensevelis à leurs pieds. Cet acte de cruauté ayant été accompli au milieu des préparatifs de l'oblation de la sainte Eucharistie, on voyait encore, gisant à terre, les vases d'argent qui contenaient le vin destiné au sacrifice sans tache (3).

Il est évident que les pèlerins venant à Rome avaient besoin d'un guide qui leur indiquât à l'avance ce qu'ils avaient à visiter ; il est également bien naturel qu'en rentrant dans leur pays ils aient cherché à édifier leurs amis moins fortunés, en leur racontant leur voyage. Non moins favorisés que ces derniers, nous avons recueilli quelques récits de ce genre. Les plus importants de ces documents sont des catalogues compilés au IVe siècle : l'un énumère les sépultures des pontifes romains ; l'autre, les tombeaux des martyrs (4). On remarque ensuite trois guides bien distincts dans les catacombes : leur intérêt est d'autant plus considérable, que, tout en décrivant des parcours variés, ils sont toujours merveilleusement d'accord entre eux.

Afin de montrer la valeur de ces documents et d'énumérer les changements que subirent les catacombes pendant la seconde période de leur histoire, nous ferons brièvement le récit d'une découverte faite dans le cimetière où nous avons laissé notre petite troupe de visiteurs. Parmi les décombres entassés à l'entrée d'une catacombe dont le nom était douteux, et qu'on prenait pour celle de Prétextat, on trouva un fragment d'une tablette de marbre brisée obliquement, de gauche à droite, et portant les lettres suivantes :

(De). . . . nelius martyr.

Le jeune chevalier de Rossi déclara immédiatement que c'était une partie de l'inscription sépulcrale du saint pape Cornelius ; que sa tombe, d'une forme particulière, se trouverait probablement plus loin. Or, comme tous les anciens itinéraires la placent dans le cimetière de Calliste, le cimetière où l'on se trouvait alors pouvait donc revendiquer ce nom glorieux qui n'appartenait point à celui de Saint-Sébastien, situé à quelques centaines de pas. Il alla même jusqu'à prédire, d'après ces documents, que saint Cyprien ayant été enseveli à côté de Cornelius, on trouverait près de cette tombe la preuve de cette assertion ; on savait du reste que le corps de saint Cyprien reposait en Afrique. Ces paroles furent bientôt confirmées par l'événement. On découvrit le grand escalier (5) ; il conduisait à un endroit plus vaste, soigneusement revêtu de briques au moment de la paix de l'église, et bien pourvu de lumière et d'air par le haut. A gauche était un tombeau taillé comme les autres dans le roc, mais qui n'était point orné d'un arceau extérieur. Il était cependant de belles dimensions ; à l'exception d'un second placé beaucoup plus haut, il n'y en avait pas d'autre alentour. On trouva dans la première tombe le reste de l'inscription qui manquait ; l'autre fragment, apporté du musée Kircher, où on l'avait déposé, s'y adaptait parfaitement. Une fois réunis, ils donnèrent l'inscription suivante :

(De) Cornelius, martyr, évêque.

Saint Corneille et saint Cyprien
d'après la Roma sotterranea de Rossi

Au-dessus, depuis le bord de cette inscription jusqu'au sol, on en voyait une seconde gravée sur une plaque de marbre : l'angle gauche seul subsiste encore ; le temps avait brisé le reste et dispersé les fragments. Au-dessus de la tombe se trouvait une autre tablette, enchâssée dans le tuf, dont il ne reste que l'angle droit et quelques morceaux retrouvés dans les débris, pas assez nombreux pour rétablir l'inscription, mais suffisants pour indiquer que c'étaient des vers composés par le pape Damase. Comment a-t-on pu reconnaitre cette origine ? Très facilement. Car non seulement ce saint pape aimait à composer des vers qu'il plaçait sur la tombe des martyrs, mais ces inscriptions sont tracées en caractères d'une forme particulière et fort élégante que les antiquaires appellent des lettres damasiennes. Des fragments de cette inscription sont écrits avec ces lettres.

Continuons : sur le mur à droite de la tombe, et sur le même plan, on a peint deux figures en pied, revêtues d'ornements sacerdotaux, la tête entourée d'un nimbe, ouvrage de l'art byzantin et datant du VIIe siècle. Au-dessous et à gauche de chaque personnage étaient inscrits leurs noms ; les lettres, disposées une à une et perpendiculairement, étaient effacées en partie. Nous les rétablissons en italiques (6):

Un étranger sachant que l'église célèbre le même jour la fête de ces deux martyrs s'imaginerait aisément, en voyant ces peintures et en lisant ces inscriptions, qu'ils ont été enterrés dans la même tombe. Enfin, à droite, se trouve une colonne d'environ trois pieds de haut et légèrement creusée au sommet, comme nous l'avons dit précédemment. Ce qui confirme notre assertion relativement à l'usage auquel on les employait, c'est que dans la liste des huiles saintes que saint Grégoire envoyait à la reine des Lombards on trouve l'huile de saint Cornelius, oleum S. Cornelii.

Nous voyons donc que, pendant la deuxième période, les dispositions simples et primitives des cimetières se modifièrent et devinrent plus élégantes et plus commodes. Il ne faut pas croire pour cela que nous confondons ces embellissements nouveaux avec les travaux des premiers âges. La différence est si grande, que l'on prendrait plutôt un Rubens pour un Fra Angelico qu'un ouvrage byzantin pour un produit de l'art des deux premiers siècles.

Venons maintenant à la troisième période de l'histoire de ces lieux vénérables ; c'est le triste moment de leur désolation. Lorsque les Lombards et plus tard les Sarrasins vinrent dévaster les environs de Rome, et que les catacombes furent exposées à la profanation, les papes enlevèrent les corps des plus illustres martyrs pour les placer dans les basiliques de Rome. Ce qui fut continué pendant le VIIIe et le IXe siècle, époques pendant lesquelles on entend encore parler des réparations faites dans les catacombes par les souverains pontifes. Ces lieux saints cessèrent d'être l'objet de la dévotion des fidèles ; et les églises qui en recouvraient l'entrée furent détruites ou tombèrent en ruines. Seules, celles qui étaient fortifiées et qu'on pouvait défendre résistèrent à tous ces ennemis. Citons, entre autres, les basiliques extra muros de Saint-Paul sur la voie d'Ostie, de Saint-Sébastien sur la voie Appienne, de Saint-Laurent sur la voie Tiburtine ou dans l'ager Veranus, de Sainte-Agnès sur la voie Nomentane, de Saint-Pancrace sur la voie Aurélienne, et la première de toutes, celle de Saint-Pierre au Vatican. La première et la dernière de ces basiliques étaient entourées de bourgs et de cités ; autour de quelques autres le voyageur peut encore apercevoir la trace de murailles fortifiées.

Néanmoins il est bien étonnant que le jeune antiquaire que nous avons déjà nommé plusieurs fois avec éloge ait retrouvé, presque dans leur intégrité, deux des basiliques qui s'élevaient à l'entrée du cimetière de Callistus. La première sert d'étable et de boulangerie ; la seconde est un dépôt de vins. Il est très probable que l'une d'elles fut bâtie par le pape Damase, dont le nom reparaît si souvent. Les anciennes catacombes ne sont plus qu'une ruine ; car les terres, entraînées par la pluie, ont envahi les ouvertures ; ajoutons à cela le pillage séculaire des propriétaires, qui trouvaient dans leurs vignes des issues secrètes pour y pénétrer, et l'action destructive du temps et du climat. Il y a lieu cependant d'être très reconnaissant pour le peu qui nous reste ; il suffit à vérifier l'exactitude des documents légués par des temps plus heureux ; ces documents nous servent de guides pour la restauration de ces débris vénérables. Le pontife qui gouverne maintenant l'église a plus fait pour les catacombes que tous ses prédécesseurs pendant les siècles écoulés. La commission mixte qu'il a nommée s'est merveilleusement acquittée de sa tâche. Avec des ressources limitées, elle mène les travaux d'une façon régulière et achève entièrement la restauration des parties qu'elle met au jour. Les objets découverts ne sont point enlevés ; ils sont remis en place, et, autant que possible, en leur état primitif ; on copie soigneusement toutes les peintures, et on lève le plan de chaque partie nouvellement explorée. Pour arriver à ces beaux résultats, le pape a payé, sur sa cassette, des vignes et des champs, particulièrement à Tor-Marancia, où se trouve le cimetière des SS. Nérée et Achillée ; il en a fait autant, je crois, pour les terrains qui recouvrent celui de Callistus. L'empereur des Français a envoyé à Rome des artistes qui ont produit une oeuvre magnifique, trop splendide peut-être sur les catacombes (7), mais une oeuvre vraiment impériale (8).

Il est bien temps de rejoindre nos jeunes gens, et de terminer notre visite dans cette merveilleuse cité des saints sous la conduite de nos amis les fossoyeurs.


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(1) Un ou deux extraits de l'ancien Kalendarium romanum expliqueront notre pensée :
III. Non. Mart. Lucii in Callisti.
IV. Id. Dec. Eutichiani in Callisti.
XIII. Kat. Feb. Fabiani in Callisti et Sebastiani ad Catacumbas.
VIII. Id. Aug. Systi in Callisti.
Si nous recueillons ces «dépositions dans le cimetière de Callistus», c'est parce qu'au moment où nous écrivons ce chapitre, nous apprîmes la découverte des tombes et des inscriptions lapidaires de chacun de ces papes, et de saint Antherus, dans une chapelle du cimetière récemment retrouvé de Callistus, ainsi que d'une inscription en vers de saint Damase :
Prid. Kal. Jan. Sylvestri in Priscillae.
IV. Id. (Aug.) Laurentii in Tiburtina.
III. Kal. Dec. Saturnini in Thrasonis.
Publié par Ruinart. (Acta, t. III.)

(2) Acta martyr. t.III.

(3) S. Greg. Turon., de Gloria marc., I, XXVIII, ap. Marchi, p. 81. On serait tenté, en cette occasion, d'appliquer à ces martyrs l'épigramme de saint Damase, carm. XXVIII.

(4) Publié par Bucherius en 1631.

(5) La crypte a probablement été découverte avant l'escalier.

(6) « (Portrait) de saint Cornelius, pape, de saint Cyprien.» De l'autre côté, sur un petit mur qui s'avance à angle droit, sont deux portraits semblables ; on n'a pu déchiffrer qu'un nom, celui de saint Sixtus, ici et en d'autres endroits appelé Sustus. On peut encore lire, grossièrement tracés sur le mortier en caractères du ~~Il0 siècle, les noms des visiteurs de la tombe. Voici ceux de deux prêtres :

Ajoutons une curieuse note prise dans le calendrier romain :
XVIII. kal. Oct. Cypriani Africae : Romae celebratur in Callisti. - «14 sept. (Déposition) de Cyprien, en Afrique. A Rome on la célèbre dans (le cimetière) de Callistus».

(7) Il s'agit ici de l'oeuvre de M. Perret (6 volumes in-folio).

(8) Depuis que le cardinal Wiseman a écrit ces lignes, la science des catacombes a fait d'admirables progrès, et le monde entier salue en M. de Rossi le plus illustre des archéologues comtemporains. Sa Roma sotteranea a élargi le champ des recherches et l'étendue des connaissances. Il a fait en France d'excellents élèves, parmi lesquels il faut tout d'abord mentionner M. l'abbé Martigny, auteur d'un excellent Dictionnaire des antiquités chrétiennes, et M. Paul Allard. La plus récente publication est celle de M. Roller (2 vol. in-4.) ; mais M. de Rossi est loin d'avoir dit son dernier mot, et nous nous attendons à de nouvelles découvertes qui profiteront à la cause de l'église.