Ce que Diogène ne pouvait pas dire au sujet des catacombes
Diogène vivait à peu prés à la fin
de la première période de l'histoire des
catacombes. S'il lui eût été accordé
de prévoir l'avenir, son cœur se serait réjoui de
l'approche de l'ère nouvelle qui allait s'ouvrir ; mais
bientôt après un autre événement
l'eût rempli de chagrin. Quoique le sujet de ce chapitre
n'ait aucun rapport direct avec notre récit, il servira
néanmoins à bien préciser la scène
où il se passe.
Lorsque la paix et la liberté furent rendues à
l'église, ces cimetières devinrent de pieux
pèlerinages très fréquentés. Chacun
de leurs noms réveillait le souvenir d'un ou de plusieurs
des glorieux martyrs qu'on y avait ensevelis. Le jour de leur
anniversaire, une grande foule de citoyens et de pèlerins
environnaient leurs tombes ; on y offrait les divins
mystères, et l'on prononçait une pieuse
homélie en leur honneur. C'est alors que parurent les
premiers martyrologes ou calendriers des martyrs, qui
indiquaient aux fidèles où ils devaient aller.
«A Rome, sur la voie Salarienne, ou la voie Appienne, ou
la voie Ardéatine», telles sont les indications que
nous trouvons presque quotidiennement dans le martyrologe
romain, sensiblement augmenté depuis cette époque,
grâce aux additions des siècles postérieurs
(1).
Un lecteur inattentif ne se rendra pas compte de l'importance
des indications du martyrologe, qui ont cependant aidé
à reconnaître l'emplacement douteux de plusieurs
catacombes. Une autre classe importante d'écrivains nous
est aussi d'un grand secours ; mais, avant de les faire
connaître, jetons un rapide coup d'oeil sur les
changements que l'affluence des fidèles produisit dans
les cimetières. D'abord l'entrée devint plus
commode, les escaliers moins raides ; des murailles
étayèrent les galeries croulantes ; d'espace en
espace, des ouvertures en forme de cheminée furent
pratiquées à travers les voûtes pour donner
accès à l'air et à la lumière.
Enfin, au-dessus de l'entrée, se dressèrent de
riches basiliques et des églises
généralement construites de manière qu'on
pût communiquer directement avec le tombeau principal, qui
prit alors le nom de confession. Le pèlerin,
à son arrivée dans la cité sainte, visitait
chacune de ces églises, coutume qui subsiste encore de
nos jours ; il descendait dans les cryptes, et, grâce au
bon état des galeries, n'avait point à chercher
péniblement sa route ; il allait d'abord au tombeau du
principal martyr, et visitait ensuite ceux pour lesquels il
éprouvait le plus de confiance.
Pendant cette période,
pas une tombe ne fut ouverte, pas un corps ne fut enlevé.
A travers une ouverture pratiquée dans les tombeaux on
faisait toucher aux reliques des martyrs des mouchoirs ou
écharpes, appelées brandea, qu'on envoyait
ensuite dans les pays éloignés, pour y être
conservés avec la plus grande vénération.
Rien d'étonnant que saint Ambroise, saint Gaudens et
d'autres évêques aient éprouvé tant
de difficultés afin d'obtenir pour leurs églises
soit des corps entiers, soit des reliques considérables
de martyrs. Une autre espèce de reliques, appelée
l'huile des martyrs, était un mélange d'huile et
de baume brûlant dans la lampe suspendue près des
tombeaux. Souvent une petite colonne de pierre, de trois pieds
de haut et creusée au sommet, se trouve tout
auprès, sans doute pour y poser la lampe ou servir
à la distribution de son contenu. Saint Grégoire
le Grand, écrivant à la reine Théodelinde,
lui mande qu'il lui envoie de l'huile des papes martyrs. La
liste qui accompagnait ce présent a été
copiée par Mabillon, dans le trésor de Monza, et
publiée de nouveau par Ruinart
(2). Elle se trouve encore au même endroit,
ainsi que les fioles qui contenaient les huiles, scellées
dans des tubes de métal.
Ce soin jaloux de ne pas troubler le repos des saints
paraît dans un charmant récit de saint
Grégoire de Tours. Parmi les martyrs spécialement
honorés par l'antique église romaine
étaient les saints Chrysanthe et Darie. Leurs tombes
devinrent bientôt si célèbres à cause
des guérisons qui s'y opérèrent, que les
chrétiens construisirent au-dessus, ou plutôt
creusèrent une sorte de salle voûtée
où les fidèles se réunirent en grand
nombre. Les païens ayant découvert cette retraite,
l'empereur fit murer l'entrée et jeter quantité de
terre et de pierres, sans doute par le luminare,
ouverture supérieure servant à renouveler l'air ; l'assemblée tout entière fut enterrée vive,
à l'exemple des saints martyrs qu'elle
vénérait. A la paix de l'église, cet
endroit était encore inconnu, jusqu'au moment où
la volonté de Dieu jugea à propos de le
manifester. Au lieu de permettre aux pèlerins d'entrer
dans ce lieu sacré, on leur accorda seulement de
contempler à travers une étroite ouverture
pratiquée dans la muraille les deux saints martyrs et la
pieuse troupe de fidèles ensevelis à leurs pieds.
Cet acte de cruauté ayant été accompli au
milieu des préparatifs de l'oblation de la sainte
Eucharistie, on voyait encore, gisant à terre, les vases
d'argent qui contenaient le vin destiné au sacrifice sans
tache (3).
Il est évident que les pèlerins venant à
Rome avaient besoin d'un guide qui leur indiquât à
l'avance ce qu'ils avaient à visiter ; il est
également bien naturel qu'en rentrant dans leur pays ils
aient cherché à édifier leurs amis moins
fortunés, en leur racontant leur voyage. Non moins
favorisés que ces derniers, nous avons recueilli quelques
récits de ce genre. Les plus importants de ces documents
sont des catalogues compilés au IVe siècle : l'un
énumère les sépultures des pontifes romains ; l'autre, les tombeaux des martyrs
(4). On remarque ensuite trois guides bien distincts
dans les catacombes : leur intérêt est d'autant
plus considérable, que, tout en décrivant des
parcours variés, ils sont toujours merveilleusement
d'accord entre eux.
Afin de montrer la valeur de ces documents et
d'énumérer les changements que subirent les
catacombes pendant la seconde période de leur histoire,
nous ferons brièvement le récit d'une
découverte faite dans le cimetière où nous
avons laissé notre petite troupe de visiteurs. Parmi les
décombres entassés à l'entrée d'une
catacombe dont le nom était douteux, et qu'on prenait
pour celle de Prétextat, on trouva un fragment d'une
tablette de marbre brisée obliquement, de gauche à
droite, et portant les lettres suivantes :
(De). . . . nelius martyr.
Le jeune chevalier de Rossi déclara
immédiatement que c'était une partie de
l'inscription sépulcrale du saint pape Cornelius ; que sa tombe, d'une forme particulière, se
trouverait probablement plus loin. Or, comme tous les
anciens itinéraires la placent dans le
cimetière de Calliste, le cimetière
où l'on se trouvait alors pouvait donc
revendiquer ce nom glorieux qui n'appartenait point
à celui de Saint-Sébastien, situé
à quelques centaines de pas. Il alla même
jusqu'à prédire, d'après ces
documents, que saint Cyprien ayant été
enseveli à côté de Cornelius, on
trouverait près de cette tombe la preuve de
cette assertion ; on savait du reste que le corps de
saint Cyprien reposait en Afrique. Ces paroles furent
bientôt confirmées par
l'événement. On découvrit le grand
escalier (5) ; il
conduisait à un endroit plus vaste,
soigneusement revêtu de briques au moment de la
paix de l'église, et bien pourvu de
lumière et d'air par le haut. A gauche
était un tombeau taillé comme les autres
dans le roc, mais qui n'était point orné
d'un arceau extérieur. Il était cependant
de belles dimensions ; à l'exception d'un second
placé beaucoup plus haut, il n'y en avait pas
d'autre alentour. On trouva dans la première
tombe le reste de l'inscription qui manquait ; l'autre
fragment, apporté du musée Kircher,
où on l'avait déposé, s'y adaptait
parfaitement. Une fois réunis, ils
donnèrent l'inscription suivante : (De) Cornelius, martyr, évêque. |
Saint Corneille et saint Cyprien
|
Au-dessus, depuis le bord de cette inscription jusqu'au sol, on
en voyait une seconde gravée sur une plaque de marbre :
l'angle gauche seul subsiste encore ; le temps avait
brisé le reste et dispersé les fragments.
Au-dessus de la tombe se trouvait une autre tablette,
enchâssée dans le tuf, dont il ne reste que l'angle
droit et quelques morceaux retrouvés dans les
débris, pas assez nombreux pour rétablir
l'inscription, mais suffisants pour indiquer que
c'étaient des vers composés par le pape Damase.
Comment a-t-on pu reconnaitre cette origine ? Très
facilement. Car non seulement ce saint pape aimait à
composer des vers qu'il plaçait sur la tombe des martyrs,
mais ces inscriptions sont tracées en caractères
d'une forme particulière et fort élégante
que les antiquaires appellent des lettres damasiennes.
Des fragments de cette inscription sont écrits avec ces
lettres.
Continuons : sur le mur à droite de la tombe, et sur le
même plan, on a peint deux figures en pied, revêtues
d'ornements sacerdotaux, la tête entourée d'un
nimbe, ouvrage de l'art byzantin et datant du VIIe
siècle. Au-dessous et à gauche de chaque
personnage étaient inscrits leurs noms ; les lettres,
disposées une à une et perpendiculairement,
étaient effacées en partie. Nous les
rétablissons en italiques
(6):
Un étranger sachant que l'église
célèbre le même jour la fête de ces
deux martyrs s'imaginerait aisément, en voyant ces
peintures et en lisant ces inscriptions, qu'ils ont
été enterrés dans la même tombe.
Enfin, à droite, se trouve une colonne d'environ trois
pieds de haut et légèrement creusée au
sommet, comme nous l'avons dit précédemment. Ce
qui confirme notre assertion relativement à l'usage
auquel on les employait, c'est que dans la liste des huiles
saintes que saint Grégoire envoyait à la reine des
Lombards on trouve l'huile de saint Cornelius, oleum S.
Cornelii.
Nous voyons donc que, pendant la deuxième
période, les dispositions simples et primitives des
cimetières se modifièrent et devinrent plus
élégantes et plus commodes. Il ne faut pas croire
pour cela que nous confondons ces embellissements nouveaux avec
les travaux des premiers âges. La différence est si
grande, que l'on prendrait plutôt un Rubens pour un Fra
Angelico qu'un ouvrage byzantin pour un produit de l'art des
deux premiers siècles.
Venons maintenant à la troisième période
de l'histoire de ces lieux vénérables ; c'est le
triste moment de leur désolation. Lorsque les Lombards et
plus tard les Sarrasins vinrent dévaster les environs de
Rome, et que les catacombes furent exposées à la
profanation, les papes enlevèrent les corps des plus
illustres martyrs pour les placer dans les basiliques de Rome.
Ce qui fut continué pendant le VIIIe et le IXe
siècle, époques pendant lesquelles on entend
encore parler des réparations faites dans les catacombes
par les souverains pontifes. Ces lieux saints cessèrent
d'être l'objet de la dévotion des fidèles ; et les églises qui en recouvraient l'entrée furent
détruites ou tombèrent en ruines. Seules, celles
qui étaient fortifiées et qu'on pouvait
défendre résistèrent à tous ces
ennemis. Citons, entre autres, les basiliques extra muros
de Saint-Paul sur la voie d'Ostie, de Saint-Sébastien sur
la voie Appienne, de Saint-Laurent sur la voie Tiburtine ou dans
l'ager Veranus, de Sainte-Agnès sur la voie
Nomentane, de Saint-Pancrace sur la voie Aurélienne, et
la première de toutes, celle de Saint-Pierre au Vatican.
La première et la dernière de ces basiliques
étaient entourées de bourgs et de cités ; autour de quelques autres le voyageur peut encore apercevoir la
trace de murailles fortifiées.
Néanmoins il est bien
étonnant que le jeune antiquaire que nous avons
déjà nommé plusieurs fois avec éloge
ait retrouvé, presque dans leur intégrité,
deux des basiliques qui s'élevaient à
l'entrée du cimetière de Callistus. La
première sert d'étable et de boulangerie ; la
seconde est un dépôt de vins. Il est très
probable que l'une d'elles fut bâtie par le pape Damase,
dont le nom reparaît si souvent. Les anciennes catacombes
ne sont plus qu'une ruine ; car les terres,
entraînées par la pluie, ont envahi les ouvertures ; ajoutons à cela le pillage séculaire des
propriétaires, qui trouvaient dans leurs vignes des
issues secrètes pour y pénétrer, et
l'action destructive du temps et du climat. Il y a lieu
cependant d'être très reconnaissant pour le peu qui
nous reste ; il suffit à vérifier l'exactitude des
documents légués par des temps plus heureux ; ces
documents nous servent de guides pour la restauration de ces
débris vénérables. Le pontife qui gouverne
maintenant l'église a plus fait pour les catacombes que
tous ses prédécesseurs pendant les siècles
écoulés. La commission mixte qu'il a nommée
s'est merveilleusement acquittée de sa tâche. Avec
des ressources limitées, elle mène les travaux
d'une façon régulière et achève
entièrement la restauration des parties qu'elle met au
jour. Les objets découverts ne sont point enlevés ; ils sont remis en place, et, autant que possible, en leur
état primitif ; on copie soigneusement toutes les
peintures, et on lève le plan de chaque partie
nouvellement explorée. Pour arriver à ces beaux
résultats, le pape a payé, sur sa cassette, des
vignes et des champs, particulièrement à
Tor-Marancia, où se trouve le cimetière des SS.
Nérée et Achillée ; il en a fait autant, je
crois, pour les terrains qui recouvrent celui de Callistus.
L'empereur des Français a envoyé à Rome des
artistes qui ont produit une oeuvre magnifique, trop splendide
peut-être sur les catacombes
(7), mais une oeuvre vraiment impériale (8).
Il est bien temps de rejoindre nos jeunes gens, et de terminer
notre visite dans cette merveilleuse cité des saints sous
la conduite de nos amis les fossoyeurs.
(1) Un ou deux extraits de
l'ancien Kalendarium romanum expliqueront notre
pensée : III. Non. Mart. Lucii in Callisti. IV. Id. Dec. Eutichiani in Callisti. XIII. Kat. Feb. Fabiani in Callisti et Sebastiani ad Catacumbas. VIII. Id. Aug. Systi in Callisti. Si nous recueillons ces «dépositions dans le cimetière de Callistus», c'est parce qu'au moment où nous écrivons ce chapitre, nous apprîmes la découverte des tombes et des inscriptions lapidaires de chacun de ces papes, et de saint Antherus, dans une chapelle du cimetière récemment retrouvé de Callistus, ainsi que d'une inscription en vers de saint Damase : Prid. Kal. Jan. Sylvestri in Priscillae. IV. Id. (Aug.) Laurentii in Tiburtina. III. Kal. Dec. Saturnini in Thrasonis. Publié par Ruinart. (Acta, t. III.) |
|
(2) Acta
martyr. t.III. |
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(3) S. Greg.
Turon., de Gloria marc., I, XXVIII, ap. Marchi, p.
81. On serait tenté, en cette occasion, d'appliquer
à ces martyrs l'épigramme de saint Damase,
carm. XXVIII. |
|
(4) Publié
par Bucherius en 1631. |
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(5) La crypte a
probablement été découverte avant
l'escalier. |
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(6) « (Portrait) de saint Cornelius, pape,
de saint Cyprien.» De l'autre côté, sur
un petit mur qui s'avance à angle droit, sont deux
portraits semblables ; on n'a pu déchiffrer qu'un
nom, celui de saint Sixtus, ici et en d'autres endroits
appelé Sustus. On peut encore lire,
grossièrement tracés sur le mortier en
caractères du ~~Il0 siècle, les noms des
visiteurs de la tombe. Voici ceux de deux prêtres
: Ajoutons une curieuse note prise dans le calendrier romain : XVIII. kal. Oct. Cypriani Africae : Romae celebratur in Callisti. - «14 sept. (Déposition) de Cyprien, en Afrique. A Rome on la célèbre dans (le cimetière) de Callistus». |
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(7) Il s'agit ici
de l'oeuvre de M. Perret (6 volumes in-folio). |
|
(8) Depuis que le
cardinal Wiseman a écrit ces lignes, la science des
catacombes a fait d'admirables progrès, et le monde
entier salue en M. de Rossi le plus illustre des
archéologues comtemporains. Sa Roma
sotteranea a élargi le champ des recherches et
l'étendue des connaissances. Il a fait en France
d'excellents élèves, parmi lesquels il faut
tout d'abord mentionner M. l'abbé Martigny, auteur
d'un excellent Dictionnaire des antiquités
chrétiennes, et M. Paul Allard. La plus
récente publication est celle de M. Roller (2 vol.
in-4.) ; mais M. de Rossi est loin d'avoir dit son dernier
mot, et nous nous attendons à de nouvelles
découvertes qui profiteront à la cause de
l'église. |