Nouvelles réunions
De retour dans la première salle qu'ils avaient
traversée en entrant dans l'appartement, les deux jeunes
gens y trouvèrent tous les hôtes attendus. Sur la
table était un frugal repas, principalement
destiné à donner le change aux fâcheux qui
pourraient survenir. L'assemblée était nombreuse
et variée ; on y comptait des prêtres et des
laïques, des hommes et des femmes ; son but était de
concerter les mesures nécessaires à l'occasion
d'un événement qui venait d'arriver au palais, et
que nous allons expliquer en peu de mots.
Sébastien, que l'empereur honorait d'une
confiance sans bornes, employait toute son influence
à propager la foi chrétienne au sein de
la demeure impériale. De nombreuses conversions
avaient été opérées
successivement ; depuis peu de temps on en avait
compté un très grand nombre, dont le
souvenir a été conservé dans les
actes avérés de ce glorieux soldat. En
vertu des lois anciennes, beaucoup de chrétiens
étaient saisis et traduits en jugement, ce qui
se terminait souvent par la mort. Deux frères,
Marcus et Marcellianus, ainsi accusés,
n'attendaient plus que l'exécution ; leurs amis,
admis à les voir, les conjurèrent avec
larmes de sauver leur vie en apostasiant. Ils
demandaient à réfléchir.
Sébastien, l'ayant appris, accourut pour les
sauver. Il était trop connu pour qu'on lui
refusât l'entrée de leur sombre prison ; il y pénétra comme un ange de
lumière. C'était une chambre solidement
bâtie, située dans la maison même du
magistrat chargé de les garder, et à qui
on laissait ordinairement le choix du local
destiné aux prisonniers. Tranquillinus,
père des deux jeunes gens, avait obtenu un
répit de trente jours, afin d'avoir le temps
d'ébranler leur constance ; pour aider ses
efforts, le magistrat Nicostrate les tenait
enfermés dans sa propre demeure. L'entreprise de
Sébastien était hardie et dangereuse. Aux
deux chrétiens captifs on avait réuni
seize prisonniers païens ; les parents des jeunes
gens s'empressaient autour d'eux, les yeux
baignés de larmes, et les comblaient de
caresses, afin de les décider à se
soustraire au sort qui les menaçait. Le
geôlier Claudius, le magistrat Nicostrate et sa
femme Zoé étaient aussi présents,
attirés par la compassion et par le désir
d'arracher ces jeunes gens à la mort.
Sébastien pouvait-il espérer qu'au milieu
de tant de personnes il n'en trouverait pas une que le
devoir de sa charge, l'espérance du pardon ou la
haine du christianisme décideraient à le
trahir, s'il se déclarait chrétien ? Ne
savait-il pas qu'un pareil aveu lui coûterait la
vie ? |
Saint Sébastien
|
Il le savait bien ; mais que lui importait ? Si, au lieu de
deux martyrs, trois s'offraient à Dieu, cela ne valait-il
pas mieux ? Ce qu'il craignait, c'est qu'il n'y en eût
point. La chambre où ils se trouvaient était une
salle de banquet, rarement ouverte pendant le jour, et pour
cette raison faiblement éclairée, comme au
Panthéon, par une ouverture pratiquée au plafond.
Sébastien, désirant être vu de tous, se
plaça dans le vif et brillant rayon de lumière qui
s'en échappait, en laissant le reste de l'appartement
dans une obscurité presque complète. A chacun de
ses mouvements, ce rayon, frappant l'or et les pierreries de sa
riche armure de tribun, renvoyait mille feux étincelants
dans les coins les plus sombres, tandis qu'il entourait d'une
douce auréole sa tête découverte, montrait
ses nobles traits émus d'une tendre inquiétude, et
ses regards dirigés vers les deux confesseurs
ébranlés. Il s'écoula quelques instants
avant qu'il pût ouvrir la bouche pour exprimer la violence
de sa douleur, qui se fit jour, à la fin, en de
brûlantes paroles.
«Saints et vénérables frères,
s'écria-t-il, qui avez été les
témoins du Christ, emprisonnés à cause de
lui, vous dont les membres portent la trace des chaînes
endurées pour sa gloire, et qui avez souffert les
tourments avec lui, je devrais tomber à vos pieds pour
vous rendre hommage et solliciter vos prières, au lieu de
me tenir devant vous prêt à vous adresser des
exhortations et jusqu'à des reproches. Dois-je croire ce
que j'ai appris, que vous avez arrêté la main des
anges qui ajoutaient le dernier fleuron à votre couronne,
que vous avez même songé à leur dire de la
briser et d'en abandonner les fragments aux vents du ciel ? Puis-je croire qu'après avoir déjà mis un
pied sur le seuil du paradis, vous pensez à revenir sur
vos pas, pour errer de nouveau dans la vallée de l'exil
et des larmes ? »
Les deux jeunes gens baissèrent la tête et
confessèrent humblement leur faute en versant des pleurs.
Sébastien continua :
«Vous ne pouvez soutenir les regards d'un pauvre soldat
comme moi, le dernier des serviteurs du Christ ; que ferez-vous
donc devant l'oeil irrité du Seigneur, en ce jour
terrible où il vous reniera à son tour devant ses
anges, vous qui, étouffant les cris de votre conscience,
vous préparez à le renier à la face des
hommes ? Au lieu de vous présenter au pied de son
trône avec confiance, comme de bons et fidèles
serviteurs, vous aurez à y comparaître,
après vous être traînés dans l'infamie
quelques années de plus, désavoués par
l'église, méprisés par ses ennemis,
éternellement rongés par le remords, qui ne vous
laissera pas un instant de repos.
- Cessez, oh ! par pitié, cessez, jeune homme, qui que
vous soyez, s'écria Tranquillinus, père des deux
jeunes gens, ne parlez pas à mes fils avec tant de
sévérité. Ils n'ont commencé
à céder qu'en voyant couler les larmes de leur
mère et en entendant mes supplications ; ils ne craignent
pas les tortures qu'ils ont endurées avec tant de
courage. Pourquoi laisseraient-ils leurs malheureux parents en
proie à la misère et au chagrin ? Votre religion
l'ordonne-t-elle, pouvez-vous l'appeler sainte ?
- Prenez patience, bon vieillard, dit Sébastien d'une
voix douce en le regardant avec bonté ; laissez-moi
d'abord parler à vos fils. Ils savent ce que je veux
dire, et vous ne sauriez m'entendre encore ; mais, avec la
grâce de Dieu, cela vous sera bientôt possible...
Votre père a bien raison d'avouer que c'est pour l'amour
de lui et de votre mère que vous semblez hésiter
à leur préférer Celui qui vous a dit :
«Quiconque aime son père et sa mère plus que
moi n'est pas digne de moi.» Vous ne pouvez espérer
de procurer la vie éternelle à vos parents en la
perdant vous-mêmes. En ferez-vous des chrétiens, si
vous reniez le christianisme ? Deviendront-ils les soldats de la
croix, si vous en abandonnez le drapeau ? Leur enseignerez-vous
que les doctrines en sont plus précieuses que la vie, si
vous les sacrifiez pour sauver la vôtre ? Voulez-vous leur
procurer, non pas la vie mortelle de ce corps périssable,
mais la vie éternelle de l'âme ? Eh bien,
hâtez-vous de l'acquérir vous-mêmes ; jetez
aux pieds du Sauveur les couronnes que vous allez recevoir, et
implorez-le pour le salut de vos parents.
- Assez, assez, Sébastien, nous sommes prêts,
s'écrièrent en même temps les deux
frères.
- Claudius, dit l'un, remettez les chaînes que vous
m'aviez enlevées.
- Nicostrate, ajouta l'autre, ordonnez qu'on exécute la
sentence.» Mais Claudius et Nicostrate restèrent
immobiles.
«Adieu, cher père ; adieu, mère
bien-aimée, dirent-ils tour à tour en embrassant
leurs parents.
- Non, répondit le père, nous ne nous
séparerons plus. Nicostrate, allez dire à
Chromatius que dès à présent je suis
chrétien ainsi que mes fils. Je mourrai avec eux pour
cette religion qui a pu en faire des héros.
- Et moi, continua la mère, je ne consentirai pas
à être séparée de mon mari et de mes
enfants.»
La scène qui suivit défie la description. Tous
étaient émus, tous pleuraient ; les prisonniers
s'unissaient tous dans ce conflit d'émotions nouvelles.
Sébastien se vit entouré d'un groupe d'hommes et
de femmes touchés par la grâce, adoucis par son
influence, et subjugués par son pouvoir ; cependant tout
était perdu si un seul d'entre eux restait en
arrière. Il vit le péril imminent, non pour lui,
mais pour l'église, si on venait subitement à tout
découvrir, et aussi pour ces âmes incertaines sur
le seuil de l'éternité. Les uns s'attachaient
à ses pas ; les autres embrassaient ses genoux ou
baisaient ses pieds, le prenant sans doute pour cet esprit de
paix qui apparut à Pierre dans sa prison, à
Jérusalem.
Deux seulement restaient silencieux. Nicostrate était
ému peut-être, mais non gagné. Son cœur
était remué ; mais ses convictions restaient
inébranlables. Zoé, sa femme, à genoux
devant Sébastien, les bras étendus, le regardait
silencieusement et d'un air suppliant.
«Allons, Sébastien, dit le gardien des archives,
car tel était l'emploi de Nicostrate, il est temps que
vous vous éloigniez. Je ne puis qu'admirer la
sincérité de votre foi et la
générosité de votre cœur, qui vous font
agir ainsi, et qui entraînent ces jeunes gens à la
mort ; mais mon devoir est impérieux, et doit vaincre mes
propres sentiments.
- Ne croyez-vous donc pas avec les autres ? - Non,
Sébastien, je ne cède pas si facilement ; il me
faut d'autres preuves que celles de votre vertu.
- Oh ! parlez-lui, vous ! dit Sébastien à
Zoé, parlez-lui, femme fidèle, parlez au cœur de
votre époux ; je suis sûr de ne pas me tromper en
disant que vos regards annoncent que vous, au moins, vous
croyez.»
Zoé cacha sa figure dans ses mains, et fondit en
larmes.
«Vous avez mis la main sur la plaie, Sébastien,
dit son mari : ne savez-vous pas qu'elle est muette ?
- Je l'ignorais, noble Nicostrate ; car elle pouvait parler
lorsque je la vis en Asie pour la dernière fois.
- Depuis six ans, répondit-il d'une voix émue, sa
langue, jadis si éloquente, est paralysée, et n'a
jamais articulé une seule parole.»
Sébastien resta silencieux pendant un instant ; puis
tout à coup il étendit les bras, comme le
faisaient toujours les chrétiens en prière,
éleva ses yeux vers le ciel, et s'écria avec
transport :
«0 Dieu, Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, daignez achever vous-même l'oeuvre
que vous avez entreprise. Montrez votre puissance, dont nous
éprouvons le besoin. Confiez-la aujourd'hui au plus
faible, au plus misérable instrument. Malgré mon
indignité, laissez-moi brandir l'épée de
votre croix victorieuse, afin que les esprits des
ténèbres fuient à son aspect, et que tous
mes frères soient sauvés par elle ! Zoé,
levez encore les yeux vers moi.
Tout le monde gardait le plus profond silence ; Sébastien, après une courte prière
intérieure, fit le signe de la croix, avec la main
droite, sur la bouche de la muette, en disant : «Parlez,
Zoé ; croyez-vous ?
- Je crois en Notre-Seigneur Jésus-Christ,»
répondit-elle d'une voix claire et ferme. Et elle tomba
aux pieds de Sébastien.
Ce fut presque un cri sauvage que poussa Nicostrate en se
jetant aux genoux du tribun et en inondant de larmes sa main
droite. La victoire était complète ; tout le monde
était gagné. Il ne s'agissait plus que de prendre
immédiatement des mesures nécessaires pour
prévenir une découverte. La personne responsable
des prisonniers pouvait les loger où bon lui semblait ; Nicostrate les mit tous en liberté dans sa propre maison,
ainsi que Tranquillinus et sa femme ; de son côté,
Sébastien s'empressa de les confier au saint prêtre
Polycarpe, du titre de Saint-Pastor. Le cas était si
extraordinaire et demandait tant de discrétion,
l'époque était si menaçante et les
nouvelles causes d'irritation devaient être
écartées avec tant de soin, qu'il fallut
hâter l'instruction des catéchumènes et la
poursuivre nuit et jour, afin de pouvoir leur administrer
promptement le baptême.
Ce nouveau troupeau de chrétiens fut à
la fois encouragé et consolé par la vue
d'une nouvelle merveille. Tranquillinus, cruellement
tourmenté par la goutte, fut subitement et
complètement guéri en recevant le
baptême ; Chromatius étant préfet
de la cité, Nicostrate, responsable envers lui
de ses prisonniers, ne pouvait lui cacher plus
longtemps ce qui venait d'arriver. |
Le baptême aux premiers siècles de l'Eglise |
Il lui était donc tout à fait impossible de
continuer à exercer ses fonctions, qu'il résigna
entre les mains de l'empereur. Tertullus, père de
l'illustre Corvinus et préfet du prétoire, lui
succéda ; aussi le lecteur comprendra que les faits que
nous venons de raconter, d'après les actes de saint
Sébastien, sont un peu antérieurs au commencement
de notre récit ; déjà, dans un chapitre
précédent, nous avons parlé du père
de Corvinus comme étant préfet de la
cité.
Reportons-nous à cette
soirée pendant laquelle Sébastien,
accompagné de Pancrace, reçut dans ses
appartements la plupart des personnes que nous venons de nommer.
Beaucoup d'entre elles demeuraient au palais ou dans le
voisinage ; Castulus, qui occupait un poste élevé
à la cour (1), et sa
femme Irène étaient aussi présents.
Plusieurs réunions avaient eu lieu
précédemment, dans le but de chercher quel
était le meilleur plan pour compléter
l'instruction des convertis, et soustraire à l'attention
du public un si grand nombre de personnes, dont le changement de
vie et l'empressement à se démettre de leurs
emplois devaient exciter l'étonnement et la
curiosité. A la demande de Sébastien, l'empereur
avait accordé à Chromatius la permission de se
retirer dans une villa de Campanie : on décida qu'un
grand nombre de néophytes iraient l'y rejoindre et
formeraient une seule famille, afin de continuer leur
instruction religieuse et de pratiquer en commun tous les
exercices de piété. C'était la saison
où tout le monde se rendait à sa campagne, et
l'empereur lui-même se disposait à partir pour la
côte de Naples, puis de là comptait aller visiter
l'Italie méridionale. Le moment était favorable
pour mettre à exécution le plan concerté.
On rapporte que ce fut le pape qui proposa ce départ de
Rome, après avoir célébré les divins
mystères, dans la maison de Nicostrate, le dimanche qui
suivit cette conversion.
On régla tout pendant cette réunion : de petites
troupes devaient partir les jours suivants, par des routes
différentes ; les uns allaient directement par la voie
Appienne ; les autres, suivant un chemin de montagne,
derrière Tibur, traversaient Arpinum ; mais tous devaient
se réunir à la villa, non loin de Capoue. Pendant
toute la fastidieuse discussion de ces arrangements, Torquatus,
un des prisonniers convertis par la visite de Sébastien,
se montra téméraire, plein d'impatience et
d'impétuosité. Il trouvait à redire
à tous les plans, semblant mécontent des avis
qu'on lui donnait, et parlait avec mépris de ce qu'il
appelait la fuite du péril. Pour lui, disait-il, il
était prêt à se rendre le lendemain sur le
forum, pour y renverser n'importe quel autel, et se
déclarer ouvertement chrétien devant le premier
juge qu'il rencontrerait. Rien ne fut épargné pour
l'adoucir et le calmer ; on sentait combien il était
important qu'il partît avec les autres pour la campagne.
Il insista cependant pour agir à sa guise.
Il ne restait plus qu'une chose à fixer : c'était
de savoir qui se mettrait à la tête de la petite
colonne et en dirigerait les opérations. Une lutte
affectueuse se renouvela donc entre le saint prêtre
Polycarpe et Sébastien ; l'un et l'autre souhaitaient de
rester à Rome, et de courir le premier la chance du
martyre. La question fut tranchée par l'arrivée
d'une lettre du pape, adressée à son «cher
fils Polycarpe, prêtre du titre de Saint-Pastor»,
lui enjoignant d'accompagner les convertis et de laisser
Sébastien au difficile devoir d'encourager les
confesseurs et de protéger les chrétiens dans
Rome. Entendre, c'était obéir : l'assemblée
se dispersa après une prière de
reconnaissance.
Le tribun, ayant tendrement salué ses amis, insista pour
accompagner Pancrace jusque chez lui. Comme ils quittaient la
chambre, ce dernier dit à Sébastien : «Ce
Torquatus ne me plaît point, et je crains qu'il ne nous
cause de l'embarras.
- C'est vrai, répondit l'officier, je voudrais qu'il
fût autrement ; mais n'oublions pas qu'il est encore
néophyte ; il changera avec le temps et l'aide de la
grâce.»
Au moment où ils traversaient la cour d'entrée du
palais, ils entendirent un mélange de sons bizarres,
mêlés à de grossiers éclats de rire
et parfois à des cris sauvages qui paraissaient
s'élever de la cour voisine, servant de quartier aux
archers mauritaniens. Un grand feu flambait sans doute au centre ; car la fumée et les étincelles
s'élevaient en tourbillonnant au-dessus de l'enceinte des
portiques.
Sébastien accosta la sentinelle placée dans la
cour où ils se trouvaient : «Ami, demanda-t-il, que
se passe-t-il chez nos voisins ?
- L'esclave noire, répondit le soldat, qui est leur
prêtresse, et doit épouser leur capitaine, si elle
peut racheter sa liberté, vient d'arriver pour accomplir
certains rites ténébreux : sa présence est
toujours la cause de cet horrible vacarme.
- En vérité, dit Pancrace ; et pourriez-vous me
dire quelle religion pratiquent ces Africains ?
- Je n'en sais rien, seigneur, répondit le
légionnaire, à moins qu'ils ne soient ce qu'on
appelle des chrétiens.
- Qu'est-ce qui vous le fait croire ?
- Mais j'ai entendu dire que
les chrétiens se réunissent la nuit pour se livrer
à des chants détestables et commettre toutes
sortes de crimes ; qu'ils font cuire et dévorent la chair
d'un enfant tué pour la circonstance (2) ; sans doute c'est là ce
qui se passe à côté de nous.
- Bonsoir, camarade,» dit Sébastien ; puis, en
sortant du vestibule, il s'écria : «N'est-il pas
étrange, Pancrace, qu'en dépit de tous nos
efforts, et après trois cents ans, le peuple nous
confonde avec les partisans des plus dégradantes
superstitions, et nous range parmi les idolâtres, que nous
abhorrons par-dessus tout ; nous qui sommes certains de n'adorer
en esprit et en vérité qu'un seul Dieu vivant,
nous qui savons avec quelle sollicitude on doit chercher
à se préserver des souillures du
péché, nous enfin qui préférerions
mourir plutôt que de prononcer une parole
déshonnête! Jusques à quand, Seigneur, oh ! jusques à quand serons-nous ainsi méconnus ?
- Aussi longtemps, dit Pancrace en s'arrêtant sur les
degrés extérieurs du vestibule et en
élevant ses regards vers la lune sur son déclin,
aussi longtemps que cette pâle lumière continuera
d'éclairer notre marche, et jusqu'à ce que le
soleil de justice se lève dans toute sa beauté sur
notre pays et l'enrichisse de sa splendeur. Sébastien,
dites-moi d'où vous préférez voir se lever
le soleil.
- Le plus beau lever du
soleil que j'aie jamais vu, dit le tribun, répondant
volontiers à la singulière demande de son
compagnon, c'était du haut du mont Latial (3), près du temple de
Jupiter. L'astre du jour surgit derrière la montagne, en
projetant son ombre immense, semblable à une pyramide,
au-dessus de la plaine et au loin sur la mer ; puis, à
mesure qu'il s'élevait sur l'horizon, cette ombre diminua
et finit par disparaître. A chaque instant la
lumière frappait quelque nouvel objet ; les
galères d'abord et les légers esquifs endormis sur
l'Océan, puis le rivage lui-même et les flots qui
s'y brisent ; un à un les blancs monuments de la
cité s'éveillèrent à ses jeunes
rayons ; enfin Rome la majestueuse et ses temples
élevés furent inondés de tous les feux du
jour. Quel glorieux spectacle ! Ceux qui sont dans la
vallée ne le peuvent contempler ou s'en faire la moindre
idée.
- C'est bien là ce que j'imaginais, Sébastien,
observa Pancrace ; il en sera ainsi lorsqu'un autre soleil plus
éclatant se lèvera sur ce pays plongé dans
les ténèbres. Qu'il sera beau de voir les ombres
de la nuit se dissiper et mettre au jour les charmes
jusque-là cachés de notre sainte foi et de notre
culte ! La ville impériale elle-même brillera comme
le type divin de la cité de Dieu. Ceux qui vivront alors
sauront-ils voir ces splendeurs et les apprécier
dignement ? Ou bien, bornant leurs regards à
l'étroit espace qui les environne, mettront-ils leurs
mains devant leurs yeux pour les préserver d'un
éclat si soudain et si éblouissant ? Je ne sais
trop, cher Sébastien ; mais j'espère que vous et
moi nous pourrons contempler ce grand spectacle du haut d'une
montagne plus élevée que celle de Jupiter Albain
ou Olympien, je veux dire du sommet de la sainte colline
où se tient l'Agneau, au pied duquel coulent les eaux de
la source de vie (4).
Ils continuèrent à marcher en silence à
travers les rues brillamment éclairées (5) ; après avoir atteint la
maison de Lucine et s'être affectueusement souhaité
une heureuse nuit, Pancrace sembla hésiter un instant et
dit : «Sébastien, vous avez dit ce soir quelque
chose que je voudrais bien vous entendre expliquer.
- Quelle est cette chose ? - Lorsque vous débattiez avec
Polycarpe votre départ pour la Campanie ou votre
séjour à Rome, vous avez promis, si vous restiez,
d'être très prudent et de ne pas vous exposer au
péril sans nécessité ; vous avez ensuite
ajouté que votre esprit nourrissait un projet qui vous
retiendrait efficacement, mais qu'après son
exécution il vous serait difficile de modérer
l'ardeur qui vous entraîne à donner votre vie pour
le Christ.
- Et pourquoi, Pancrace, désirez-vous tant
connaître mes folles pensées ?
- Je l'avoue, je suis vraiment curieux de savoir quel est le
motif assez puissant pour diminuer en vous le désir
extrême d'atteindre le but que vous savez être le
plus élevé de la vie d'un chrétien.
- A mon grand regret, cher enfant, je ne puis vous le dire
maintenant ; vous le saurez un jour.
- Me le promettez-vous ?
- Oui, très solennellement. Que Dieu vous garde ! »
(1) On n'a jamais
défini exactement ce que c'était. |
|
(2) C'était
l'idée que se faisait le peuple du culte
catholique. |
|
(3) Maintenant
Monte Cavo, au-dessus d'Albano. |
|
(4) Vidi supra
montem Agnum stantem, de sub cujus pede fons vivus emanat.
(Office de saint Clément) |
|
(5) Ammien
Marcellin nous apprend qu'à la fin de l'empire les
rues étaient éclairées le soir de
façon à rivaliser avec le jour. «Et
haec confidenter agebat (Gallus) ubi pernoctantium luminum
claritudo dierum solet imitari fulgorem.» |