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Arc de Titus
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Comme ils pénétraient dans cette
partie du palais confiée à la
garde de la cohorte de Sébastien, ce
dernier dit à son compagnon :
«Chaque fois que j'entre ici, je suis
frappé de la bonté de la
Providence, qui a élevé,
à la porte même du palais des
Césars, cet arc de triomphe rappelant
à la fois la chute de ce système
qui fut le premier antagonisme sérieux
du christianisme, et l'accomplissement de la
plus importante prophétie de
l'évangile : la destruction de
Jérusalem par les aigles romaines (2). Je ne
puis m'empêcher de croire qu'un jour un
autre arc de triomphe s'élèvera
pour rappeler une victoire non moins
importante sur ce second ennemi de notre
religion, Rome païenne et
impériale.
- Comment ! considérez-vous la chute
de cet immense empire comme nécessaire
à l'établissement du
christianisme ?
- Dieu m'en préserve ! pour le
maintenir je donnerais les dernières
gouttes de mon sang, dont j'ai
déjà offert les prémices
pour sa défense. Comptez que lorsque
l'empire se convertira, ce ne sera pas avec la
lenteur de notre époque, mais d'une
façon si extraordinaire, si divine, que
nos voeux les plus ardents n'auront pu les
prévoir. Tous s'écrieront : En
vérité, la main du Tout-Puissant
est ici ! ...
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- Sans aucun doute ; toutefois votre idée d'un
arc triomphal chrétien suppose des moyens
humains ; d'où les attendez-vous ?
- A vrai dire, Pancrace, mes pensées se
tournent vers un des membres de la famille des Auguste,
sur lequel je fonde un peu d'espoir pour un avenir
meilleur ; je parle de Constance Chlore.
- Cependant, Sébastien, comment ne
trouverez-vous pas parmi nous des gens savants et
honnêtes prêts à réfuter
votre opinion ! Ils vous diront que sous les
règnes d'Alexandre, de Gordien ou
d'Aurélien, on entretenait de semblables
espérances qui n'aboutirent qu'à une
déception. Pourquoi, ajouteront-ils, n'en
serait-il pas de même aujourd'hui ?
- Je ne le sais que trop, cher Pancrace, et plus d'une
fois j'ai amèrement déploré ces
sombres regards jetés sur les
événements, et qui refroidissent notre
zèle ; ces pensées insidieuses, que la
vengeance est perpétuelle et que la
miséricorde n'a qu'un temps ; que le sang des
martyrs et les prières des vierges sont
impuissants à raccourcir les heures
d'épreuve et à hâter
l'arrivée de la grâce.»
Ce fut alors qu'ils arrivèrent dans
l'appartement de Sébastien ; la pièce
principale était éclairée, et tout
semblait préparé pour une réunion.
Vis-à-vis de la porte était une
fenêtre ouvrant de plain-pied sur une terrasse
qui longeait ce côté du palais. La nuit
leur parut si brillante, qu'ils se dirigèrent
instinctivement vers cette terrasse et y
demeurèrent. Un délicieux et charmant
spectacle s'offrit alors à leurs regards.
Au-dessus de leur tête, la lune, une vraie lune
d'Italie, glissait majestueusement au plus haut des
cieux ; son ombre arrondie, loin de présenter
une surface plate, se détachait en relief
vigoureux, et semblait baigner dans les doux reflets de
sa propre lumière. Les étoiles voisines
en perdaient leur éclat ; elles semblaient
s'être réunies en groupes plus
serrés et plus brillants dans les coins de ce
ciel d'azur. Bien des années plus tard, Augustin
et Monique, penchés sur leur fenêtre,
à Ostie, s'entretenaient des choses
célestes en contemplant une nuit aussi sereine
et aussi tranquille.
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Le Colisée
En vérité, à leurs pieds, autour
d'eux, tout était beau, tout était grand.
Le Colisée ou l'amphithéâtre de
Flavius, entièrement achevé, se dressait
d'un côté ; le doux murmure de la
fontaine, dont les eaux étincelaient comme une
colonne d'argent, pareille à la vague qui se
retire en glissant le long des flancs abrupts d'un
rocher, venait doucement flatter l'oreille. De l'autre,
le superbe édifice appelé le
Septizonium de Sévère ; en face, et
dominant fièrement le Coelius, les bains
somptueux de Caracalla reflétaient sur leurs
colonnes orgueilleuses et leurs murs de marbre le doux
éclat de cette lune d'automne. Mais ces lourds
monuments de la gloire humaine n'attiraient point les
regards des deux jeunes chrétiens,
demeurés silencieux ; le plus âgé
avait placé son bras droit autour du cou de son
compagnon et s'appuyait sur son épaule.
Après une longue pause il reprit le fil de son
discours et dit d'une voix plus douce : «Lorsque
nous sommes entrés sur la terrasse, j'allais
vous désigner à nos pieds l'endroit exact
où mon imagination se plaît à
élever l'arc triomphal dont je vous ai entretenu
(3). Mais qui
pourrait songer aux misères d'ici-bas en
contemplant au-dessus de nos têtes cette
voûte splendide, si brillamment
éclairée, comme pour attirer vers elle et
nos yeux et nos cœurs ?
- Vous avez raison, Sébastien ; je
réfléchis parfois que si cette partie du
firmament vers laquelle l'homme indigne et
pécheur ose lever ses regards est si
éclatante de beauté, que doit être
cette autre partie dans les profondeurs de laquelle
plonge l'oeil de Celui dont la gloire est sans bornes ! Je me le représente comme un voile richement
brodé, dont le tissu laisse échapper
quelques fils d'or ; c'est là tout ce que nous
pouvons en apercevoir. De quelle splendeur vraiment
royale doivent resplendir ces régions
élevées que foule le pied léger
des anges et des justes qui ont satisfait à la
justice de Dieu !
- Quelle gracieuse idée, Pancrace, et combien
elle est vraie, puisqu'elle nous apprend que ce voile
placé entre nous, qui travaillons ici-bas, et
l'église triomphante, réunie
là-haut, est bien délicat et facile
à traverser !
- Pardonnez-moi, Sébastien, dit le jeune homme
en regardant son ami avec ce même regard qu'il
avait dirigé, quelques jours auparavant, sur le
visage inspiré de sa mère ; pardonnez-moi
si, pendant que vous méditez avec sagesse sur le
monument destiné à rappeler le triomphe
du christianisme, je vois déjà se dresser
devant moi, dans toute sa beauté, cet arc
triomphal par lequel, malgré notre faiblesse,
nous conduirons l'église à une victoire
rapide et glorieuse, et marcherons nous-mêmes
à la félicité.
- Où cela, cher enfant ? que voulez-vous dire ? »
Pancrace étendit lentement la main vers
la gauche, en disant : «Là, mon
noble Sébastien ; c'est l'une des
arches de l'amphithéâtre de
Flavius qui s'ouvrent sur l'arène.
Au-dessus de cette arène s'étend
ce voile dont vous parliez tout à
l'heure ; il n'est pas plus épais que
le velarium qui abrite les spectateurs.
Mais écoutez !
- C'est le rugissement d'un lion qui retenti
au pied du mont Coelius, s'écria
Sébastien surpris. Des animaux
féroces seront arrivés au
vivarium
(4) de l'amphithéâtre,
car je sais qu'il ne s'y en trouvait point
hier.
- Oui, écoutez, continua Pancrace,
sans remarquer l'interruption, c'est le son de
la trompette qui nous appelle, c'est
l'harmonie qui accompagnera notre
triomphe».
Tous deux se turent pendant quelque temps ; Pancrace rompit enfin le silence et dit :
«Ceci me fait souvenir d'une affaire sur
laquelle je voudrais vous consulter, mon
fidèle conseiller ; vos amis vont-ils
bientôt venir ?
- Pas encore, et ils n'arriveront que
séparément. En attendant, venez
dans ma chambre, personne ne viendra nous y
interrompre».
Ils s'avancèrent le long de la
terrasse, et entrèrent dans la
dernière pièce de l'appartement.
Elle était située à
l'angle de la colline,
précisément en face de la
fontaine, et n'était
éclairée que par les rayons de
la lune qui entraient par la fenêtre
ouverte. L'officier se tint debout près
de la fenêtre, et Pancrace s'assit sur
le modeste lit de camp de
Sébastien.
«Quelle est cette grande affaire,
Pancrace, qui vous fait désirer mes
sages avis ? demanda en riant
Sébastien.
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- Une misère, en vérité,
répondit-il timidement, pour un homme aussi
brave et aussi généreux que vous, mais
une chose importante pour un faible enfant aussi
inexpérimenté que moi.
- C'est quelque bon et vertueux projet, je n'en doute
pas ; dites-moi ce qui vous occupe, et je vous promets
de vous aider de mon mieux.
- Eh bien donc, Sébastien, - ne vous
hâtez pas de me trouver ridicule, ajouta
Pancrace, hésitant et rougissant à chaque
mot, - vous savez que j'ai chez moi une grande
quantité de vaisselle d'argent, fort
embarrassante, vous comprenez, pour nous qui vivons si
simplement. Ma chère mère, pour tout au
monde, ne voudra jamais porter les nombreux bijoux
anciens que l'on garde sous clef et qui ne servent
à personne. Je n'ai point d'héritier : je
suis et je serai le dernier de ma race. Vous m'avez dit
souvent qu'en pareil cas les héritiers naturels
d'un chrétien sont la veuve et l'orphelin, les
indigents et les infirmes. Pourquoi attendraient-ils ma
mort pour entrer en possession de ce qui leur revient
de droit ? S'il est vrai qu'une persécution soit
imminente, et si nous devons faire le sacrifice de
notre vie, pourquoi courir le risque de voir ces
richesses confisquées ou livrées aux
mains avides des licteurs ? Pourquoi en
dépouiller nos héritiers naturels ?
- Pancrace, dit Sébastien, je vous ai
écouté sans vous interrompre, afin de
vous laisser tout le mérite d'exprimer de si
nobles pensées. Maintenant dites-moi quel est le
motif qui vous fait hésiter dans
l'accomplissement d'un projet qui vous est cher.
- A vrai dire, Sébastien, je crains qu'on ne me
trouve présomptueux et impertinent, de vouloir,
à mon âge, faire ce que tout le monde est
sûr de considérer comme un acte grand et
généreux, tandis que je puis vous assurer
qu'il n'en est rien. Je ne regretterai nullement tout
cela, et je n'y attache aucune valeur ; quel
précieux secours ce sera pour les pauvres,
à qui l'avenir se montre déjà
plein de menaces !
- Sans doute Lucine y consent ?
- Oh ! soyez sans inquiétude. Je ne voudrais
pas toucher la moindre parcelle d'or sans sa
permission. Mais voici mon principal motif pour
solliciter votre assistance. Je serais au
désespoir qu'on me crût capable de faire
la moindre chose qui pût sembler extraordinaire,
surtout de la part d'un jeune homme. Vous me comprenez ? Ce que je désire, ce que je vous supplie de
faire, c'est de distribuer ces aumônes dans
quelque autre maison. Vous pourrez dire qu'elles
viennent de... d'une personne qui a grand besoin des
prières des fidèles, surtout de celles
des pauvres, et qui veut rester inconnue...
- Je vous rendrai ce service de tout cœur, cher et
noble enfant ! Chut ! N'avez-vous pas entendu prononcer
le nom de Fabiola ? Tenez, encore ! et avec une
épithète de mauvais augure.»
Pancrace s'approcha de la fenêtre ; deux voix se
faisaient entendre très près d'eux ; mais
la corniche empêchait de voir les interlocuteurs,
évidemment un homme et une femme. Quelques
minutes après, ils s'avancèrent dans la
partie éclairée par la lune presque aussi
vivement qu'en plein jour.
«Je connais cette Africaine, dit
Sébastien ; c'est Afra, l'esclave noire de
Fabiola.
- Et l'homme, ajouta Pancrace, est mon ancien
condisciple Corvinus.»
Ils crurent qu'il était de leur devoir de
chercher à saisir, s'il était possible,
ce qui semblait être la trame d'un complot ; mais, comme les deux complices passaient et repassaient
devant la fenêtre, on ne pouvait surprendre, de
temps à autre, que quelques phrases
détachées. Nous n'avons pas l'intention
de nous contenter de si peu de choses ; nous donnerons
donc le dialogue en entier. Un mot seulement sur ces
deux personnages.
L'esclave, nous la connaissons assez pour le moment.
Corvinus, nous l'avons déjà dit,
était le fils de Tertullus, d'abord
préfet du prétoire. Cette charge,
inconnue de la république et de création
impériale, avait graduellement absorbé,
depuis le règne de Tibère, le pouvoir
civil aussi bien que le pouvoir militaire ; celui qui
en était investi remplissait à Rome les
fonctions de premier juge au criminel. Il fallait un
homme vigoureusement trempé pour occuper ce
poste à la satisfaction d'un maître
despotique et impitoyable. Siéger tout le jour
dans un tribunal, entouré de hideux instruments
de torture, insensible aux gémissements et aux
cris douloureux arrachés aux vieillards, aux
jeunes gens et aux femmes ; interroger froidement un
malheureux étendu sur un chevalet, et dont tous
les membres tressaillent dans l'agonie, pendant qu'on
en exécute un autre, condamné à
périr sous le fouet garni de plomb ; et
après de pareilles scènes aller chercher
le repos, et se lever le lendemain avec une nouvelle
ardeur pour les recommencer, quelle occupation ! quel
emploi digne d'envie pour les membres du barreau romain ! On avait été jusqu'en Sicile chercher
Tertullus, destiné à ces fonctions : non
pas qu'il fût cruel ; mais cet homme, au cœur
froid et glacé, était également
inaccessible à la pitié et à la
partialité. Son tribunal fut la première
école de Corvinus ; dès son jeune
âge, il y passait de longues heures assis aux
pieds de son père, jouissant avec délices
du spectacle cruel qu'il avait sous les yeux, et se
montrant fort irrité si quelqu'un
échappait au supplice. Il devint vulgaire,
grossier et brutal ; avant même qu'il fût
arrivé à l'âge d'homme, ses traits
défigurés, son visage couvert de taches,
ses yeux chassieux, dont l'un était à
moitié fermé, annonçaient
déjà un caractère dissolu et
l'habitude de la débauche. Sans aucun goût
délicat, sans aucune aptitude pour s'instruire,
on trouvait en lui un certain courage instinctif et la
force physique, unie à une forte dose de la plus
basse malice. Jamais il n'avait éprouvé
de sentiments généreux, ni cherché
à combattre ses passions mauvaises. Jamais
personne ne l'avait offensé sans devenir
aussitôt l'objet de sa haine et le but de sa
vengeance. Il avait juré de ne jamais pardonner,
surtout à deux personnes : à son ancien
maître d'école, qui l'avait souvent
châtié pour son mauvais caractère,
et à son ancien condisciple, qui avait
répondu avec tant de douceur à ses
brutales injures. La justice, la miséricorde, le
bien et le mal qu'on lui pouvait faire, tout lui
était également odieux.
Tertullus n'avait point de fortune à laisser
à son fils, et celui-ci semblait manquer du
génie qui la fonde. A ses yeux, devenir riche
était la chose du monde la plus importante ; car
la richesse, qui lui eût permis de satisfaire
tous ses désirs, lui apparaissait comme la
félicité suprême. Une riche
héritière, ou plutôt sa dot,
voilà tout simplement quel était le but
de ses efforts. Trop maladroit, trop timide, trop lourd
pour faire son chemin dans la société, il
chercha d'autres moyens, plus dignes de son cœur
dépravé, afin d'avancer ses projets
ambitieux et cupides. Sa conversation avec l'esclave
noire nous fera mieux connaître quels
étaient ces moyens.
«C'est la
quatrième fois que je viens vous trouver
à la Meta sudans, à une heure si
incommode. Quelles nouvelles m'apportez-vous ?
- Aucune : seulement ma maîtresse part
après-demain pour sa villa de Cajeta (5) ; naturellement je
l'accompagne. Il me faut encore de l'argent, pour que
je puisse continuer mes opérations en votre
faveur.
- Encore de l'argent ! mais je vous ai donné
tout ce que j'ai reçu de mon père depuis
plusieurs mois.
- Ignorez-vous donc qui est Fabiola ?
- Non, certes, c'est le plus riche parti de
Rome.
- La hautaine et fière Fabiola ne sera jamais
le prix d'une si facile victoire.
- Vous m'avez cependant promis que vos charmes et vos
philtres me garantiraient son consentement ou au moins
sa fortune. Que peut vous coûter tout cela ?
- Beaucoup assurément. Les plus précieux
ingrédients sont nécessaires et se payent
au poids de l'or. Croyez-vous que je puisse sortir
à une heure comme celle-ci, pour aller cueillir
des simples au milieu des tombeaux de la voie Appienne,
sans être convenablement
récompensée ? De quelle manière
comptez-vous seconder mes efforts ? Ne vous ai-je pas
dit que vous pourriez aussi m'aider à
réussir ?
- Et que puis-je faire ? La nature m'a refusé
la beauté et les talents qui s'emparent des
cœurs, j'ai plus de confiance dans votre art puissant
et ténébreux.
- Eh bien, laissez-moi vous donner un avis : si vous
n'avez ni la grâce ni les dons qui puissent vous
gagner le cœur de Fabiola...
- Vous voulez dire la fortune.
- Ils sont inséparables ; il est une chose
irrésistible, comptez-y bien, dont vous pouvez
vous munir.
- Qu'est-ce donc ?
- L'or.
- Et où le trouverai-je ? c'est justement cela
que je cherche». L'esclave noire sourit
malicieusement et dit : «Pourquoi ne vous le
procurez-vous pas comme Fulvius ?
- Qu'emploie-t-il pour cela ?
- Le sang !
- Qu'en savez-vous ?
- Il a un vieux domestique avec lequel j'ai fait
connaissance ; la noirceur de sa peau, moins
foncée que la mienne, est bien compensée
par celle de son cœur. Son langage et le mien ont
assez d'affinité pour nous permettre de
converser ensemble. Il m'a beaucoup questionnée
sur les poisons, et prétend me racheter pour
m'épouser ensuite et m'emmener dans son pays ; je crois avoir quelque chose de mieux que cela en vue ; enfin j'en ai tiré tout ce que je voulais.
- Que vous a-t-il dit ?
- Eh bien, il m'a dit que Fulvius avait
découvert une grande conspiration contre
l'empereur Dioclétien. Un méchant regard
de ce vieux coquin me fit comprendre que Fulvius
lui-même en était l'auteur ; il a
été envoyé à Rome avec de
puissantes recommandations pour s'y occuper de ce genre
d'affaires.
- Quant à moi, il peut m'arriver d'avoir
à châtier des conspirateurs ; mais je n'ai
pas le don de découvrir ou d'inventer des
complots.
- Il y a cependant un moyen facile.
- Quel est-il ?
- Dans mon pays il existe de très grands
oiseaux que l'on poursuit en vain avec les chevaux les
plus rapides ; si vous cherchez à vous en
emparer plus tranquillement, ils se contentent de
cacher leurs têtes, et sont les premiers à
se trahir.
- Que voulez-vous désigner ainsi ?
- Les chrétiens. Ne va-t-on pas bientôt
les persécuter encore ?
- Oui, plus cruellement que jamais.
- Alors suivez mon avis. Ne vous fatiguez point
à les poursuivre, pour conquérir,
après tout, un assez maigre butin. Soyez
vigilant ; tâchez de découvrir autour de
vous quelque riche proie, saisissez-la, prenez une
grosse part de la confiscation, et revenez avec une
bonne poignée d'or, vous en aurez deux en
retour. - Merci, merci, je vous comprends. Vous n'aimez
donc pas ces chrétiens ?
- Les aimer ? Je déteste cette race
entière. Les esprits que j'adore sont les
ennemis mortels de leur nom». Elle ajouta en
grimaçant un horrible sourire :
«Je soupçonne une de mes compagnes
d'être chrétienne. Oh ! combien je la
déteste !
- Qu'est-ce qui vous le fait supposer ?
- D'abord rien ne pourrait la décider à
mentir, et sa sotte franchise nous cause souvent les
plus grands ennuis.
- Bon ! après ?
- Ensuite elle méprise l'argent, les cadeaux,
et empêche qu'on ne nous en offre.
- De mieux en mieux !
- De plus, elle est...» Le dernier mot vint
mourir à l'oreille de Corvinus, qui
répondit :
«Je suis sorti de la ville aujourd'hui pour voir
entrer une caravane de vos compatriotes ; en
vérité, vous l'emportez sur eux
tous.
- Est-ce vrai ? s'écria joyeusement Afra ; qui était-ce ?
- Oh ! rien que des Africains (6), ajouta Corvinus en
riant : des lions, des panthères, des
léopards.
- Misérable ! osez-vous m'insulter !
- Allons, allons, ne vous fâchez pas. On les
fait venir précisément pour vous
débarrasser de vos odieux chrétiens.
Séparons-nous amicalement. Voici votre argent ; que ce soit le dernier. Prévenez-moi lorsque les
philtres commenceront à agir. Je n'oublierai
point votre avis à propos de l'or des
chrétiens ; c'est tout à fait de mon
goût.»
Pendant qu'il s'éloignait par la voie
Sacrée, elle feignit de s'acheminer par la rue
des Carinae, qui s'étend entre le Palatin et le
Coelius, puis se retourna, et le regardant de loin :
«Crois-tu, dit-elle, que pour un sot de ton
espèce, je vais faire des expériences sur
une personne du caractère de Fabiola ! »
Elle le suivit à distance ; Sébastien,
à son grand étonnement, crut la voir
entrer dans le vestibule du palais. Il prit
aussitôt la résolution de mettre Fabiola
sur ses gardes, en la prévenant de ce nouveau
complot, ce qui ne pouvait se faire avant qu'elle
revînt de la campagne.
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(1) «La
borne qui sue». C'était un
obélisque de briques revêtu de
marbre qui existe encore ; du sommet, l'eau
s'écoulait, en ruisselant alentour, dans
le bassin inférieur, et semblait
l'envelopper d'une couche de glace.
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(2) L'arc
de triomphe de Titus, sur lequel on a
représenté les dépouilles du
temple de Jérusalem.
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(3) L'arc
de Constantin s'élève exactement
à l'endroit où cette scène
se passe.
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(4) Endroit
oit l'on gardait les animaux destinés aux
jeux.
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(5) Gaète.
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(6) Nom
générique donné aux
bêtes féroces de l'Afrique, par
opposition aux ours et aux animaux des pays du
Nord.
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