Chapitre 11 Sommaire Chapitre 13


Loup et renard

Les insinuations de l'esclave africaine n'avaient pas été perdues pour l'âme sordide de Corvinus. La haine qu'elle avait vouée au christianisme avait une cause particulière. Une de ses anciennes maîtresses était devenue chrétienne et avait affranchi tous ses autres esclaves ; mais croyant qu'elle aurait tort d'abandonner à elle-même une personne d'un caractère aussi dangereux qu'Afra ou plutôt Jubala, son véritable nom, elle la vendit à un autre propriétaire.

Corvinus avait souvent rencontré Fulvius aux bains et en d'autres endroits publics ; il l'admirait et lui portait envie à cause de ses avantages extérieurs, de l'élégance de son costume et de la grâce de sa conversation. Mais sa timidité gauche et son caractère morose lui auraient toujours ôté le courage de lui parler, s'il n'avait appris que ses manières plus raffinées étaient celles d'un aussi profond scélérat que lui. L'esprit de Fulvius et son intelligence pouvaient suppléer aux qualités qui manquaient à sa triste personne, dont la force brutale et la stupide hardiesse seraient de précieux auxiliaires pour les qualités distinguées de Fulvius. Il tenait ce jeune étranger en son pouvoir par la découverte qu'il avait faite de son véritable rôle. Il se détermina donc à s'efforcer de gagner l'alliance de celui qui autrement pouvait devenir un rival dangereux.

Environ dix jours après l'entrevue que nous avons décrite, Corvinus alla se promener dans les jardins de Pompée qui environnaient le théâtre du même nom, dans le voisinage de la place Farnèse. Sous le règne de Carinus, un incendie avait récemment détruit ce qu'on appelait la scène de cet édifice ; Dioclétien l'avait réparée avec beaucoup de magnificence. Les jardins se distinguaient entre tous par des rangées de platanes qui donnaient un ombrage délicieux ; on y avait prodigué les ornements, les animaux sauvages sculptés dans la pierre, les fontaines, les ruisseaux artificiels.

Jardins romains, d'après une peinture antique
(La Peinture et l'Architecture antiques d'Herculanum, pp. 77-79 ; Naples, 1752

Corvinus, marchant avec distraction, aperçut Fulvius et se dirigea immédiatement vers lui.

«Que me voulez-vous ? demanda l'étranger en jetant un regard de surprise et de mépris sur les vêtements négligés de son interlocuteur.

- Je désire échanger avec vous quelques paroles qui pourraient tourner à votre avantage... et au mien.

- Qu'avez-vous à me proposer qui puisse tourner à mon avantage ? Quant au vôtre, je sais à quoi m'en tenir.

- Fulvius, je parle simplernent, et je ne prétends pas rivaliser avec vous de finesse et d'élégance ; nous sommes du même métier, et conséquemment nous serons d'accord.»

Fulvius tressaillit en rougissant, et reprit avec hauteur : «Que voulez-vous dire, misérable ?

- Si vous serrez les poings, répondit Corvinus, pour me faire admirer les riches anneaux qui chargent vos doigts délicats, c'est parfait ; mais si c'est une menace, je vous conseille fort de les cacher de nouveau sous les plis de votre toge : c'est plus gracieux.

- Finissons-en. Je vous le demande encore, que me voulez-vous ?

- Ceci, Fulvius.» Et il lui dit tout bas à l'oreille : «Vous êtes un espion et un délateur ! »

Fulvius chancela ; mais, se remettant : «De quel droit, dit-il, osez-vous proférer contre moi une aussi odieuse accusation ?

- Vous avez découvert, répondit Corvinus avec emphase, une conspiration en Orient, et Dioclétien...»

Fulvius l'interrompit : «Quel est votre nom, et qui êtes-vous ?

- Je suis Corvinus, fils de Tertullus, préfet de la cité.»

Cette réponse sembla tout expliquer. Fulvius ajouta d'un ton radouci : «Pas un mot de plus ici ; je vois des amis qui s'avancent. Venez me trouver demain au point du jour, avec un déguisement, dans la voie Patricienne (1), sous le portique des bains de Novatus. Nous y causerons plus à loisir.»

Corvinus rentra chez lui satisfait de son premier essai de diplomatie. Il emprunta aux esclaves de son père des vêtements encore plus misérables que les siens, et arriva au rendez-vous dès la pointe du jour. Il eut à attendre longtemps ; il commençait à perdre patience, lorsqu'il vit arriver son nouvel ami. Fulvius était soigneusement enveloppé dans un ample manteau qu'il avait rabattu sur sa tête. II salua Corvinus :

«Bonjour, camarade ; je crains de vous avoir fait attendre par cette froide matinée, d'autant plus que vous êtes légèrement vêtu.

- J'avoue, répliqua Corvinus, que j'aurais éprouvé de la fatigue, si certaines observations que je viens de faire ne m'avaient amusé autant qu'intrigué.

- Qu'est-ce donc ?

- Depuis l'aurore, et même longtemps, je crois, avant que je fusse ici, on a pu voir arriver de tous côtés, et entrer dans cette maison par une porte dérobée, située dans cette rue étroite, la plus rare collection d'êtres misérables que vous ayez jamais vue : aveugles, boiteux, estropiés, décrépits, gens affligés de toutes les difformités imaginables, tandis que par l'entrée principale pénétraient plusieurs personnes évidemment d'une autre classe.

- Savez-vous à qui appartient cette maison ? Elle semble vaste, mais en assez mauvais état.

- C'est la propriété d'un vieux patricien très riche et, dit-on, fort avare. Tenez, en voici d'autres qui approchent.»

A ce moment s'avançait un vieillard débile, courbé par l'âge, soutenu par une riante jeune fille qui causait gaiement avec lui en l'aidant à marcher.

«Nous voici arrivés, lui dit-elle ; encore quelques pas, et vous pourrez vous asseoir et vous reposer.

- Merci, mon enfant, répondit le pauvre vieillard ; que vous êtes bonne d'être venue me chercher de si grand matin !

- Je savais, dit-elle, que vous aviez besoin d'être aidé, et comme je suis la personne la plus inutile du monde, j'ai cru que je ferais bien d'aller vous prendre.

- J'avais toujours entendu dire que les aveugles étaient égoïstes, cela paraît naturel ; mais vous, Cécilia, vous êtes certainement une exception.

- Pas du tout ; c'est seulement ma manière de montrer mon égoïsme.

- Que voulez-vous dire ?

- D'abord je jouis de vos yeux, et puis j'ai la satisfaction de vous aider. Vous êtes «l'oeil de l'aveugle», et moi «le pied du boiteux» (2). Comme elle disait ces mots, ils arrivèrent à la porte.

«Cette fille est aveugle, dit Fulvius à Corvinus ; ne remarquez-vous pas comme elle marche avec assurance, sans regarder à droite ou à gauche ?

- C'est vrai, répondit l'autre. Cependant cette maison ne me semble pas être l'endroit dont on a tant parlé, où se réunissent les mendiants, où les aveugles voient, les boiteux marchent, et où tous festoient ensemble. Du reste, ils sont bien différents de ceux que l'on rencontre sur le pont d'Aricia (3). Ils ont l'air respectables et même gais ; pas un ne m'a demandé l'aumône en passant.

- C'est fort étrange, et j'aimerais à éclaircir ce mystère. Peut-être y aurait-il quelque bon coup à faire. Ne m'avez-vous pas dit que ce vieux patricien est très riche ?

- Immensément !

- Hum ! comment pénétrer dans la maison ?

- J'y suis ! je vais ôter mes chaussures, marcher à la façon d'un estropié, me joindre au premier groupe de ces étranges gens, et entrer bravement, en imitant toutes leurs actions.

- Vous aurez peine à réussir ; soyez sûr que chacun de ces mendiants est connu de la maison.

- Je suis sûr du contraire ; car plusieurs d'entre eux m'ont demandé si c'était là que demeurait la noble Agnès.

- Qui ? demanda Fulvius en tressaillant.

- Qu'avez-vous donc ? s'écria Corvinus. C'est la maison de ses parents ; mais elle est plus connue qu'eux ; car c'est une riche héritière, presque aussi riche que sa cousine Fabiola.»

Fulvius s'arrêta un moment : un violent soupçon, trop subtil et trop important pour être communiqué à son grossier compagnon, traversa son esprit. Il dit donc à Corvinus :

«Si vous êtes certain que ce ne sont point des familiers de la maison, essayez votre plan. Comme j'ai déjà rencontré dans le monde la noble Agnès, je vais risquer de pénétrer par la porte principale. Nous aurons ainsi double chance.

- Savez-vous à quoi je songe, Fulvius ?

- Sans doute quelque idée lumineuse.

- Je crois que lorsque nous entreprendrons une affaire ensemble, nous aurons toujours deux chances de notre côté.

- Lesquelles ?

- Celle du renard et celle du loup quand ils s'unissent pour piller une bergerie.»

Fulvius lui jeta un regard de mépris, auquel Corvinus répondit par un ricanement hideux ; et ils se séparèrent pour se rendre à leurs postes respectifs.


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(1) Le vicus Patricius.

(2) Job, XXIX, 15.

(3) L'endroit le plus célèbre dans le voisinage de Rome, à cause de ses mendiants criards et importuns.